Chapitre Un
Un vacarme assourdissant m’arrache aux bras accueillants de Morphée.
Le cœur battant, je m’assois brusquement.
J’ai besoin d’un moment pour localiser la source du bruit désagréable.
C’est mon téléphone.
J’attrape l’engin diabolique et je regarde l’identifiant de l’appelant.
Au lieu d’un numéro, il est écrit « Numéro privé ».
— Non, dis-je au potentiel démarcheur téléphonique inconnu. Je ne décroche pas quand je ne sais pas qui appelle.
Le téléphone continue à sonner avec insistance. Je tapote donc l’écran afin de rejeter l’appel et j’attends de voir si la personne laisse un message vocal.
Ce n’est pas le cas.
Je vois alors l’heure de la journée et cela me met tellement en colère que je jette presque le téléphone contre le mur. C’est l’heure à laquelle je me lève habituellement pour aller au travail, mais je n’ai pas besoin de m’y rendre aujourd’hui… c’est un des rares avantages d’avoir démissionné d’un travail qui rapporte.
Ce qui rend les choses encore plus difficiles, c’est que je suis encore extrêmement vaseuse. Manifestement, je n’ai pas rattrapé mon sommeil après avoir travaillé toute une nuit pour Nero.
Cet enfoiré manipulateur.
Mon estomac gargouille.
Puisque je suis réveillée, je ferai aussi bien d’aller manger quelque chose.
Je me lève et j’enfile un jogging et un tee-shirt confortables pour célébrer mon chômage, puis je me traîne jusqu’à la salle de bains.
L’hématome à l’épaule causé par l’orque semble violet-jaune dans le miroir de la salle de bains, mais il ne fait pas trop mal : sans doute grâce aux compresses de petits pois surgelés.
Des odeurs délicieuses me parviennent depuis la cuisine et mon nez m’y entraîne.
— Il ne s’agit pas seulement de mes affaires matérielles, dit Felix à Fluffster, dont la minuscule coupelle d’avoine côtoie l’assiette de pancakes de Felix. J’ai failli être tué.
— Bonjour.
Je me dirige tout droit vers le comptoir où j’attrape une assiette sur laquelle je pose des pancakes.
— Comment ça va ?
— Felix boude, répond mentalement Fluffster, et l’expression de mon chinchilla/domovoi se rapproche — autant que c’est possible chez un rongeur — d’un sourire narquois. D’abord, il s’est plaint d’avoir dormi sur le canapé du salon, puis il a dit qu’il ne trouverait jamais de femelle, et maintenant il est contrarié parce que…
— C’était une conversation privée.
Felix pointe sa fourchette vers le corps poilu de Fluffster d’un air menaçant.
Je fixe la fourchette, incrédule. Felix a-t-il oublié la veille, quand Fluffster a transformé une succube droguée de sexe en smoothie sanglant ?
— Sasha sait ce qui est arrivé, répond Fluffster comme s’il n’y avait aucune fourchette près de lui. En quoi est-ce donc privé ?
— Et je pense que tu trouveras une femelle, Felix, dis-je en m’asseyant avec mes pancakes avant d’ajouter : « Un jour » avec un clin d’œil.
Je pique le délice plein de glucides du bout de la fourchette.
— Particulièrement si l'on définit le mot « femelle » de façon très large.
La porte d’entrée s’ouvre brusquement, interrompant l’objection de Felix. Il regarde son téléphone, vérifiant sans doute la vidéo de sécurité, et il nous informe :
— C’est Ariel.
— Enfin, dit Fluffster dans ma tête, et je l’envie d’être aussi éloquent en ayant la bouche pleine d’avoine. Elle n’est jamais rentrée hier soir.
— Nous sommes dans la cuisine, crié-je pour m’assurer qu’Ariel ne pense pas pouvoir se cacher dans sa chambre en faisant semblant que tout va bien. Il y a des pancakes.
Je porte enfin un morceau de pancake à ma bouche et l’explosion de saveurs me fait gémir de bonheur.
— Ils sont faits avec des pommes de terre, explique Felix d’un ton bourru, son air boudeur s’estompant. C’est un plat russe traditionnel.
Il ajoute d’un air plus sombre :
— Après avoir failli être tué, j’avais envie de manger quelque chose que ma mère me préparait quand j’étais petit.
— Salut, tout le monde, dit Ariel avec l’enthousiasme d’un enfant hyperactif shooté au chocolat et aux amphétamines. Je suis contente de voir que Fluffster va bien. Et vous autres ?
Elle porte les vêtements d’hier soir, mais elle a dû faire quelque chose à son maquillage, car elle semble rayonner de l’intérieur.
— C’est une longue histoire, dit Felix en échangeant un regard confus avec moi.
S’il pense ce que je pense, il a le droit d’être perplexe. Son comportement ne correspond pas du tout à la gêne qu’elle pourrait avoir après avoir découché.
Ariel et Gaius sont-ils amoureux ? Après tout, les films montrent que l’on agit bizarrement dans cet état-là.
Ou alors, a-t-elle un nouveau moyen de soigner son stress post-traumatique ?
Comme pour éviter mes interrogations, Ariel tourbillonne dans la cuisine en véritable tornade, utilisant sans doute ses pouvoirs de Consciente afin de bouger si vite. Avant même que je puisse épeler « mal des transports », elle est déjà assise à table avec une assiette remplie de pancakes, une fourchette, un couteau et un air impatient sur son visage parfait.
— Racontez-moi ce qui est arrivé, dit-elle avec enthousiasme en fourrant un pancake à la pomme de terre dans sa bouche.
Même quand elle mâche, on a l’impression qu’elle est en avance rapide.
Je m’éclaircis la gorge.
— Bon, tu te souviens de Harper, la chose qui a utilisé le sexe en me tuant presque à l’Earth Club ? Eh bien, il – ou plutôt elle – était là hier soir.
Ariel me regarde bouche bée et elle avale bruyamment son troisième pancake.
— Je savais que c’était une elle, mais que faisait-elle ici ?
— Tu savais que c’était une femelle et tu ne me l’as pas dit ?
Je coupe violemment un pancake en deux avec ma fourchette.
— Je n’étais pas au courant que tu ne le savais pas, répond Ariel en haussant les épaules. Pour moi, son sexe était évident.
— Peu importe.
Felix réajuste son assiette.
— Ce qui est important, c’est qu’elle a essayé de nous tuer hier soir. Et elle a presque réussi, mais Fluffster m’a sauvé.
Fluffster gonfle fièrement la queue et se redresse, ce qui lui donne un air de suricate et non pas le charisme qu’il cherchait sans doute.
Ariel laisse tomber sa fourchette et fixe Felix et moi avec des regards accusateurs.
— Vous avez quitté la maison après que je vous ai déposés ? Mais alors comment Fluffster...
— Non, dis-je. Elle était ici, à l’appartement, juste après que tu m’aies déposée.
Ariel pâlit.
— Comment une succube a-t-elle pu être invitée…
Elle regarde Felix et se frappe le front.
— C’était ton rendez-vous ?
Elle poursuit en levant la voix :
— Tu as invité une succube dans notre maison ?
— Il n’y avait pas d’aura. Comment étais-je censé le savoir ?
— L’odeur, répondons-nous en chœur.
— Quelle odeur ?
Felix renifle l’air comme si l’odeur d’Harper pouvait être encore présente.
— Vous parlez de son parfum ? Il sentait très bon, mais…
— Oublie ça, dit Ariel dont les épaules s’affaissent à tel point que j’ai peur qu’elles touchent le sol. Vous n’allez pas en boîte, alors vous n’avez jamais rencontré personne de cette espèce. Ceci est entièrement de ma faute. J’aurais dû être là.
Elle se couvre le visage avec les mains.
— Je suis tellement désolée.
— Écoute, dis-je d’un ton consolateur, mise mal à l’aise par son changement d’humeur soudain. Tout va bien. Avec Fluffster auprès de nous, rien de mauvais ne peut nous arriver. Pas à l’intérieur de cet appartement.
La queue de Fluffster gonfle tellement qu’elle est à présent plus grosse que le reste de son corps.
— Dites-moi exactement ce qui est arrivé.
Ariel baisse les mains, mais son visage est toujours inhabituellement pâle.
— Chaque petit détail.
Felix et moi expliquons tour à tour. Il commence par sa rencontre avec Harper et comment elle l’a charmé. Il explique qu’il l’a invitée à venir regarder Netflix comme Ariel l’avait elle-même suggéré. Je lui raconte ensuite que je suis entrée dans l’appartement, que j’ai senti l’ennemie et que j’ai essayé de me battre contre elle, puis comment Fluffster l’a achevée.
— Je suis vraiment désolée, répète Ariel quand nous avons terminé. J’aurais dû être présente. Je n’ai aucune excuse. Si la situation avait pris une autre tournure, je… elle arrête de parler et une larme coule le long de sa joue.
Felix et moi échangeons des regards extrêmement inquiets. Felix, comme moi, pensait sans doute que les canaux lacrymaux d’Ariel avaient cessé de fonctionner depuis longtemps.
— Se peut-il qu’elle soit bipolaire ? demande Fluffster, probablement dans ma tête seulement.
Le petit gars est manifestement sur la même longueur d’onde que moi.
— J’ai vu quelque chose là-dessus sur YouTube.
Je hausse les épaules en regardant le chinchilla.
— Je suis désolée, marmonne à nouveau Ariel avant d’enfourner un pancake.
— J’ai une question, dis-je pour éviter qu’elle recommence à s’excuser. Pouvons-nous avoir des problèmes avec le Conseil à cause de la mort d’Harper ?
Ariel avale sa nourriture.
— Vous avez agi en autodéfense. Et surtout, elle n’avait pas d’aura, alors elle n’était pas sous la protection du Mandat.
Sa voix redevient un peu plus calme.
— En fait, si les autorités humaines venaient fouiller par ici, nous pourrions faire appel au Conseil pour que les policiers détournent le regard.
Je lève un sourcil.
— Ah bon ?
— Imagine qu’un Conscient avec sa longue vie reçoive une condamnation à perpétuité, intervient joyeusement Felix. Leur vieillissement lent pourrait être remarqué au bout d’un moment, sans parler de ce qui arrive lorsque la condamnation correspond à un nombre d’années qui dépasse l’espérance de vie humaine.
Ariel fronce les sourcils.
— Mais que ce ne soit pas une excuse pour rompre les lois humaines. Par exemple, si tu pirates la base de données d’une banque importante — elle jette un regard appuyé en direction de Felix — le Conseil pourrait décider de te laisser moisir en prison pendant un moment, particulièrement si tu n’as pas des pouvoirs tape-à-l’œil qui…
— Pourquoi tout le monde répète-t-il les secrets aujourd’hui ? grommelle Felix. Je te le révèle cette unique fois…
— Tu te vantes toujours de tes piratages, dis-je pour défendre Ariel. L’autre jour tu m’as dit que tu étais entré dans la base de données des permis de conduire.
Felix me jette un regard irrité et enfourne également un pancake.
— Pourquoi Harper ne faisait-il pas partie du Mandat ? Elle ne semblait pas trop jeune. Son espèce est-elle également persona non grata… comme les nécromanciens ?
— Non, répond Ariel. C’est le cas de très peu de types de Conscients.
Felix s’éclaircit la gorge.
— Il est probable qu’ils sont tous venus ici depuis les Autremondes. Quand tu m’as parlé de ta vision de la conversation entre Chester et Beatrice, il a dit quelque chose au sujet de « ici » et des « attitudes libérales ». Je me demande donc si nos méchants viennent d’un monde précédant le Mandat. Ces endroits ont parfois des attitudes négatives concernant les couples mélangeant différents types de Conscients… et parfois, comme les sociétés les plus conservatrices ici, concernant les relations homosexuelles.
Je ressens une pointe de pitié pour Béatrice et Harper. Si Felix a raison, tout ce qu’elles voulaient était de vivre en paix, mais Chester en a profité, envoyant Béatrice vers son sort fatidique.
D’un autre côté, être la victime de préjugés dans un monde éloigné n’est pas une raison pour accepter de me tuer. Ce choix, quelles qu’en soient ses raisons, est la cause de la mort de Béatrice. Idem pour Harper… même si je dois admettre que ses actions sont encore plus faciles à comprendre.
Si quelqu’un avait tué une personne que j’aime, ne voudrais-je pas me venger ?
Felix continue d’un air sombre :
— Autrement, s’ils sont bien d’ici, Harper n’a peut-être pas subi le Mandat parce que sa petite amie, étant nécromancienne, n’y avait pas droit.
Ariel prend un air pensif.
— C’est logique.
— Ah bon ? dis-je.
— Imagine avoir un amant et ne pas pouvoir lui parler de ce qu’il y a de plus important dans ta vie, dit Felix.
Je hoche la tête, me souvenant comment Ariel avait saigné du nez, des yeux et des oreilles quand je lui avais posé des questions précises sur le monde des Conscients avant que je sois placée sous le Mandat.
Le téléphone d’Ariel reçoit un texto, rompant le silence momentané.
Elle y jette un coup d’œil, puis elle lève la tête d’un air coupable.
— Je dois partir.
— Est-ce le travail ? dis-je d’un ton aussi décontracté que possible. Ou bien…
— Je vous vois plus tard, répond-elle comme si elle ne m’avait pas entendue.
Elle reprend alors son imitation du diable de Tasmanie, nettoyant derrière elle et quittant la cuisine assez vite pour dépasser les limitations de vitesse de l’autoroute.
Felix et moi mangeons en silence jusqu’à ce que nous entendions la porte de la chambre d’Ariel claquer, ce qui signifie avec un peu de chance qu’elle vient de changer de tenue. Puis la porte d’entrée claque elle aussi, suivie par le bruit des clés verrouillant la porte.
Je regarde Felix.
— Est-ce seulement moi, ou bien les allées et venues d’Ariel deviennent-elles un peu étranges ? Elle ne s’est même pas douchée.
— En général, elle se rend à l’hôpital à cette heure-ci, c’est peut-être ça ? dit-il sans conviction.
— Je suis inquiet, dit mentalement Fluffster en résumant parfaitement mon sentiment.
Felix termine son petit-déjeuner avant de déclarer :
— Gardons un œil sur elle. Moi aussi, je dois filer maintenant. Dans mon cas, c’est au travail.
— Je vais ranger.
L’appétit gâché, je mange mon dernier pancake sans réfléchir.
— Merci d’avoir fait le petit-déjeuner.
— Fluffster m’a parlé de Nero, dit Felix en se levant. Je suis sûr que tu peux obtenir un autre mentor… et un emploi.
Je hoche la tête, mais lorsque Felix quitte la pièce, je m’adresse au chinchilla :
— Je ne savais pas que tu étais une si grande commère, Fluffster.
— Je m’inquiétais seulement des finances, répond-il, perplexe. Tu me l’as dit à Ariel et moi, alors je me suis dit que Felix pouvait le savoir également.
— Je te taquine, c’est tout. J’allai évidemment le dire à Felix.
Je le gratte derrière l’oreille, puis je finis mon assiette et je commence à ranger.
Au moment où j’ai presque terminé dans la cuisine, je ressens une étrange sensation au creux de l’estomac, et une vague de peur me submerge. Cela ressemble à ce que j’ai ressenti quand les orques de Nero ont causé les accidents pour moi l’autre jour, sauf que je sais que je devrais être en sécurité ici, en présence de Fluffster.
Le téléphone sonne dans ma chambre.
Est-ce la source de mon malaise ?
Je me lève avec précaution afin d’éviter de trébucher et de créer une prophétie autoréalisatrice, puis je me précipite dans ma chambre et je jette un coup d’œil à l’identifiant de l’appelant.
C’est un numéro privé.
Tout comme ce matin.