Chapitre 3
L’homme, qui s’appelait Roger Delabarre, était chauffeur dans une société de transports rapides qui avait son siège à Nantes.
Il pouvait avoir une quarantaine d’années, était petit et rondouillard, coiffé à la Villeret, (une boule de billard avec des poils follets en périphérie), une bouille expressive et une jactance de chauffeur de taxi. (qu’il avait été avant de prendre ce poste de coursier).
Voyant que sa passagère était gelée, il avait poussé le chauffage à fond si bien que l’étroit habitacle fut bientôt à la température d’une couveuse. Mary dut entrouvrir la vitre pour avoir de l’air frais, mais bon Dieu, que ça faisait du bien !
Roger Delabarre expliqua à Mary qu’il venait deux fois par semaines chercher des huîtres et des coquillages pour le compte d’une grande brasserie de Nantes. C’était là un boulot qu’il aimait bien et qu’il n’aurait pas voulu perdre. C’était aussi une des raisons qui l’avait poussé à prendre la poudre d’escampette sans attendre Mary.
— Vous comprenez-, lui dit-il, si j’avais noyé ma bagnole, c’était la lourde à tous les coups.
Il voulait dire par là qu’il n’aurait pas manqué d’être licencié.
— On m’a bien spécifié qu’il fallait prendre le pont.
— Et pourquoi ne l’avez vous pas pris ? demanda Mary.
— Parce que j’aime mieux l’autre route, dit Roger, elle est plus chouette, il y a moins de circulation et…
Il s’interrompit brusquement et demanda :
— Vous venez d’où ?
— De Bretagne.
— Et pourquoi n’avez-vous pas suivi la grande route ?
Elle répondit ironiquement :
— Pour les mêmes raisons que que les vôtres, mon cher. Le pittoresque…
Roger Delabarre se mit à rire :
— Ça se paye, le pittoresque, hein ?
— Comme vous dites.
— Moi, poursuivit-il, quand je prends cette route, j’ai l’impression que je ne suis plus dans une camionnette, mais dans un bateau.
Mary se mit à rire :
— Un bateau s’y échouerait, mon pauvre ami.
Roger s’entêta :
— M’en fous ! C’est l’idée que je m’en fais. Il y a des rochers, du sable tout autour, et ça sent le goémon au lieu de sentir le gaz oil. Comme dépaysement, ça se pose là !
— Et puis, ajouta le chauffeur, j’aime pas qu’on me dise par où il faut que je passe. Je ramène les huîtres à l’heure dite, c’est le principal, non ?
— Je suppose, dit Mary évasive.
Roger Delabarre devint disert :
— Si je vous disais… Le chef de plateforme est un vrai con…
Il sourit en regardant du coin de l’œil qu’il avait malicieux, (un véritable œil d’écureuil) :
— Sauf votre respect.
Elle eut un geste qui signifiait que le mot ne la choquait pas.
Alors il en rajouta :
— Un branleur, dit-il avec rancune, un branleur qui, parce qu’il a bac plus cinq s’imagine qu’il connaît tout. Il ne connaît rien, ouais ! Tenez, on n’a même pas le droit de prendre des auto-stoppeurs.
— Mais alors, dit-elle, s’il venait à apprendre que vous m’avez conduite à Noirmoutier…
— Il n’apprendra rien ! assura Roger.
— Et s’il vérifie votre kilométrage ?
Roger Delabarre gonfla sa joue gauche et y et enfonça son majeur pour la dégonfler, ce qui produisit un bruit pour le moins incongru.
— Rien, il ne saura rien, ce veau !
— Le détour va se remarquer.
— Pas du tout, comme j’ai raccourci en prenant le Gois…
Il regarda Mary d’un air triomphant en clignant de l’œil et en sortant un bout de langue de sa bouche.
Elle demanda :
— Ça fera le compte ?
— À peu près. Et puis, s’il veut fignoler, je lui dirai qu’il y avait des déviations. Il pourra toujours siffler pour contrôler ça !
Mary hocha la tête admirativement pour monter qu’elle avait compris sa stratégie.
Puis elle fixa son attention sur ce paysage qu’elle ne connaissait pas. Elle fut soudain surprise de se retrouver sur une voie rapide toute rectiligne.
— Mais voilà une véritable autoroute ! s’exclama-t-elle.
— Une voie express, tout au plus, tempéra son chauffeur. Mais ce n’est pas du luxe. L’été, il faut que ça dégage ! Il y a des bagnoles en veux-tu en voilà et ça bouchonne dans tous les coins. Souvent je roule de nuit pour ne pas me trouver coincé.
On était en septembre, mais la circulation était encore dense. De véritables convois de camping cars circulaient dans les deux sens.
— Quelle plaie, ces frigos sur roue, pesta Roger en en doublant quatre d’un coup. Tous des retraités en vacances toute l’année, et qui croient que la route est à eux.
Il demanda à brûle pourpoint :
— Vous faites quoi dans la vie ?
— Auxiliaire de justice, dit-elle.
— Ah… fit Roger impressionné. Et ça consiste en quoi ?
— À préparer les dossiers pour que les malfaiteurs soient jugés, dit-elle avec une belle assurance.
— Ben dites donc…
Il réfléchit :
— Mais alors, si j’étais gaulé par les poulets pour excès de vitesse ou quelque chose comme ça, c’est à des gens comme vous que j’aurais à faire ?
Elle sourit et le rassura :
— Mais non mon cher Roger… Vous permettez que je vous appelle Roger ? Moi c’est Mary.
Il accepta avec empressement.
— Mais bien sûr !
— J’ai parlé des malfaiteurs, des délinquants. Vous n’êtes pas encore à classer dans cette catégorie, même si vous empruntez le Gois sans l’aval de votre chef.
Pendant un moment il se tut, méditant probablement sur ce qu’il venait d’entendre.
L’île s’étirait tout en longueur. Le côté gauche de la route était boisé et de multiples constructions s’apercevaient dans la verdure.
— Ce sont des maisons traditionnelles ? demanda-t-elle.
— Pff ! fit Roger, seulement des copies. Tous les champs de patate deviennent des lotissements. Regardez-moi ça, des villages fantômes, habités trois semaines par an.
Il eut une moue dégoûtée :
— C’est nul !
— Il doit pourtant y avoir des maisons plus anciennes ?
— Oui, vous en trouverez au centre de Noirmoutier. Il y a même un château fort. Si vous êtes là pour visiter, à mon avis le plus joli village de l’île c’est le Vieil.
Ça tombe bien pensa Mary car c’était justement là que résidait Madame Helder.
Ils atteignaient l’entrée de Noirmoutier en l’Île et la circulation s’intensifiait.
Roger se remit à pester :
— Regardez-moi ça…
— C’est comme ça tous les jours ? demanda-t-elle.
— Ouais, fit-il pessimiste, et, si le temps reste au beau, ça risque de durer encore un moment. Où voulez-vous que je vous dépose ?
Comme ils roulaient au pas, elle aperçut un magasin de location de deux roues.
— Là ! dit-elle.
Il parut étonné :
— Vous êtes sûre ?
— Absolument !
La circulation s’arrêta, elle prit son sac, sa sacoche d’ordinateur et ouvrit la portière.
— Au revoir Roger, et merci pour tout, dit-elle en lui serrant la main.
— Ben… au revoir, dit le chauffeur surpris par cette décision si soudaine.
Elle passa devant le capot de la camionnette et lui lança par le carreau ouvert :
— Et bonne chance avec le petit con !
Il lui cligna de l’œil d’un air entendu en sortant encore un bout de langue. Puis la file s’ébranla et Mary regagna le trottoir.
Il y avait, chez le loueur toutes sortes de machines à louer. Ça allait du vélo simple au tandem en passant par le vélomoteur et le scooter.
Elle entra dans le magasin qui sentait l’essence et le pneu neuf. Un type en cotte bleue sortit de l’arrière boutique et la regarda par dessus ses lunettes :
— C’est pourquoi ?
— Je pourrai louer un scooter ?
— Je suis là pour ça, dit l’homme. Pour combien de temps ?
Elle hésita :
— Une petite semaine.
— Parfait. Qu’est-ce que vous voulez comme scooter ?
— Tout ce qu’il y a de plus simple, et surtout, un modèle qui ne fait pas trop de bruit.
— C’est pour un ou pour deux ?
— Pour moi toute seule.
— Pour faire de la balade ?
— Oui. Je viens de me rendre compte que dans votre île, il est probablement plus facile de se déplacer en deux roues qu’en voiture.
— Ça c’est sûr ! dit le bonhomme avec conviction.
Après réflexion il ajouta :
— Je pense qu’un 125 cm3 vous conviendrait parfaitement.
Il lui montra un scooter Peugeot quasiment neuf :
— Quelque chose comme ça.
Elle examina l’engin.
— Ça vous irait ?
— Je ne sais pas. C’est compliqué à conduire ?
L’homme s’esclaffa :
— Enfantin ! C’est entièrement automatique, il suffit de démarrer et d’accélérer. Vous n’avez jamais fait de scooter ?
— Non, mais j’ai mon permis moto.
L’homme leva les deux mains :
— Alors il n’y a pas de problème.
— Vous fournissez le casque également ?
— Oui. Je les livre toujours avec deux casques.
— Je ne sais pas si j’en aurais besoin.
— Véhicule à deux places, deux casques, c’est la loi.
— Bon, dit Mary.
— Je vais vous le fixer sur le porte bagages, il ne vous encombrera pas.
— Je n’aime pas le casque intégral.
— Pas de problème, il y a également le modèle aviation, avec visière.
Mary essaya les casques, choisit celui qui lui convenait et régla les détails de la location. Puis elle demanda :
— Où pourrai-je me procurer un plan de l’île ?
— Ici, dit le bonhomme.
Elle s’étonna :
— Vous avez ça ?
Il rit :
— Oui, et en plus, c’est gratuit. C’est fourni par l’office de Tourisme.
— Vous savez où est l’Hôtel Mimosa du Bois de la Chaize ?
— Au Bois de la Chaize probablement, dit l’homme avec une logique implacable.
Il ouvrit le dépliant sur son comptoir et montra d’un index épais dont la lunule était maculée de cambouis :
— Voyez, on est là. Il suffit d’aller tout droit jusqu’au grand rond point. Là, vous prenez la deuxième à gauche et vous serez au Bois de la Chaize. Ensuite, je suppose que ce sera indiqué.
— Bien… Je vous remercie.
Elle replia la carte, boucla la courroie du casque, posa son sac entre ses jambes et démarra.
Passé le rond point, la route se coulait entre des bois de chênes verts jusqu’à la mer. Le scooter filait allègrement dans un ronronnement de moteur à peine perceptible.
Elle arriva sur une esplanade qui surplombait une adorable petite plage de sable roux. Il y avait une promenade en planches, comme à Deauville, et des terrasses de café avec des parasols publicitaires.
À l’angle de la route, un bazar vendait des articles de plage, des ballons des haveneaux, des seaux et des pelles pour que les petits enfants puissent faire des pâtés de sable.
Elle y pénétra et fut troublée de reconnaître le parfum de la boutique où sa grand-mère l’amenait parfois (lorsqu’elle avait été sage !) pour lui faire un petit cadeau.
À croire que les articles que l’on vendait-là n’avaient pas changé depuis un quart de siècle.
C’était une plage familiale, les vieilles dames et les vieux messieurs prenaient le soleil sur des sièges de toile, sous des chapeaux de paille.
Au bord de l’eau, des petits enfants s’éclaboussaient avec des cris aigus et là bas, sur l’estacade qui s’avançait dans la mer, des pêcheurs trempaient du fil dans l’eau.
C’était une atmosphère bon enfant, rassurante… Pour un peu on se serait cru dans «Les Vacances de Monsieur Hulot».
Le restaurant sur la terrasse s’appelait «La Potinière» et il devait déjà porter ce nom avant la guerre.
Mary se promit de venir se baigner dans cette eau calme, si bleue, et qui devait être tiède tant les baigneurs paraissaient s’y trouver bien.
Mais, pour le moment, elle avait toujours les pieds humides, même si son pantalon avait commencé à sécher. Il était urgent qu’elle trouve son hôtel et qu’elle puisse faire un brin de toilette avant d’aller dîner.
Le loueur de vélos avait raison, l’hôtel des Mimosas était signalé par une belle pancarte en bois peint - à l’ancienne - et il n’était guère à plus cinq cents mètres de la plage.
C’était une bâtisse imposante qui devait dater d’avant la guerre, avec un immense jardin, deux tennis, une piscine et, ça et là, dans le parc arboré, des sièges de jardin s’offraient aux clients qui souhaitaient se reposer ou lire au calme.
La clientèle semblait plutôt huppée. Sur le parking les belles voitures anglaises, allemandes italiennes soigneusement rangées s’alignaient sous les arbres.
Elle gara son scooter dans un petit coin sous le regard ahuri du réceptionniste qui semblait se demander qui était cette hurluberlu qui débarquait dans un trois étoiles en scooter.
Néanmoins, en homme habitué à en voir de toutes les couleurs, il ne fit pas de réflexion et lui donna sa clé en indiquant :
— Chambre 212, deuxième étage côté jardin.
Il n’avait pas jugé utile d’accompagner Mary jugeant probablement qu’elle était assez futée pour s’y retrouver toute seule et assez robuste pour porter son sac de voyage et sa sacoche d’ordinateur.
La chambre était haute de plafond, le lit lui parut confortable. Illico, elle se fit couler un bain et se glissa dans l’eau chaude avec ravissement.