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Lucas
Le vendredi matin, je me réveille avec un mal de tête épouvantable qui accentue encore ma rage. J’ai à peine fermé l’œil, Diego et Eduardo m’ont tenu au courant, heure par heure de leurs recherches et il me faut deux cafés avant de reprendre forme humaine.
Rosa entre dans la cuisine au moment où je vais en sortir, elle est en jean au lieu de son costume de bonne traditionnel.
― Oh bonjour Lucas, dit-elle. Justement, je te cherchais.
― Ah bon ? J’essaie de ne pas la regarder trop méchamment. Je m’en veux encore d’avoir eu à décourager le petit penchant qu’elle a pour moi. Ce n’est pas de la faute de Rosa si ma prisonnière s’est échappée et je ne veux pas qu’elle subisse ma mauvaise humeur.
― Le Señor Esguerra dit que je peux aller explorer la ville aujourd’hui si je prends un garde avec moi, dit Rosa en me regardant avec inquiétude. Malgré mes efforts pour garder mon calme elle a dû sentir que j'étais en colère. Est-ce qu’il pourrait y en avoir un de libre ?
Je réfléchis à ce qu’elle me demande. Franchement, la réponse est non. Je veux que tous les gardes qui veillent sur la maison des parents de Nora y restent et il y a un quart d’heure Esguerra m’a envoyé un SMS pour me dire qu’il emmène Nora dans un parc, ce qui signifie qu’il aura besoin d’au moins une douzaine d’hommes.
― Je vais à Chicago aujourd’hui. Après un instant de réflexion, voici ma réponse : j’y ai rendez-vous. Tu peux venir avec moi si ça ne te dérange pas d’attendre un peu. Ensuite, je t’emmènerai où tu voudras et après le déjeuner il y aura quelqu’un d’autre pour me remplacer, si tu veux encore rester en ville.
― Oh, je… La peau bronzée de Rosa se met à rougir et ses yeux brillent d’excitation. Tu es sûr que ça ne te dérange pas ? Je n’ai pas besoin d’y aller aujourd’hui si…
― Non, ça va. Je me souviens que mercredi la jeune fille m’a dit qu’elle n’était encore jamais allée aux États-Unis. Je suis certain que tu es impatiente de voir la ville et ça ne me dérange pas.
Peut-être que sa compagnie me permettra de ne pas penser à Yulia et d’oublier que ma prisonnière est toujours en fuite.
Rosa bavarde sans interruption sur la route de Chicago et me raconte toutes les anecdotes qu’elle a lues en ligne sur la ville.
― Et tu savais qu’elle s’appelle la ville du vent à cause des hommes politiques qui ne vendent que du vent ? dit-elle quand je m’engage dans West Adam Street dans le centre-ville et que j’entre dans le parking souterrain d’un gratte-ciel de verre et d’acier. En fait, ça n’a rien à voir avec le vent qui souffle du lac. C’est dingue, non ?
― Oui, c’est incroyable, dis-je l’air absent en jetant un coup d’œil au téléphone quand nous sortons de la voiture. Je suis déçu, il n’y a pas de nouvelles de Diego. En remettant le téléphone dans ma poche, je contourne la voiture et j’ouvre la portière pour Rosa.
― Viens, lui dis-je. J’ai déjà cinq minutes de retard.
Rosa se dépêche derrière moi quand je me dirige vers l’ascenseur. Elle marche deux fois plus vite que moi et je ne peux m’empêcher de comparer sa démarche saccadée avec les enjambées gracieuses de Yulia qui a de si longues jambes. La bonne n’est pas aussi petite que la femme d’Esguerra, mais elle ne semble vraiment pas grande, surtout depuis que je me suis habitué à Yulia qui a une taille mannequin.
Putain, arrête de penser à elle. Mes mains se serrent dans ma poche alors que j’attends l’arrivée de l’ascenseur en prêtant une oreille distraite à Rosa qui me parle du Magnificent Mile. L’espionne est comme une écharde sous ma peau. En dépit de tous mes efforts, je ne pense à rien d’autre. Sans pouvoir m’en empêcher, je sors mon téléphone pour y jeter un nouveau coup d’œil.
Toujours rien.
― Alors, c’est quoi ce rendez-vous ? demande Rosa et je m’aperçois qu’elle me fixe en attendant ma réponse. C’est pour le Señor Esguerra ?
― Non, dis-je en remettant le téléphone dans ma poche ; c’est personnel.
― Ah bon. Elle semble vexée par le laconisme de ma réponse et je pousse un soupir en me souvenant qu’elle ne doit pas subir les effets de ma frustration. Elle n’a rien à voir avec Yulia et toute cette situation merdique.
― J’ai rendez-vous avec mon gestionnaire de portefeuille, dis-je au moment où s’ouvre la porte de l’ascenseur. J’ai juste besoin de savoir où en sont mes investissements.
― Ah, je vois dit Rosa en souriant tandis que nous entrons dans l’ascenseur. Tu as investi, comme le Señor Esguerra.
― Oui. J’appuie sur le bouton du dernier étage. Ce type est aussi son gestionnaire.
Fait tout en verre et en acier, l’ascenseur s’élance vers le haut, et en moins d’une minute nous arrivons dans un hall élégant et moderne.
Pour un type de vingt-six ans né dans un HLM, Jared Winters n’a pas à se plaindre.
Sa réceptionniste, une Japonaise mince dont il serait difficile de deviner l’âge se lève à notre arrivée.
― Mr Kent, dit-elle en me souriant poliment. Asseyez-vous, je vous en prie. Mr Winters sera à vous dans une minute. Puis-je vous offrir quelque chose à boire ainsi qu’à votre compagne ?
― Rien pour moi, merci. Je jette un coup d’œil à Rosa ; tu voudrais quelque chose ?
― Hum, non, merci, ça va. Elle ne quitte pas des yeux la baie vitrée et la ville qui s’étend sous nos pieds.
Avant que je n’aie le temps de m’asseoir sur l’un des fauteuils près de la fenêtre, un grand homme brun sort du bureau et vient vers moi.
― Désolé de vous avoir fait attendre, dit Winters en me tendant la main. Ses yeux verts brillent froidement derrière des lunettes sans monture. Je terminais juste un appel.
― Pas de souci, nous aussi nous sommes un peu en retard.
Il sourit et je le vois jeter un coup d’œil à Rosa qui est restée debout, elle semble absolument fascinée par la vue.
― Votre petite amie, j’imagine ? dit Winters à voix basse et je sursaute de surprise à cette question personnelle.
― Non, dis-je en le suivant en direction de son bureau. J’en ai la responsabilité pendant deux ou trois heures.
― Ah bon. Winters n’ajoute rien, mais au moment où nous entrons dans son bureau je m’aperçois qu’il jette un nouveau coup d’œil à Rosa, comme s’il ne pouvait s’en empêcher.