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943 Mots
6Quand Lucas Girard arrivait, pas une fille ne restait indifférente. Grand, les épaules larges, il était coiffé de boucles brunes totalement indisciplinées que chacune avait envie de remettre en place. Il attendait son frère, adossé à un arbre, dans la cour du Collège Calvin. Quelques gamines passèrent en gloussant. Benjamin avait insisté : ils devaient se voir pour la préparation de son travail de maturité. Lucas avait accepté de venir le chercher pour aller déjeuner en ville. Mais c’était contraire à la promesse qu’il avait faite à Héloïse. Il en était conscient. C’est pourquoi il se tenait là, discrètement, non loin de la rue de la Vallée. Il sourit en apercevant son jeune frère. Il se revoyait une douzaine d’années plus tôt, dans la même cour, avec la même allure ébouriffée. Les deux garçons se tapèrent dans la main en guise de salut. Puis ils prirent la direction de la rue Verdaine, la main de Lucas posée sur l’épaule de Benjamin qui lui rendait une bonne dizaine de centimètres. Une fois leur commande passée et quelques nouvelles échangées, Benjamin attaqua de front : – J’ai rédigé un premier résumé « d’intention », comme dit la mère Sautter. – « Madame Sautter » corrigea Lucas. – « Madame ma petite chérie Sautter » bêtifia Benjamin. – T’arrête tout de suite tes âneries, menaça le grand frère, la main levée pour taper. – Waouh ! Calme ! J’y touche pas ! Je disais juste que ta copine… – Ce n’est PAS ma copine ! – Si ! C’est ta copine. Tu m’as dit que vous aviez fait des… études ensemble ! – C’est juste, concéda Lucas. C’est une amie. – Une amie-amie… chantonna Benjamin en se protégeant déjà la tête au cas où une gifle passerait. Mais Lucas, au lieu de frapper, décoiffa violemment son petit frère qu’il adorait. Ils n’avaient pas la même mère, mais cela ne se voyait pas. Le serveur déposa des plats devant eux et ils se mirent à manger du même appétit. Et puis Benjamin réattaqua : – Copine ou pas, elle est vache, la m… madame Sautter. – Un travail de maturité, c’est pas un truc anodin, répondit Lucas. Il y a d’abord des critères précis. Le règlement n’a pas été édicté par ta prof. – OK, mais c’est vache quand même. – Tu as ton texte ? Benjamin fouilla dans son sac et tendit une feuille à son frère. Lucas lut en silence avant de continuer : – C’est un bon début, je trouve. – C’est vrai qu’elle n’a pas vraiment critiqué. Mais il faut qu’il y ait une « problématique ». Ton idée de prendre le sujet avec le regard de notre ancêtre, n’en est pas une, a dit Mme Sautter. Lucas ne s’attendait pas à ce qu’Héloïse soit plus indulgente avec Beno qu’avec les autres. Il connaissait son degré d’exigence, qui faisait d’elle l’historienne de qualité qu’elle était. Elle était d’ailleurs encore plus sévère avec ses propres écrits, Lucas le savait aussi. Quand il avait appris que son frère aurait pour professeure d’histoire « Mme Héloïse Sautter-Galiffe », son sang n’avait fait qu’un tour. Il ne croyait pas au hasard. Une chance pareille s’appelait le destin. Héloïse était faite pour lui. C’était écrit. Mais c’est vrai, au moment de leur liaison, il avait fait le c*n, il l’avait laissée sans nouvelles, il était revenu à Genève avec un an de retard et Héloïse ne l’avait pas attendu. Il s’en mordait les doigts chaque jour. Inconscient des pensées tortueuses de son grand frère, Benjamin engloutissait son assiette. – Qu’est-ce que t’en penses, alors ? dit-il en désignant du regard le papier que Lucas tenait dans sa main. – C’est bon, mais peut-être pas assez argumenté. – Et si je racontais ça comme si j’avais retrouvé des archives dans mon grenier ? Lucas sourit. – Ce qui est le cas. – Ben, dit Benjamin, on les sort, on les copie, et c’est bon. – Si c’était aussi simple… Tu ne crois tout de même pas que tu vas tomber sur une histoire joliment rédigée, si ? – Non, je sais bien. Mais si tu m’aides, avec les documents qu’on a peut-être dans la famille, on peut faire un truc qui ne ressemble à personne ! Lucas reconnaissait bien là le tempérament familial : ne pas faire comme tout le monde. Un credo, un mode de vie. Il était heureux que Benjamin possède cette fibre. Mais à l’heure du collège, il vaut toujours mieux ne pas trop s’éloigner de la norme… Les archives dont Beno parlait existaient bel et bien. Lucas avait beaucoup travaillé dessus, notamment pour une confrérie qu’il avait rejointe depuis quelques années et qui cultivait le souvenir de Napoléon. C’est même grâce à ses recherches que Lucas avait monté la tête au petit : leur ancêtre, qui s’appelait encore Girard-dit-Vieux, avait joué un rôle de premier plan dans l’annexion de Genève à la France en 1798. Il avait pris très tôt parti pour la Révolution française et rejoint les bataillons volontaires de Gironde. Quand il fallut convaincre les Genevois de se rallier au drapeau bleu blanc rouge, qui de mieux qu’un enfant du cru pour les en persuader ? Jean-Pierre Girard-dit-Vieux avait été fait baron d’Empire par Napoléon et avait aujourd’hui son nom gravé sous l’Arc de Triomphe… – En même temps, pour un tel sujet, c’est cette année ou jamais. – C’est ce que j’ai essayé d’expliquer à Mme Sautter, mais elle dit qu’une biographie ne constitue pas un travail de maturité. Tu ne voudrais pas lui parler ? Puisque tu la connais… – Non, dit Lucas. Ce ne serait pas une bonne idée. – Pourquoi ? – Parce que tu passerais pour un bébé qui appelle son frère au secours et que ce ne serait pas à ton avantage. – Mais si elle te connaît, elle comprendra, non ? – Non, on ne peut pas faire ça. – Dis plutôt que tu ne veux pas. – C’est la même chose. – Mais c’est à cause de toi que j’ai choisi ce sujet ! Benjamin avait raison et Lucas le savait. Il ne pouvait pas l’abandonner. Mais il pouvait encore moins se résoudre à forcer la main à Héloïse… – Je vais faire des recherches dans le grenier. La prochaine fois que tu viens dormir chez Papa, on en reparlera. Il y a peut-être une « problématique » à dégager. Mais il faut que je me penche là-dessus. Il fallait un sujet qui séduise la professeure d’histoire. Lucas savait ce qui pouvait la faire craquer. Et ce ne pouvait être qu’intellectuel.
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