II-2

2975 Worte
Il jeta un coup d’œil sur Buteau et sur Jésus-Christ, qui ne bougèrent pas, les yeux au loin, comme à cent lieues de ce qu’il disait. – Mais, quoi ? Voulez-vous que je prenne du monde, des étrangers qui pilleront chez nous ? Non, les serviteurs, ça coûte trop cher, ça mange le gain, au jour d’aujourd’hui... Moi, je ne peux donc plus. Cette saison, tenez ! des dix-neuf setiers que je possède, eh bien ! j’ai eu à peine la force d’en cultiver le quart, juste de quoi manger, du blé pour nous et de l’herbe pour les deux vaches... Alors, ça me fend le cœur, de voir cette bonne terre qui se gâte. Oui, j’aime mieux tout lâcher que d’assister à ce m******e. Sa voix s’étrangla, il eut un grand geste de douleur et de résignation. Près de lui, sa femme, soumise, écrasée par plus d’un demi-siècle d’obéissance et de travail, écoutait. – L’autre jour, continua-t-il, en faisant ses fromages, Rose est tombée le nez dedans. Moi, ça me casse, rien que de venir en carriole au marché... Et puis, la terre, on ne l’emporte pas avec soi, quand on s’en va. Faut la rendre, faut la rendre... Enfin, nous avons assez travaillé, nous voulons crever tranquilles... N’est-ce pas, Rose ? – C’est ça même, comme le bon Dieu nous voit ! dit la vieille. Un nouveau silence régna, très long. Le notaire achevait de se couper les ongles. Il finit par remettre le canif sur son bureau, en disant : – Oui, ce sont des raisons raisonnables, on est souvent forcé de se résoudre à la donation... Je dois ajouter qu’elle offre une économie aux familles, car les droits d’héritage sont plus forts que ceux de la démission de biens... Buteau, dans son affectation d’indifférence, ne put retenir ce cri : – Alors, c’est vrai, monsieur Baillehache ? – Mais sans doute. Vous allez y gagner quelques centaines de francs. Les autres s’agitèrent, le visage de Delhomme lui-même s’éclaira, tandis que le père et la mère partageaient aussi cette satisfaction. C’était entendu, l’affaire était faite, du moment que ça coûtait moins. – Il me reste à vous présenter les observations d’usage, ajouta le notaire. Beaucoup de bons esprits blâment la démission de biens, qu’ils regardent comme immorale, car ils l’accusent de détruire les liens de famille... On pourrait en effet citer des faits déplorables, les enfants se conduisent des fois très mal, lorsque les parents se sont dépouillés... Les deux fils et la fille l’écoutaient, la bouche ouverte, avec des battements de paupières et un frémissement des joues. – Que papa garde tout, s’il a ces idées ! interrompit sèchement Fanny, très susceptible. – Nous avons toujours été dans le devoir, dit Buteau. – Et ce n’est pas le travail qui nous fait peur, déclara Jésus-Christ. D’un geste, M. Baillehache les calma. – Laissez-moi donc finir ! Je sais que vous êtes de bons enfants, des travailleurs honnêtes ; et, avec vous, il n’y a certainement pas de danger que vos parents se repentent un jour. Il n’y mettait aucune ironie, il répétait la phrase amicale, que vingt-cinq ans d’habitude professionnelle arrondissaient sur ses lèvres. Mais la mère, bien qu’elle n’eût pas semblé comprendre, promenait ses yeux bridés, de sa fille à ses deux fils. Elle les avait élevés tous les trois, sans tendresse, dans une froideur de ménagère qui reproche aux petits de trop manger sur ce qu’elle épargne. Le cadet, elle lui gardait rancune de ce qu’il s’était sauvé de la maison, lorsqu’il gagnait enfin ; la fille, elle n’avait jamais pu s’accorder avec elle, blessée de se heurter à son propre sang, à une gaillarde active, chez qui inintelligence du père s’était tournée en orgueil ; et son regard ne s’adoucissait qu’en s’arrêtant sur l’aîné, ce chenapan qui n’avait rien d’elle ni de son mari, cette mauvaise herbe poussée on ne savait d’où, et que peut-être pour cela elle excusait et préférait. Fouan, lui aussi, avait regardé ses enfants, l’un après l’autre, avec le sourd malaise de ce qu’ils feraient de son bien. La paresse de l’ivrogne l’angoissait moins encore que la convoitise jouisseuse des deux autres. Il hocha sa tête tremblante : à quoi bon se manger le sang, puisqu’il le fallait ! – Maintenant que le partage est résolu, reprit le notaire, il s’agit de régler les conditions. Êtes-vous d’accord sur la rente à servir ? Du coup, tous redevinrent immobiles et muets. Les visages tannés avaient pris une expression rigide, la gravité impénétrable de diplomates abordant l’estimation d’un empire. Puis, ils se tâtèrent d’un coup d’œil, mais personne encore ne parla. Ce fut le père qui, de nouveau, expliqua les choses. – Non, monsieur Baillehache, nous n’en avons pas causé, nous avons attendu d’être tous ensemble, ici... Mais c’est bien simple, n’est-ce pas ? J’ai dix-neuf setiers, ou neuf hectares et demi, comme on dit à cette heure. Alors, si je louais, ça ferait donc neuf cent cinquante francs, à cent francs l’hectare... Buteau, le moins patient, sauta sur sa chaise. – Comment ! à cent francs l’hectare ! est-ce que vous vous foutez de nous, papa ? Et une première discussion s’engagea sur les chiffres. Il y avait un setier de vigne : ça, oui, on l’aurait loué cinquante francs. Mais est-ce qu’on aurait jamais trouvé ce prix pour les douze setiers de terre de labour, et surtout pour les six setiers de prairies naturelles, ces prés du bord de l’Aigre, dont le foin ne valait rien ? Les terres de labour elles-mêmes n’étaient guère bonnes, un bout principalement, celui qui longeait le plateau, car la couche arable s’amincissait à mesure qu’on approchait du vallon. – Voyons, papa, dit Fanny d’un air de reproche, il ne faut pas nous fiche dedans. – Ça vaut cent francs l’hectare, répétait le vieux avec obstination en se donnant des claques sur la cuisse. Demain, je louerai à cent francs, si je veux... Et qu’est-ce que ça vaut donc, pour vous autres ? Dites un peu voir ce que ça vaut ? – Ça vaut soixante francs, dit Buteau. Fouan, hors de lui, maintenait son prix, entrait dans un éloge outré de sa terre, une si bonne terre, qui donnait du blé toute seule, lorsque Delhomme, silencieux jusque-là, déclara avec son grand accent d’honnêteté : – Ça vaut quatre-vingts francs, pas un sou de plus, pas un sou de moins. Tout de suite, le vieux se calma. – Bon ! mettons quatre-vingts, je veux bien faire un sacrifice pour mes enfants. Mais Rose, qui l’avait tiré par un coin de sa blouse, lâcha un seul mot, la révolte de sa ladrerie : – Non, non ! Jésus-Christ s’était désintéressé. La terre ne lui tenait plus au cœur, depuis ses cinq ans d’Afrique. Il ne brûlait que d’un désir, avoir sa part, pour battre monnaie. Aussi continuait-il à se dandiner d’un air goguenard et supérieur. – J’ai dit quatre-vingts, criait Fouan, c’est quatre-vingts ! Je n’ai jamais eu qu’une parole : devant Dieu, je le jure !... Neuf hectares et demi, voyons, ça fait sept cent soixante francs, en chiffres ronds huit cents... Eh bien ! la pension sera de huit cents francs, c’est juste ! Violemment, Buteau éclata de rire, pendant que Fanny protestait d’un branle de la tête, comme stupéfiée. Et M. Baillehache, qui, depuis la discussion, regardait dans son jardin, les yeux vagues, revint à ses clients, sembla les écouter en se tirant les favoris de son geste maniaque, assoupi par la digestion du fin déjeuner qu’il avait fait. Cette fois pourtant, le vieux avait raison : c’était juste. Mais les enfants, échauffés, emportés par la passion de conclure le marché au plus bas prix possible, se montraient terribles, marchandaient, juraient, avec la mauvaise foi des paysans qui achètent un cochon. – Huit cents francs ! ricanait Buteau. C’est donc que vous allez vivre comme des bourgeois ?... Ah bien ! huit cents francs, on mangerait quatre ! dites tout de suite que c’est pour vous crever d’indigestion ! Fouan ne se fâchait pas encore. Il trouvait le marchandage naturel, il faisait simplement face à ce déchaînement prévu, allumé lui aussi, allant carrément jusqu’au bout de ses exigences. – Et ce n’est pas tout, minute !... Nous gardons jusqu’à notre mort la maison et le jardin, bien entendu... Puis, comme nous ne récolterons plus rien, que nous n’aurons plus les deux vaches, nous voulons par an une pièce de vin, cent fagots, et par semaine dix l****s de lait, une douzaine d’œufs et trois fromages. – Oh ! papa ! gémit douloureusement Fanny atterrée, oh ! papa ! Buteau, lui, ne discutait plus. Il s’était levé d’un bond, il marchait avec des gestes brusques ; même il avait enfoncé sa casquette, pour partir. Jésus-Christ venait également de quitter sa chaise, inquiet à l’idée que toutes ces histoires pouvaient faire manquer le partage. Seul, Delhomme restait impassible, un doigt contre son nez, dans une attitude de profonde réflexion et de gros ennui. Alors, M. Baillehache sentit la nécessité de hâter un peu les choses. Il secoua son assoupissement, et en fouillant ses favoris d’une main plus active : – Vous savez, mes amis, que le vin, les fagots, ainsi que les fromages et les œufs, sont dans les usages... Mais il fut interrompu par une volée de phrases aigres. – Des œufs avec des poulets dedans, peut-être ! – Est-ce que nous buvons notre vin ? nous le vendons ! – Ne rien foutre et se chauffer, c’est commode, lorsque vos enfants s’esquintent ! Le notaire, qui en avait entendu bien d’autres, continua avec flegme : – Tout ça, ce n’est pas à dire... Saperlotte ! Jésus-Christ, asseyez-vous donc ! Vous bouchez le jour, c’est agaçant !... Et voilà qui est entendu, n’est-ce pas, vous tous ? Vous donnerez les redevances en nature, parce que vous vous feriez montrer au doigt... Il n’y a donc que le chiffre de la rente à débattre... Delhomme, enfin, fit signe qu’il avait à parler. Chacun venait de reprendre sa place, il dit lentement, au milieu de l’attention générale : – Pardon, ça semble juste, ce que demande le père. On pourrait lui servir huit cents francs, puisque c’est huit cents francs qu’il louerait son bien... Seulement, nous ne comptons pas ainsi, nous autres. Il ne nous loue pas la terre, il nous la donne, et le calcul est de savoir ce que lui et la mère ont besoin pour vivre... Oui, pas davantage, ce qu’ils ont besoin pour vivre. – En effet, appuya le notaire, c’est ordinairement la base que l’on prend. Et une autre querelle s’éternisa. La vie des deux vieux fut fouillée, étalée, discutée besoin par besoin. On pesa le pain, les légumes, la viande ; on estima les vêtements, rognant sur la toile et sur la laine ; on descendit même aux petites douceurs, au tabac à fumer du père, dont les deux sous quotidiens, après des réclamations interminables, furent fixés à un sou. Lorsqu’on ne travaillait plus, il fallait savoir se réduire. Est-ce que la mère, elle aussi, ne pouvait se passer de café noir ? C’était comme leur chien, un vieux chien de douze ans qui mangeait gros, sans utilité : il y avait beau temps qu’on aurait dû lui allonger un coup de fusil. Quand le calcul se trouva terminé, on le recommença, on chercha ce qu’on allait supprimer encore, deux chemises, six mouchoirs par an, un centime sur ce qu’on avait mis par jour pour le sucre. Et, en taillant et retaillant, en épuisant les économies infimes, on arriva de la sorte à un chiffre de cinq cent cinquante et quelques francs, ce qui laissa les enfants agités, hors d’eux, car ils s’entêtaient à ne pas dépasser cinq cents francs tout ronds. Cependant, Fanny se lassait. Elle n’était pas mauvaise fille, plus pitoyable que les hommes, n’ayant point encore le cœur et la peau durcis par la rude existence au grand air. Aussi parlait-elle d’en finir, résignée à des concessions. Jésus-Christ, de son côté, haussait les épaules, très large sur l’argent, envahi même d’un attendrissement d’ivrogne, prêt à offrir un appoint sur sa part, qu’il n’aurait du reste jamais payé. – Voyons, demanda la fille, ça va-t-il pour cinq cent cinquante ? – Mais oui, mais oui ! répondit-il. Faut bien qu’ils nocent un peu, les vieux ! La mère eut pour son aîné un regard souriant et mouillé d’affection ; tandis que le père continuait la lutte avec le cadet. Il n’avait cédé que pas à pas, bataillant à chaque réduction, s’entêtant sur certains chiffres. Mais, sous l’opiniâtreté froide qu’il montrait, une colère grandissait en lui, devant l’enragement de cette chair, qui était la sienne, à s’engraisser de sa chair, à lui s***r le sang, vivant encore. Il oubliait qu’il avait mangé son père ainsi. Ses mains s’étaient mises à trembler, il gronda : – Ah ! fichue graine ! dire qu’on a élevé ça et que ça vous retire le pain de la bouche !... J’en suis dégoûté, ma parole ! j’aimerais mieux pourrir déjà dans la terre... Alors, il n’y a pas moyen que vous soyez gentils, vous ne voulez donner que cinq cent cinquante ? Il consentait, lorsque sa femme, de nouveau, le tira par sa blouse, en lui soufflant : – Non, non ! – Ce n’est pas tout ça, dit Buteau après une hésitation, et l’argent de vos économies ?... Si vous avez de l’argent, n’est-ce pas ? vous n’allez pas bien sûr accepter le nôtre. Il regardait son père fixement, ayant réservé ce coup pour la fin. Le vieux était devenu très pâle. – Quel argent ? demanda-t-il. – Mais l’argent placé, l’argent dont vous cachez les titres. Buteau, qui soupçonnait seulement le magot, voulait se faire une certitude. Certain soir, il avait cru voir son père prendre, derrière une glace, un petit rouleau de papiers. Le lendemain et les jours suivants, il s’était mis aux aguets ; mais rien n’avait reparu, il ne restait que le trou vide. Fouan, de blême qu’il était, devint subitement très rouge, sous le flot de sa colère qui éclatait enfin. Il se leva, cria avec un furieux geste : – Ah ! ça, nom de Dieu ! vous fouillez dans mes poches, maintenant ! Je n’ai pas un sou, pas un liard de placé. Vous avez trop coûté pour ça, mauvais bougres !... Mais est-ce que ça vous regarderait, est-ce que je ne suis pas le maître, le père ? Il semblait grandir, dans ce réveil de son autorité. Pendant des années, tous, la femme et les enfants, avaient tremblé sous lui, sous ce despotisme rude du chef de la famille paysanne. On se trompait, si on le croyait fini. – Oh ! papa, voulut ricaner Buteau. – Tais-toi, nom de Dieu ! continua le vieux, la main toujours en l’air, tais-toi, ou je cogne ! Le cadet bégaya, se fit tout petit sur sa chaise. Il avait senti le vent de la gifle, il était repris des peurs de son enfance, levant le coude pour se garer. – Et toi, Hyacinthe, n’aie pas l’air de rire ! et toi, Fanny, baisse les yeux !... Aussi vrai que le soleil nous éclaire, je vas vous faire danser, moi ! Il était seul debout et menaçant. La mère tremblait, comme si elle eût craint les torgnoles égarées. Les enfants ne bougeaient plus, ne soufflaient plus, soumis, domptés. – Vous entendez ça, je veux que la rente soit de six cents francs... Autrement, je vends ma terre, je la mets en viager. Oui, pour manger tout, pour que vous n’ayez pas un radis après moi... Les donnez-vous, les six cents francs ? – Mais, papa, murmura Fanny, nous donnerons ce que vous demanderez. – Six cents francs, c’est bien, dit Delhomme. – Moi, déclara Jésus-Christ, je veux ce qu’on veut. Buteau, les dents serrées de rancune, parut consentir par son silence. Et Fouan les dominait toujours, promenant ses durs regards de maître obéi. Il finit par se rasseoir, en disant : – Alors, ça va, nous sommes d’accord. M. Baillehache, sans s’émouvoir, repris de sommeil, avait attendu la fin de la querelle. Il rouvrit les yeux, il conclut paisiblement. – Puisque vous êtes d’accord, en voilà assez... Maintenant que je connais les conditions, je vais dresser l’acte... De votre côté, faites arpenter, divisez, et dites à l’arpenteur de m’envoyer une note contenant la désignation des lots. Lorsque vous les aurez tirés au sort, nous n’aurons plus qu’à inscrire après chaque nom le numéro tiré, et nous signerons. Il avait quitté son fauteuil, pour les congédier. Mais ils ne bougèrent pas encore, hésitant, réfléchissant. Est-ce que c’était bien tout ? n’oubliaient-ils rien, n’avaient-ils pas fait une mauvaise affaire, sur laquelle il était peut-être temps de revenir ? Trois heures sonnèrent, il y avait près de deux heures qu’ils étaient là. – Allez-vous-en, leur dit enfin le notaire. D’autres attendent. Ils durent se décider, il les poussa dans l’étude, où, en effet, des paysans, immobiles, raidis sur les chaises, patientaient ; tandis que le petit clerc suivait par la fenêtre une bataille de chiens, et que les deux autres, maussades, faisaient toujours craquer leurs plumes sur du papier timbré. Dehors, la famille demeura un moment plantée au milieu de la rue. – Si vous voulez, dit le père, l’arpentage sera pour après-demain, lundi. Ils acceptèrent d’un signe de tête, ils descendirent la rue Grouaise, à quelques pas les uns des autres. Puis, le vieux Fouan et Rose ayant tourné dans la rue du Temple, vers l’église, Fanny et Delhomme s’éloignèrent par la rue Grande. Buteau s’était arrêté sur la place Saint-Lubin, à se demander si le père avait ou n’avait pas de l’argent caché. Et Jésus-Christ, resté seul, après avoir rallumé son bout de cigare, entra en se dandinant au café du Bon Laboureur.
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