Louane
Je raccroche le téléphone, le souffle court. Encore une réponse négative. Encore une porte qui se ferme. Depuis ce matin, je n’ai fait qu’appeler, supplier, me rabaisser pour demander de l’aide. Moi qui pensais ne pas avoir d’orgueil, je découvre que mendier de cette façon est pire que tout.
J’aimerais pouvoir aider Nelly autant qu’elle m’aide, mais elle attend toujours son verdict ; son licenciement semble inévitable. Cet après-midi, elle a tout de même obtenu l’autorisation de réaliser mon test. Un privilège qu’elle a arraché de hautes luttes, sous prétexte que je suis déjà inséminée et qu’il n’y a donc plus de risque.
Et pourtant, alors que je franchis les portes de l’établissement, je n’ai plus cette impatience fébrile que j’avais il y a dix jours. À l’époque, mon cœur débordait d’espoir, de rêves de maternité. Aujourd’hui, je ne ressens plus que de la peur.
Un frisson étrange me traverse, une sensation inexplicable. Comme si Fabian Solberg se trouvait quelque part, tout près. Et je ne me trompe pas ; en levant les yeux, je l’aperçois derrière une large vitre, en pleine réunion avec les directeurs. Bien sûr, il fallait que je tombe sur lui. L’univers adore me rappeler à quel point il peut être cruel.
Il est encore plus impressionnant que dans mon souvenir, plus imposant, plus magnétique. Une partie de moi en est fascinée malgré moi, et je déteste ça. Comment peut-il posséder tant de pouvoir, tant de beauté, quand son cœur est de glace ?
Je me détourne rapidement et rejoins le bureau de Nelly. Ses yeux rougis me frappent de plein fouet. Elle a pleuré, et ça brise quelque chose en moi. Même si elle essaie de me le cacher.
“Salut”, dis-je doucement en la serrant fort contre moi. Elle se cramponne à mon étreinte plus longtemps qu’à l’accoutumée. “Alors ? Il y a des nouvelles ?”
“Oui”, souffle-t-elle. “Solberg est là pour conclure… Je vais recevoir ma lettre de licenciement cet après-midi.” Elle a reniflé légèrement.
“Je suis désolée, ma belle. Tellement désolée.” Je ferme les yeux, le cœur lourd.
“T’inquiète. Et toi, comment tu tiens le coup ?” On se détache l'une de l'autre.
“Pas très bien… J’avoue que je redoute ce test.” Je lâche un rire sans joie.
“C’est fou comme tout peut basculer en un rien de temps. Qu’est-ce qu’on va devenir, Louane ?” Elle baisse les yeux, la voix tremblante.
Je lui tapote l'épaule. “On trouvera une issue. On a déjà survécu au pire. Tu te souviens de l’été où on dormait dans des cartons après avoir fugué de l’orphelinat ?”
Un souvenir amer qui arrache à Nelly un sourire triste. “Oui… mais c’était l’été. Là, c’est l’hiver. Et toi, tu portes peut-être un enfant.”
“Justement. Si je suis enceinte, je ne sais pas si je pourrai le garder.” Je détourne le regard, honteuse.
Ses yeux s’écarquillent d’horreur. “Quoi ? Louane, non ! C’est ta chance ! Ton rêve depuis toujours !”
Je serre les poings. Elle ne sait pas encore. Elle ne sait pas que Michael m’a laissée ruinée. Que Stéphanie, ma meilleure amie d’autrefois, est enceinte de lui. Que mes dettes m’écrasent déjà alors même que je n’ai rien.
Alors, je lui raconte tout, chaque détail. Et à mesure que les mots sortent, je me sens à la fois soulagée et plus désespérée encore.
"Je n’arrive pas à croire ça !" s’exclame-t-elle quand j’ai fini. "Ce n’est tout simplement pas juste, Louane ! Je pensais qu’on avait payé notre dû, que la souffrance, c’était derrière nous. Après tout ce qu’on a traversé, on mérite un avenir meilleur que ça ! Toi, tu mérites d’être maman, personne n’aime les enfants plus que toi."
"Et toi, tu mérites d’être médecin," je rétorque. "Tu as travaillé si dur."
"Je ne pense pas que tu devrais abandonner maintenant." Son front se plisse d’inquiétude. "Tu peux interrompre la grossesse jusqu’à la fin du premier trimestre. Mais si tu l’avortes et que, par miracle, tu réalises plus tard que tu aurais pu le garder… ce serait une tragédie. Ne prends pas ce risque. Garde le bébé jusqu’à la toute dernière minute."
"Je ne pense pas que des miracles arrivent à des gens comme moi," je souffle doucement. "Et puis, ça ressemblerait à une t*****e… plus je le porte, plus je vais m’attacher. Je ne veux pas que ça fasse encore plus mal que nécessaire."
"Ça fera mal quoi qu’il arrive," réplique Nelly d’une voix ferme. "Alors donne-toi au moins une chance. Ne ferme pas toutes les portes, Louane. Garde une lueur d’espoir."
"Découvrons d’abord si j’ai une décision à prendre," je tranche, cherchant à détourner la conversation. "Je ne suis peut-être même pas enceinte." Mais même en prononçant ces mots, je sens au fond de moi que je le suis déjà.
"D’accord," acquiesce Nelly. Elle sort un gobelet stérile encore emballé. "Tu sais quoi faire."
Je prends le gobelet et je m’exécute rapidement dans les toilettes, puis je lui tends l’échantillon d’urine avant de commencer à faire les cent pas dans la pièce. Mon cœur cogne dans ma poitrine tandis qu’elle manipule ses instruments. "Alors ?" insisté-je, guettant le moindre signe sur son écran.
Le regard de Nelly se voile, un sourire triste aux lèvres. "Félicitations, petite sœur. Tu vas avoir un bébé."
Je croyais être préparée, j’avais juré de rester solide… mais dès que ces mots franchissent ses lèvres, les larmes me submergent. J’attendais ce moment depuis si longtemps que j’avais cessé d’y croire. C’est une joie foudroyante mêlée à une douleur insoutenable. Je ne savais pas que mon cœur pouvait contenir deux extrêmes aussi violents à la fois. "Vraiment ?" balbutié-je.
"Vraiment." confirme Nelly en me serrant dans ses bras. "Viens, faisons une échographie. Tu pourras entendre son cœur battre."
"N’est-ce pas trop tôt ?"
"C’est l’avantage d’être dans le meilleur laboratoire du pays," répond-elle avec une pointe d’amertume. "Notre technologie a des années d’avance sur celle des hôpitaux publics."
Je m’installe sur la table d’examen et soulève mon haut. Nelly applique du gel froid sur mon ventre avant de passer la sonde. En quelques instants, un son régulier, vibrant, emplit la pièce. Un tout petit battement de cœur et j'explose en sanglots à nouveau.
Mais le visage de Nelly se fige. Ses sourcils se froncent. "C’est étrange… le bébé paraît très grand. Pourtant, on t’a testée la dernière fois, pour être sûre que tu n’étais pas déjà enceinte."
"Qu’est-ce que ça veut dire ?" Ma gorge se serre. "Le père est… un grand gars ?"
"Ce n’est pas qu’une question de taille." Ses yeux se plissent, rivés aux images. "C’est son développement…" Elle murmure, presque pour elle-même, "Ça ne ressemble pas à un humain… mais c’est impossible."
"De quoi tu parles ?" je m’affole. "Ce n’est pas juste une petite tache floue ?"
"Notre technologie ne se limite pas à des formes. Elle analyse aussi la structure moléculaire…" Elle n’a pas le temps de finir.
La porte s’ouvre brusquement. Fabian Solberg apparaît, sa silhouette imposante découpée dans l’embrasure. Ses yeux sombres brillent d’une rage contenue. "Quel est le sens de tout ça ?" gronde-t-il.
Je me redresse, abasourdie. "Quel est le sens de TON intrusion dans un examen privé ?"
Sa voix claque comme un verdict, "Parce que," dit-il avec une intensité glaçante, "je peux sentir mon petit."