PROLOGUE
Roscoff. Quartier de la gare. Lundi 11 août 2014. Jour de la saint Laurent.
L’orage, ce lundi-là, avait grondé dès le matin, un orage de mer qui avait tourné et roulé dans les deux baies de Morlaix et de la Penzé toute cette journée, sur la mer et au-delà des îles. C’était la tempête de chaque été, la tourmente de la saint Laurent qui survient habituellement vers la mi-août, tant redoutée des marins et des pêcheurs. Le ciel était noir ou gris profond, continuellement parcouru et griffé d’éclairs. Du quai de Roscoff, on ne voyait plus ni l’îlot de Ty Saozon ni le phare de l’île de Batz, encore moins les bâtiments bas du centre médical de Perharidy derrière son bouquet de grands pins maritimes. Toute la côte était sombre sous un ciel de suie et l’atmosphère était lourde et oppressante. Enfin, vers dix-huit heures, le tonnerre et la pluie avaient brusquement éclaté, une pluie lourde et violente, accompagnée d’un coup de vent soudain, qui transforma en quelques minutes les rues du centre de Roscoff en véritables torrents. Les gouttières débordaient, rejetaient leur trop-plein sur la rue, les bouches d’égout ne pouvaient plus absorber les flots qui dévalaient vers le port des ruelles en pente du quartier, les lourdes plaques en fonte des bouches d’égout se soulevaient et laissaient échapper à gros bouillons une eau boueuse et nauséabonde. Le déluge dura jusqu’à la nuit sans le moindre répit. Les derniers passants se hâtaient vers leurs abris.
*
Un homme avançait d’un pas pressé et nerveux, sur le trottoir étroit de la rue Brizeux, courbé en deux sous l’averse et la tête prise dans la capuche d’un anorak gris foncé. Il entra dans “Rosko sport et santé”, un grand hangar aménagé en salle de sport. La pluie tambourinait violemment sur la toiture et faisait sur les tôles un vacarme assourdissant. Il semblait connaître parfaitement les lieux et allait droit devant lui, sans la moindre hésitation. Il passa dans le couloir entre la salle de cours et la salle de musculation, évita les vestiaires et les douches et parvint à la porte du sauna, jeta un coup d’œil rapide à droite et à gauche et la tira vers lui. Une lourde et violente bouffée de chaleur lui embrasa le visage. L’homme qu’il était venu tuer était là, devant lui, en petit slip noir et trop étroit, allongé sur le banc de bois, les genoux repliés vers son gros ventre qui s’écroulait de chaque côté, et la tête recouverte d’une grande serviette éponge. L’homme à l’anorak noir sortit de sa poche un objet long et pointu, peut-être un tournevis très fin, dont il empoigna le manche et qu’il planta d’un coup sec dans la poitrine du dormeur. Il retira l’objet d’un autre coup sec, en appuyant l’autre main entre les seins de sa victime, puis fit disparaître son arme dans la poche de son pantalon de treillis.
L’homme allongé sur le banc n’avait pas bougé. Du coin d’un mouchoir en papier, le tueur tamponna la petite goutte de sang qui perlait sur la poitrine de sa victime, tourna les talons, poussa la porte avec précaution et avança la tête. Le couloir était libre. Il connaissait la direction de la sortie de secours qu’il gagna au pas de charge. Parvenu à l’extérieur, baissant la tête sous la violence de la pluie et du vent, il se mit à courir sous l’averse qui redoublait, tenant sa capuche de la main gauche et le coude relevé.
Il courait maintenant le plus vite qu’il pouvait, courbé et aveuglé par les trombes d’eau. À l’angle de la rue Brizeux, en descente et transformée en torrent, il dérapa sur une plaque d’égout et bouscula contre le mur d’en face une vieille femme qui revenait du centre-ville et se hâtait sous l’averse. Pliée en deux, elle luttait contre la bourrasque, le cabas sous le bras et poussait son parapluie devant elle comme un bouclier. Elle se souviendrait longtemps de cet individu grand et lourd, qui l’avait heurtée et avait poursuivi son chemin sans même prendre la peine de s’excuser mais qui, d’une main ferme, l’avait retenue par le poignet et empêchée de tomber à la renverse. Son genou avait néanmoins violemment heurté le mur. Elle avait juste eu le temps d’entrevoir son visage, malgré la tête baissée sous la capuche. La vieille femme se redressa difficilement, se frotta la jambe en grimaçant, puis continua son chemin, boitant bas, agrippée des deux mains à son parapluie que l’averse transperçait déjà, et rentra chez elle, un peu plus loin, rue des Trois frères Daridon, pestant contre le temps qu’il faisait et contre le monde entier, et prenant bien garde d’éviter les flaques d’eau les plus importantes et de trop mouiller ses chaussures.