Chapitre 2-1

2072 Mots
Chapitre 2 Hector Volckringer observait Eugène avec gravité. L'inspecteur était adossé contre le tronc du merisier centenaire situé au milieu du parc, la tête dans les mains, immobile depuis maintenant trente minutes. Depuis qu'il était ressorti de la chambre, il n'avait pas parlé. N'avait prononcé aucun mot. Il s'était assis là, tel un somnambule dévasté par l'incompréhension, et n'avait plus bougé. Même un homme comme l'inspecteur Rodier-Barboni ne pouvait rester insensible à l'horreur. Aucun être humain sain d'esprit ne pouvait ignorer avec impassibilité la sauvagerie la plus primitive de la nature humaine. Même les hommes les plus forts, les plus implacables... comme Eugène. Ce n'était pas tant le meurtre en lui-même qui l'avait bouleversé, c'était tout ce qu'il impliquait. Toutes les certitudes de Rodier-Barboni s'étaient effondrées : sa foi en la vie, en l'Homme, s'était brisée comme un croûton de pain rassis qui s'effrite lorsqu'on le sert un peu trop fort. Il pensait avoir vu la face cachée de l'humain, ses recoins les plus sombres, les esprits les plus torturés... et jamais il n'aurait pu penser, même une fraction de seconde, qu'il y avait un « au-delà ». Une catégorie d'hommes dont le vice et la cruauté n'avaient pour seules limites que leur propre imagination... La nuit était bien avancée. Les nuages noirs s'éclipsaient lentement, suivant la tempête qui glissait avec fureur vers l'est de la capitale. La lune sereine s'était levée et couvait de son regard olympien le domaine Boileau, impassible devant le c*****e. Tout était silencieux. Pas de piaillements d'oiseaux, pas de petits pas feutrés dans l'herbe humide... Aucun murmure. La nature elle-même semblait retenir son souffle. Eugène trouvait cela étrange. La vie s'était comme arrêtée, figée dans la stupeur et la consternation. Comme si la nature rendait hommage à cette famille... ― Inspecteurs ! … Pfff... Inspecteurs ! Les deux hommes tournèrent la tête et aperçurent un petit homme corpulent qui trottait vers eux. Il se posta face à Rodier-Barboni et les mains posées sur les genoux, tenta de reprendre sa respiration. ― Il y a... un homme qui... un journaliste... Il veut vous parler... ― Qu'est-ce qu'un journaliste fiche ici ? Comment est-il au courant ?! s'emporta Volckringer avec colère. Retournez le voir et dites-lui de déguerpir sur-le-champ ! Si je l'attrape celui-là... Le petit homme parut gêné. Il se rapprocha des inspecteurs comme s'il s'apprêtait à leur confier un important secret. ― C'est André Farriol qui l'a envoyé... Sans en dire plus, il pivota maladroitement sur lui-même et rebroussa chemin. Eugène jeta un coup d'œil à son collègue, sceptique. Pourquoi le chef de la police avait-il fait appel à un journaliste ? Sans perdre de temps, ils traversèrent le parc, les bras croisés sur la poitrine pour se protéger du froid qui se faisait de plus en plus mordant. Rodier-Barboni distingua au loin, faiblement éclairé par un falot suspendu, un homme grand et bien bâti, emmitouflé dans une redingote croisée noir-ébène, en pleine discussion avec des policiers embusqués sur le palier de la demeure. Quand il les vit arriver, il leur offrit un sourire timide et tendit sa main pour les saluer. Les inspecteurs n'esquissèrent aucun mouvement. Le journaliste ne parut pas impressionné, il retira ses gants de chevreau et les fourra dans sa poche. ― Je suis Émile Trufelly, journaliste au Petit Journal. ― Vous n'avez rien à faire ici ! rétorqua Volckringer avec colère. Il détestait les journalistes, leur façon de colporter les nouvelles en les remodelant pour qu'elles fassent mouche auprès du grand Paris, trafiquant l'information pour qu'elle paraisse sensationnelle et lui faisant perdre toute morale. Répandre une histoire qui, sous la manipulation habile d'un honnête homme profondément investi dans son travail, pouvait se transformer en ragot. ― Pour quelles raisons André Farriol vous a-t-il sollicité ? s'enquit Eugène plus magnanime. Car cela me surprendrait beaucoup que ce soit pour écrire un papier... ― Vous avez raison, confirma le jeune homme. Je ne suis pas venu en tant que journaliste. Je suis criminologue de surcroît et j'ai été contacté pour vous apporter mon aide. ― La criminologie est une science douteuse et hypothétique, grogna Hector avec méfiance. Il n'y a rien de fiable là-dedans ! Pour ma part, je ne vous accorderai aucun crédit ! ― Je comprends votre réticence, rétorqua Émile Trufelly sans se démonter. Cette science est novatrice et très peu de criminologues ont eu l'occasion de démontrer la pertinence de leur travail. Il est donc légitime que vous vous méfiiez. Mais je peux vous assurer que la science du crime, malgré son caractère équivoque, peut nous éclairer sur beaucoup de choses. Le fonctionnement d'un meurtrier, ses prochaines victimes s'il y en a, ses desseins... Grâce à l'introspection criminelle, il est possible dans certains cas de contrecarrer les sombres agissements d'un assassin, et ce, plus rapidement encore qu'avec des expertises scientifiques. Je dois en outre vous apprendre que j'ai été formé par Alphonse Bertillon en personne. Rodier-Barboni ne put s'empêcher de pousser un sifflement admiratif. Tous connaissaient cet emblématique personnage ; il n'était autre que le plus éminent des criminologues à la pointe des plus grandes avancées scientifiques dans le domaine du crime. L'inspecteur jeta un coup d'œil amusé à son collègue. Même le colosse ne trouva rien à répliquer. ― Mais si je suis ici, c'est à la demande de votre supérieur. Aussi, si vous refusez mon aide, je propose que vous alliez lui en parler vous-même. Eugène sourit en entendant cette dernière phrase. Il appréciait ce genre d'attitude, déterminée et résolue. Ce jeune homme d'à peine la trentaine lui plaisait, sans qu'il en connaisse véritablement la raison. Le visage fin, les pommettes marquées, il avait des cheveux coupés courts châtain clair et une mâchoire carrée, volontaire. Mais ce qui fascinait Eugène était la flamme déterminée qui crépitait dans son regard vert. Il émanait de lui une assurance telle qu'il n'en avait encore jamais vu... sauf chez lui une décennie plus tôt... ― Que savez-vous sur cette enquête ? voulut savoir Rodier-Barboni. ― Je sais qu'une femme est entrée en trombe au commissariat en hurlant que le Diable en personne était à ses trousses. Une certaine Marie Demilliers... Après d'interminables minutes où il a fallu la calmer, ils ont réussi à comprendre qu'elle avait découvert des corps, dans la maison où elle travaillait. Et que ce qu'elle avait vu était l'œuvre de Lucifer en personne, qu'aucun homme de chair et de sang n'aurait pu commettre cela. ― Et elle n'avait pas tort. Ce qui s'est passé ici dépeint les tréfonds les plus obscurs de l'Enfer, renchérit Volckringer qui avait finalement abandonné toute défiance. ― Nous avons effectivement besoin d'aide, déclara Eugène, et sur cette affaire un regard comme le vôtre ne serait pas de trop. Mais il faut que vous sachiez, si vous plongez dans l'horreur vous n'en ressortirez pas indemne... * * * Les trois hommes se trouvaient devant la porte de la chambre de Gustave Auboineau, le fils unique de la famille. À l'intérieur se trouvait le cadavre de la mère. Émile Trufelly était livide. En voyant le corps du petit garçon dans la grange, il avait eu du mal à garder son sang-froid, révolté par l'horreur du crime. La colère se confondait avec la consternation et Eugène avait eu peur que cela n'affecte son jugement. Il avait beaucoup observé le journaliste, notant chacune de ses réactions, étudiant ses mimiques et guettant le moindre de ses regards. Et lorsque Trufelly avait examiné le père, il avait été stupéfié par son attitude. Le jeune homme était resté impassible, inébranlable, aucune surprise dans ses yeux, aucune incompréhension. Seul un intérêt féroce pour décrypter cette scène l'animait. Il n'avait pas adressé un mot aux inspecteurs, il était resté plongé dans un mutisme concentré, à élaborer des hypothèses et tirer des conclusions. Rodier-Barboni avait compris qu'ils devraient attendre d'avoir vu le dernier corps pour qu'Émile leur fasse état de ses réflexions. Il veut rassembler tous les éléments, avoir une vue d'ensemble, enjoindre chaque fragment, pour enfin lever des constats. Comme s'il construisait un puzzle ou recollait une par une les bribes colorées d'un vase sans en connaître la forme finale. Une stratégie intelligente... Et puis en silence, le journaliste était sorti de la pièce et avait attendu que les deux inspecteurs le guident vers la dernière scène de crime. ― Vous pouvez entrer..., souffla Eugène avec douceur une fois devant la porte de la chambre dans laquelle se trouvait le cadavre de la mère de famille. Nous vous suivons. Émile Trufelly tourna lentement la poignée et entra dans la pièce, suivi des deux inspecteurs. Ce qu'il vit le glaça d'effroi. Tétanisé, il resta pétrifié sur le seuil de la chambre, la bouche grande ouverte. Les deux hommes ne lui avaient pas menti en lui disant qu'il existait un enfer sur terre. Il venait de pénétrer dans l'antre du Diable... La chambre était pourpre. Un rouge profond presque noir revêtait chaque mur et inondait le sol. Les quelques meubles amassés dans la pièce : un lit à baldaquin, une petite armoire brune apposée contre un mur et quelques jouets d'enfant entassés dans un angle poussiéreux, étaient imbibés de sang. Émile avança d'un pas. Au centre du lit, attachée aux poignets et aux chevilles, il y avait une femme, disposée en étoile, à peine cachée par les larges pans de velours qui encadraient la couche. En s'approchant, son pied buta sur quelque chose de visqueux. Baissant vivement le regard, il s'aperçut avec effroi qu'il venait de toucher un organe. Des organes. Il y en avait de toutes sortes étalés sur le sol, entiers ou découpés en morceaux, jonchant la pièce comme sur le plan de travail d'un boucher peu méticuleux. Trufelly eut un haut-le-cœur v*****t. Il avança de quelques pas vers le lit à baldaquin et aperçut soudain des traces étranges par terre : quatre petits ronds alignés de telle sorte qu'ils correspondaient à chaque côté d'un carré et tout autour, une large flaque de sang diluée. ― Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il intrigué, en pointant du doigt les marques. Les deux inspecteurs haussèrent les épaules en signe d'ignorance. Le journaliste fronça les sourcils comme s'il réfléchissait et laissa dériver son regard sur les morceaux de chair qui tapissaient le sol. Mettant sa main contre sa bouche, il tenta de détacher ses yeux de ce macabre inventaire et essaya de se concentrer sur la mère de famille. Puisant au plus profond de lui pour tenir tête à l'horreur, il repoussa délicatement les tentures éclaboussées de vermillon et s'approcha au plus près de la victime. Il en resta pétrifié d'épouvante. Tout autour de la dépouille, des morceaux de chair. Ses organes vitaux, agencés avec minutie comme des trophées précieux. La mère était entièrement nue, la tête tournée vers le plafond, seule partie de la pièce non souillée, encore blanche. Son corps avait été martelé de coups et elle avait été probablement violée. Soudain, Émile plaqua sa main violemment sur sa bouche, en apercevant le visage défiguré de la victime. Ses paupières avaient été cousues, de telle sorte qu'elle ne puisse plus fermer les yeux, condamnée à se soumettre à la vision de sa propre mort. Les yeux vitreux et gonflés de sang, elle fixait le vide, comme si elle cherchait la délivrance du ciel. En détournant la tête, son regard explora le reste de son corps et s'arrêta sur son ventre. Un ventre dégonflé. Émile comprit immédiatement que le meurtrier avait éventré sa victime, la vidant de ses entrailles, la disséquant comme un animal soumis aux affabulations des scientifiques. Et le monstre l'avait recousue... l'avait piquée de fil épais à la manière d'un tailleur raccommodant grossièrement un corset avec du ruban blanc. C'en fut trop pour Émile. Il sortit de la chambre en courant et se réfugia dans le couloir où il s'agenouilla, la tête dans les mains. Eugène et Hector le rejoignirent, et avec douceur, se penchèrent vers lui. ― Venez, sortons d'ici. Vous en avez assez vu pour aujourd'hui. ― On dirait qu'une bombe a explosé à l'intérieur de cette femme..., souffla Émile d'une voix chevrotante. Les inspecteurs conservèrent un silence entendu et aidèrent le jeune homme à se lever. ― Venez, allons boire quelque chose de chaud, décréta Rodier-Barboni d'un ton sans appel. Il était presque minuit lorsque les trois hommes entrèrent dans une taverne enfumée du vieux Paris. Le tavernier, un grand gaillard aux cheveux gris clairsemés, s'approcha d'eux et demanda ce qu'ils désiraient d'un ton bourru. Après avoir commandé, ils s'installèrent à une table crasseuse, ressemblant étrangement à un fût de bière grossièrement décoré. L'endroit était misérable. Des toiles d'araignées filaient le long des poutres de bois, les chandelles disposées un peu partout étaient noires de crasse et les rares lampes à huile dégageaient une odeur si forte qu'elles piquaient les yeux des quelques hommes assez preux pour mettre les pieds dans ce lieu miteux. Un endroit idéal pour une conversation qui se voulait discrète. ― Vous sentez-vous mieux ? s'enquit Eugène en observant le journaliste. ― Il est difficile de se sentir mieux après avoir vu ces... ce c*****e. ― Je vous avais pourtant prévenu. Émile lança un regard farouche à l'inspecteur. ― Vous ne pouvez me reprocher d'être aussi choqué. (Il croisa les bras sur son torse d'un air revêche.) Je suis un être humain, comme vous, avec une conscience et une morale. La criminologie ne vous transforme pas en bloc de glace sans cœur et sans émotion ! Néanmoins, je ne faillirai pas à ma tâche. Le... monstre qui a commis ces atrocités sera retrouvé et je peux vous assurer que jamais je ne baisserai les bras. J'y passerai ma vie s'il le faut, mais soyez sûr que je chercherai le fin mot de cette sordide histoire.
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