Mais si Maggy acceptait sans émoi les dures appréciations de son fiancé, il n’en était pas de même de miss Krockett.
Pendant toute cette conversation, elle paraissait absorbée par la lecture des Derniers jours de Pompéï, son livre de chevet ; mais en réalité son vieux sang de quakeresse bouillonnait, en entendant parler ainsi de la Grande-Bretagne, dont elle ne parlait jamais elle-même qu’en disant Greater Britain, c’est-à-dire la plus grande Bretagne.
La vieille fille était impérialiste, admiratrice de la politique de Joë Chamberlain, et peu à peu son indifférence pour le fiancé de Maggy, pour ce Français qui qualifiait si librement la première aristocratie du monde, était devenue une antipathie caractérisée.
Très observateur sous ses allures dégagées, Luc Harn avait rapidement deviné cette antipathie et s’amusait à en provoquer l’explosion, en prenant vis-à-vis de miss Krockett le contre-pied des haines de Robert Hardy ; au bout de deux jours de voyage, il était devenu ainsi le confident de la hargneuse gouvernante, et quelques attentions ou complaisances l’avaient mis tout à fait en bonne posture vis-à-vis d’elle.
L’immense territoire traversé par le Transcaspien était d’une lamentable monotonie ; les gras pâturages de la Sibérie occidentale arrivaient à peu près au 47° de latitude nord, c’est-à-dire à hauteur du rivage septentrional de la Caspienne ; plus au sud, c’était le désert argileux ou sablonneux, n’offrant pour toute végétation que de centenaires saksaouls, petits arbres de la steppe, sans feuilles, presque sans fleurs, au tronc chétif et rabougri, au bois plus lourd que l’eau, « où la hache en frappant fait jaillir l’étincelle ».
Le train marqua un court arrêt à Geok-Tépé, la redoutable citadelle turkmène, dont les larges parapets de terre mirent si longtemps en échec les soldats de Skobeleff, le Général blanc. Quinze mille cadavres de Tékès marquent cette dure étape de la progression russe dans le Turkestan. Mais depuis le 14 janvier 1880, le souvenir de ces tueries s’est estompé chez les nouvelles générations. Les soldats du tsar ont déposé l’épée, maniant maintenant la pioche et la charrue ; le chemin de fer, les travaux d’irrigation ont changé peu à peu la face du pays et les mœurs des habitants. Les cavaliers turkmènes, la tête enfouie sous l’énorme bonnet de fourrure, le pacifique sabre au côté, ont abandonné l’idée des razzias devenues impossibles, pour ne plus songer qu’à leurs troupeaux.
Le général Popoff ne se lassait pas de redire avec orgueil à ses compagnons de route ce triomphe de la colonisation russe, cette adaptation merveilleuse qui, par une politique constante, transforme si rapidement en fidèles sujets du tsar les plus farouches des populations conquises.
Robert Hardy admirait sincèrement ces résultats magnifiques : il comparait tristement l’effort suivi, opiniâtre et fécond des Russes aux tâtonnements, aux hésitations, aux lenteurs, qui marquent dans nos colonies toute tentative de réforme, tout kilomètre de rails posé péniblement sur le sol.
Qu’étaient nos chemins de fer du Tonkin, avec leurs voies étroites, leur réseau mesquin, leur pénétration lente, à côté de ces gigantesques entreprises du Transcaspien, puis du Transsibérien ?
Mais, ces comparaisons faites, le jeune homme revenait à l’idée qui l’absorbait tout entier depuis quelques mois.
Cette œuvre de pénétration russe n’était-elle pas menacée à son tour du retour offensif de l’ennemi séculaire ?
L’Invasion jaune n’allait-elle pas opposer son puissant mascaret au flux moscovite ?
Elle n’était pas un simple rêve pessimiste, cette invasion.
Elle avait été une réalité terrible dans le passé ; la dernière ne remontait qu’à six siècles.
Partout, sur le parcours du Transcaspien, le Français retrouvait la trace des Mongols, des Chinois et de leurs hordes dévastatrices.
Merv, c’était la vieille ville florissante, au sol fécond, d’Antiochus Soter.
« Sème un grain à Merv, disait jadis le proverbe, pour en récolter cent. »
Et Merv avait été détruite par Gengis-Khan ! 700.000 cadavres accumulés en monceaux dans l’oasis avaient, disait-on, marqué le passage de ce redoutable conquérant jaune.
Merv avait refleuri cependant, et, en 1795, l’émir de Bokara avait détruit de nouveau la ville péniblement reconstruite.
Qu’adviendrait-il de Merv, devenu russe depuis 1884 ?
Samarkand, elle aussi, avait, en 1219, subi le choc vainqueur des hordes chinoises : relevée par Tamerlan, devenue le centre de l’empire du Terrible Boiteux, elle ne gardait plus de sa grandeur passée que le tombeau du maître, le Gour-Emir ; les tours aux revêtements de porcelaine, les ogives effondrées, qui dominent encore ses immenses ruines, étaient comme les preuves terribles du passage, au XVIIIe siècle, d’un nouveau flot de nomades.
Ainsi périodiquement, comme un immense flux aux séculaires retraits, le Monde jaune s’était toujours rué sur le Monde blanc.
Périodiquement, cette voie historique où la locomotive poussait maintenant son halètement rauque, avait été jalonnée des cadavres des défenseurs de l’Occident.
Tachkend enfin, terminus du Transcaspien, c’était cette Tour de Pierre, plantée au seuil redouté du Pays de la Soie, la cité célèbre chez les marchands grecs et romains.
C’était la grande étape de Marco Polo.
Là s’était élevé le trône d’or et de pierreries de Tamerlan, alors que, par faveur suprême, les premiers d’entre les grands étaient admis à b****r dans la poussière la trace de ses pas.
Perses, Arabes, Turkmènes, rien n’avait donc résisté au torrent. Les Invasions jaunes avaient tout balayé devant elles, et leurs dernières vagues étaient venues battre la Gaule.
Le Russe, qui maintenant défendait cette « Marche » extrême de l’Occident, serait-il plus fort et plus heureux ?
Parfois Robert prenait confiance. A voir ces grands travaux, cet ordre, cette activité qui décelaient la force et la confiance, l’optimisme du général Popoff le gagnait.
Mais il se rappelait les révélations de la guerre russo-japonaise, l’étonnement de l’Europe en présence de cette armée de petits hommes aux yeux bridés, armée née d’hier et se montrant l’égale des plus disciplinées, des plus vaillantes, des plus entraînées.
Il se répétait pour la centième fois que les peuples jaunes avaient sur les Blancs une supériorité capitale : le mépris de la mort, poussé à un degré tel que l’Antiquité même n’offrait pas d’exemple comparable à celui du suicide des quarante Samouraïs.
Et, ballotté entre ces sentiments contraires, il se félicita d’être venu, d’avoir suivi cette vaillante Maggy qui, sans autre souci que celui de voyager, de conclure une affaire, allait traverser ce pays mystérieux.
Grâce à elle, il allait savoir ; il s’informerait, il constaterait par lui-même si, comme le lui avait écrit son oncle, le vicaire apostolique de Sé-Tchouen, des grondements précurseurs d’invasion se faisaient entendre au sein de la masse mongole.
Ce voyage arrêté ou heureusement terminé, il pourrait, en reprenant sa place au Parlement, dire : « J’ai vu ».
Le 26 avril au matin, le train pénétrait enfin dans la capitale du Turkestan russe.
Tachkend, avec ses 100.000 habitants enfouis dans la verdure, occupait une sorte d’oasis de treize kilomètres de longueur sur huit de large, la surface de Paris.
C’était la résidence du général Karlow.
Le jeune gouverneur avait ménagé à ses hôtes une réception princière.
Tout le faste que peut déployer le plus somptueux potentat, il l’avait étalé pour recevoir les voyageurs.
Cet accueil était dû au ministre des Affaires d’Asie ; mais ce qui toucha infiniment plus Maggy et Robert que les salves d’artillerie, les drapeaux, les tapis et les escortes de cavaliers turkmènes, avec leurs harnachements brodés d’or et d’argent, ce fut la cordialité, la chaude sympathie qu’ils sentirent de suite à leur égard, aussi bien chez Xénia que chez Karlow.
La fille du comte Néladoff avait conservé sa beauté souveraine. Son amour pour son mari était resté aussi profond que le jour où, sur le pic Maudit, prête à la séparation finale, elle lui en avait fait l’aveu 7.
Une certaine similitude de situation devait évidemment porter les Russes à une particulière sympathie pour ce jeune couple de fiancés lancé, lui aussi, dans ces mêmes plaines d’Asie, où s’était ébauché leur roman d’amour.
Huit ans déjà s’étaient écoulés, depuis que Karlow et Xénia avaient exécuté l’ordre du tsar au prix d’un terrible déchirement, rivalisant tous deux d’héroïsme dans l’accomplissement d’un cruel devoir.
La faveur de l’empereur avait récompensé le courage et le dévouement de l’officier, et, mille fois plus précieux encore, le bonheur avait souri à leur union. Un fils leur était né, âgé maintenant de six ans.
Déjà habillé en Cosaque de la Garde, Ivan Karlow était un futur soldat de l’empereur.
De suite Maggy et Robert s’étaient sentis à l’aise dans cette maison où la joie et l’amour semblaient s’être à jamais fixés.
* * *
Mais une nouvelle des plus émouvantes, par le mystère qui la recouvrait encore, y attendait les voyageurs.
Cette nouvelle, connue depuis deux jours seulement, avait bouleversé tout le monde dans le palais du Gouvernement.
Car elle venait de transformer Maroussia Birileff, la nièce du général Popoff, en lui rendant l’espoir, en lui donnant un indice sur le fiancé qu’elle pleurait depuis neuf ans.
Un Chinois de la province de Sé-Tchouen était arrivé l’avant-veille, venant de Tsing-Tcheou, et apportant à Tachkend sur quelques chameaux un chargement de soie.
D’après les ordres permanents de Karlow qui craignait parmi les éléments jaunes du Turkestan une propagande des sociétés secrètes chinoises, ce marchand avait été fouillé et trouvé porteur d’un de ces livres bouddhiques tracés à la main et au pinceau au fond des couvents lamaïques, et donnant un extrait des prières et de la doctrine de Çakya-Mouni.
L’interprète russe qui avait feuilleté ce livre page par page, pour voir s’il ne comportait pas autre chose que des textes religieux, allait rendre cette espèce de bréviaire à son propriétaire, lorsque son attention avait été appelée par un caractère russe, un D, tracé très finement au milieu d’une page.
Il avait d’abord cru à un hasard ou à une similitude entre cette lettre et un caractère chinois ; mais sur d’autres pages, de nouvelles lettres lui étaient apparues, toujours seules, quelques-unes à peine visibles, et ces lettres étaient manifestement tracées là dans un but déterminé.
En les réunissant dans l’ordre même des pages, on avait en effet reconstitué la phrase suivante qui avait plongé tout le monde dans la stupeur la plus complète au palais du Gouvernement.
Esclave depuis sept ans à Kôlan, près Si-Ngan, j’implore assistance compatriotes qui trouveront ce livre. Dimitri Sankoff.
Dimitri Sankoff !
Mais c’était le nom et le prénom du fiancé de Maroussia !
Donc, il vivait !
Ces caractères, il les avait tracés lui-même, car la jeune fille en se reportant à des lettres d’amour échangées avant la guerre, affirmait qu’elle reconnaissait certaines lettres comme spéciales au jeune officier.
Enfin, cette phrase qui semblait sortir d’une tombe, avait été tracée récemment : il y avait moins de deux ans que Dimitri, esclave depuis sept ans, avait poussé cet appel déchirant, car la guerre maudite remontait à neuf ans déjà.
Il vivait !
Cette révélation, tombant sur son âme comme un coup de foudre, avait provoqué chez la jeune fille une joie délirante.
Elle avait été jusqu’alors l’image de la douleur, promenant dans son appartement et les jardins du palais son éternelle mélancolie. Elle sembla renaître soudain à une vie nouvelle ; elle affirma que jamais elle n’avait désespéré, que sachant son fiancé blessé grièvement à la jambe, et emporté par les Toungouses, elle avait toujours entendu une voix intérieure lui dire que Dimitri était vivant et qu’elle le reverrait.
Le Chinois porteur du précieux témoignage écrit avait été interrogé : il avait acheté ce livre de prière à un lama 8 rencontré dans un pèlerinage au Koukou-Noor. Il n’avait jamais entendu parler de Kôlan, la ville citée par la phrase russe ; il n’était jamais passé à Si-Ngan-Fou qu’il connaissait seulement comme une des capitales les plus importantes de la Chine occidentale.
On avait donc laissé aller cet homme en lui achetant le livre mystérieux, et Karlow s’était aussitôt préoccupé de trouver des émissaires bouriates parlant chinois, pour les envoyer en mission dans le Sé-Tchouen, à la recherche de Dimitri.
On juge de la joie avec laquelle Maroussia apprit de son oncle, le général Popoff, que le Français et l’Américaine qui venaient d’arriver à Tachkend, et qui allaient être pendant quelque temps les hôtes du général et de la comtesse Karlow, avaient l’intention de traverser la Chine pour aboutir au Yang-Tsé.
Le premier mouvement de la jeune Russe fut une supplication exaltée adressée à Maggy.
— Emmenez-moi, je vous en conjure, emmenez-moi !
Maroussia avait été fiancée à seize ans ; elle avait donc vingt-cinq ans, et était de cinq ans l’aînée de Maggy.
Elle était comme elle, grande, svelte, élancée ; on eût dit une sœur brune de la jeune Américaine. Casquée de cheveux châtains aux fauves reflets dégageant un beau front, les yeux noirs et profonds, le teint mat, elle était comme transfigurée, et, de son impénétrable tristesse, il ne restait plus dans son regard aux chaudes effluves que l’expression d’une résolution farouche.
Maggy, que séduisait tout ce qui était noble et généreux, et surtout les tentatives qui sortaient de l’ordinaire, ne pouvait qu’accéder à une prière revêtant un pareil accent de conviction.
Mais pour montrer à Robert quelle place il tenait désormais dans sa vie, elle lui en parla tout d’abord.