1.-2

2024 Mots
— Il faudra que j’envoie des instructions. Cette Maggy peut nous être un otage précieux, mais, quoi qu’il arrive, il ne faut pas qu’on touche un cheveu de sa tête. Ma-Tong avait déjà rapproché les deux bords de la coupure de l’enveloppe en les humectant d’une colle transparente, très adhésive, il tamponna légèrement le tout d’une fine poussière de papier qui rendit en un instant, à l’enveloppe mutilée, son aspect normal. Yukinaga le regardait distraitement terminer cette opération, lorsque le volet du tableau de distribution, actionné par la porte même du bureau de sir Jonathan, tomba pour la deuxième fois. — C’est lui, murmura-t-il d’une voix étouffée… Enfin, c’est bien lui !… * * * Le personnage qui avait le rare et unique honneur de pénétrer dans le bureau du Roi du Pacifique était un homme de haute taille. Il portait le costume des Chinois aisés, longue robe bleue recouverte d’un large manteau de grosse soie violette ; sur la tête, calotte de crin noir tressé surmontée de l’habituel g***d rouge ; aux pieds, sandales vernies noires. Ses cheveux grisonnants étaient tressés en une petite queue courte qui atteignait à peine les omoplates. La figure dure, un peu grasse, était agrémentée d’une barbiche blanche, formée de poils longs et rudes soigneusement peignés ; les yeux très petits, et enfouis sous le large bourrelet de paupières fortement plissées, brillaient d’un éclat étrange. Rien ne le distinguait à première vue des Chinois, ses compatriotes, parqués au centre de la ville, dans ce Canton américain, ghetto sinistre, où la police n’aime guère à s’aventurer qu’en force. Un détail pourtant retenait l’attention : le petit doigt de la main gauche était terminé par un long dé d’or soigneusement ciselé que supportait l’ongle démesurément long. C’était l’indice d’une vie consacrée aux lettres et aux arts. Sir Jonathan avait du premier coup d’œil saisi cette marque caractéristique que l’on trouve rarement à San Francisco, où les Célestes sont voués uniquement aux besognes matérielles, où ils se font maçons, blanchisseurs, portefaix, domestiques dans les grandes maisons, depuis que les Blancs ont jugé ces postes incompatibles avec leur dignité de citoyens de la libre Amérique. — Je ne voulais pas vous recevoir, dit brutalement le financier. Vous avez insisté. Que me voulez-vous ? Parlez-vous anglais ? La voix était rude et brève ; sir Jonathan avait à peine tourné la tête vers son visiteur. — Yes, répondit le Chinois. Et sans ajouter un seul mot, sans se presser, il entr’ouvrit son mantelet de soie, saisit un sachet pendu à la ceinture de sa robe et en sortit une boîte de laque brune, longue, mince et plate. L’ayant ouverte, en pressant sur un ressort, il en tira une feuille de papier de riz jaune pointillé de vermillon, couverte de dessins bizarres, longs traits noirs, effilés, tracés au pinceau, tous brusquement arrêtés sur un des bords. Sir Jonathan l’avait considéré avec curiosité : il prit le papier que le Chinois lui tendait. Ce n’était pas la première fois que le milliardaire américain en voyait du même genre. En relations fréquentes avec des banquiers du Céleste Empire, il était au courant de ce système de chèques qui consiste à tracer au hasard du pinceau, sur une feuille de papier, des traits quelconques, de grosseurs variées, sans autre règle que la fantaisie. La feuille coupée en deux, par un trait de ciseaux jeté en travers de ces lignes, donne un chèque et son talon. La reconnaissance se fait en rapprochant les deux parties et il n’y a pas d’exemple qu’une supercherie ait jamais pu réussir avec ce procédé en apparence si primitif. Souvent donc, la maison Wishburn avait eu en compte des dépôts à solder sur semblables présentations. Mais ce chèque devait avoir quelque chose d’extraordinaire, car le flegmatique Américain, après avoir considéré assez longuement le réseau enchevêtré des lignes brusquement interrompues, se redressa soudain, appuyé au dossier de son fauteuil. Puis il considéra fixement le Chinois. Celui-ci semblait absolument indifférent à cet examen prolongé de sa personne : tranquillement, il regardait autour de lui. Le bureau de sir Jonathan Wishburn était une pièce très vaste qui prenait jour par deux grandes baies vitrées donnant à l’ouest sur l’immensité du Pacifique. Le plafond, en coupole surbaissée, raccordé aux murs par des demi-cintres et quatre caissons ovales dans les angles, était orné d’une fresque allégorique : l’Amérique, sous les traits d’une jeune femme parée des attributs de la Minerve antique, tendait une main secourable à la Chine et au Japon représentés sous les traits de vieillards encore vigoureux implorant son aide les mains jointes. La paroi opposée à la porte d’entrée était formée d’une immense glace dont le cadre, aux moulures surchargées d’ornements, dissimulait les appareils d’audition et de visée que nous avons vu aboutir dans la mystérieuse cellule de Yukinaga. A droite, en face du fronton, le mur était recouvert de larges carreaux de faïences artistiques, dont l’assemblage reproduisait la célèbre fresque de Puvis de Chavannes à l’amphithéâtre de la Sorbonne. Dans un angle, une énorme bibliothèque Louis XV, délicieusement ornée d’amours de bronze et de délicats feuillages merveilleusement ciselés, faisait pendant au bureau du même style, meuble colossal, chef-d’œuvre de Lynch, destiné à l’empereur d’Allemagne, mais que le milliardaire avait enlevé en le payant le double de sa valeur, lors de la dernière Exposition de Paris. Sur la table du bureau garni de maroquin vert, tout un damier de touches d’ivoire et de nacre se trouvait disposé à portée de la main. Sans cesser de regarder son interlocuteur, sir Jonathan appuya sur la plus éloignée. Aussitôt une forte sonnerie retentit dans le vestibule. En même temps, un des panneaux de faïence de la fresque de Puvis de Chavannes pivota sur lui-même découvrant, creusé dans l’épaisseur du mur, un compartiment aux parois d’acier bleuâtre. La fresque tout entière n’était en effet qu’un immense coffre-fort aux multiples alvéoles. Un n***e gigantesque venait d’entrer, prêt à prendre le contenu du casier sur l’ordre du maître, qui, lui, ne se dérangeait jamais. — Non, dit brusquement l’Américain, va-t’en. Il se leva et lentement, du pas pesant et assuré de l’homme qui a su se hisser sur un piédestal de millions, il se dirigea vers le compartiment ouvert pour y prendre — ce qu’il avait bien rarement fait lui-même — le talon du fameux chèque. Sir Jonathan était un homme dans toute la force de l’âge, grand, robuste, vigoureusement musclé. Au physique comme au moral c’était un lutteur et il en avait la carrure athlétique. Les sourcils grisonnants, rudes, épais, abritaient des yeux gris de fer d’une acuité extrême : le nez un peu fort, les mâchoires carrées, les lèvres minces, dénotaient une volonté énergique, une ténacité de businessman : les cheveux rudes, coupés en brosse, la barbe et la moustache soigneusement rasées lui donnaient un peu le type classique des amiraux anglais. Il avait poussé contre la paroi du gigantesque coffre-fort un escabeau de chêne sculpté ; grâce à lui, il atteignit un portefeuille, l’ouvrit et en retira un morceau de papier de riz analogue à celui qu’il tenait à la main. Un peu fiévreux, il juxtaposa les deux feuillets : les lignes coïncidaient exactement. Rapidement il revint à son bureau. — Veuillez donc vous asseoir, dit-il au Chinois. — No, thank you, répondit l’énigmatique personnage. Sir Jonathan, prêt à se rasseoir, resta debout : rapidement il compulsa les fiches annexées au talon du chèque. * * * Six mois auparavant, le directeur de la Hong-Kong Schangaï Bank avait officiellement informé la maison Wishburn que M. Sou-Kiang, de nationalité chinoise, faisant élection de domicile, n°5, Queen’s road à Hong-Kong, avait déposé dans les caveaux de la banque cent vingt millions de dollars 2 représentés par des barres d’or pur, bien et dûment pesées, vérifiées et acceptées comme valeur de bon aloi par le service technique de la banque. M. Sou-Kiang avait donné ordre de passer la somme en écritures à la maison Wishburn de San-Francisco, se réservant d’en toucher partie ou totalité en cette ville, sur présentation d’un chèque dont le talon était joint à l’envoi. A la première lettre du directeur de la Hkg-Shgï Bank, s’ajoutaient les ordres de transfert des expéditions d’or. San Francisco, en effet, est resté le grand marché d’or du monde. La Californie, même aujourd’hui que la fièvre des placers est quelque peu apaisée, est encore un des centres miniers les plus importants du globe. La banque de Hong-Kong pouvait donc éviter les risques de transport à travers le Pacifique, en achetant sur place le métal précieux nécessaire, mais pour atteindre le chiffre colossal constitué par le dépôt, il avait fallu opérer sur le marché une véritable rafle dont s’étaient inquiétées à bon droit les banques de France et d’Angleterre. Enfin la somme avait été parfaite. Dans les caves inondables du palais de Lone Mountain, la réserve nécessaire au paiement immédiat de ce fantastique effet au porteur reposait : « lingots parallélépipédiques poinçonnés à la Monnaie de la Market-Street ». Jamais, dans sa longue carrière de milliardaire, sir Jonathan n’avait vu un chèque de pareille valeur ; jamais il n’avait pu concevoir surtout pareille immobilisation de capitaux. Quelquefois sa pensée s’y était arrêtée et il aimait à se représenter quelque prince mystérieux, descendant de ces fabuleux empereurs chinois qui avait fait bâtir le palais sur lequel avait été copiée sa somptueuse demeure. Et voilà que cet homme était devant lui, simplement vêtu, comme un marchand de soie d’Oakland. Il avait failli ne pas le recevoir et cet homme maintenant pouvait, s’il le voulait, prendre livraison de suite de la somme fantastique, faire charger et enlever cet immense amas de métal jaune. — Sir Sou-Kiang ? interrogea l’Américain. — Yes. Tout est en ordre ? — Parfaitement, vous désirez recevoir en espèces ou en billets, tout ou partie de la somme ? — Non, je laisse la somme ici, j’achète des fusils. — Des fusils ! — Yes. Vous fabriquez dans vos usines de Queen’s Dock des armes automatiques du calibre de deux pouces et demi dont la hausse est graduée jusqu’à 2.500 yards. — Exact. — Vous avez vendu ces fusils, il y a quatre mois, aux Coréens, à raison de douze dollars pièce. — Vous êtes bien renseigné. — Il m’en faut cinq millions. L’Américain sursauta, puis se remettant aussitôt, répéta le chiffre. — J’ai dit cinq millions, modula le Chinois de sa voix calme, soit soixante millions de dollars. Vous avez vendu les munitions à raison de un dollar les cent cartouches sur b***e automatique. Il m’en faut mille par fusil. — Cela fait… — Ne cherchez pas : cela fait cinq milliards de cartouches, soit cinquante millions de dollars. — Parfaitement, fit l’Américain, je… — Je n’ai pas fini : le tout doit être rendu à la fin de la onzième lune, dans cinq mois donc, à Telou-King sur le Yang-Tsé ; pouvez-vous livrer ? Sir Jonathan était déjà remis dans son assiette. — Oui, assurément, fit-il, je puis… mais les frais de transport ? — Je paie les frais de transport, les risques et l’assurance : il reste dix millions de dollars pour cela : c’est plus que suffisant. Le Roi du Pacifique s’inclina. — En ce cas, déclara-t-il, je ne vois plus d’objection, j’accepte. — All right ! fit le Chinois. Et sans un mot de plus, il tourna sur lui-même, ouvrit la porte et disparut, laissant son interlocuteur debout, immobile, près de son énorme bureau, admirant, malgré lui, l’étrange désinvolture de ce Céleste, dans lequel il n’osait plus voir une créature d’ordre inférieur, depuis qu’il l’avait vu brasser les millions, les fusils et les cartouches avec la tranquille insouciance d’un marchand de thé. * * * De sa cellule souterraine, Yukinaga n’avait perdu ni un mot ni un geste de l’entretien. Au moment même où la chute du volet avertisseur lui annonça que la porte du bureau de sir Jonathan pivotait sur ses gonds, il bondit vers le canal souterrain qui lui avait donné passage tout à l’heure. Quelques instants après, il était dans la grande avenue plantée de cèdres qui descend en pente douce vers la porte monumentale du parc de Lone Mountain. La nuit allait venir. A l’horizon, très loin, dans la direction de South-Favallen, le soleil était à demi plongé déjà dans les flots empourprés du Pacifique. L’agitation bruyante des fins de journée emplissait San Francisco d’un indicible brouhaha ; chemins de fer, tramways, cars électriques, automobiles, sonnaient, soufflaient, mugissaient dans les rues de la Perle de la Californie, et de la grande ville montait, jusqu’au parc ombreux, la rumeur intense d’une vie trépidante et fiévreuse. Isolé du bruit au sommet d’une colline d’où l’on dominait toute la cité, le palais de sir Jonathan Wishburn reposait dans le silence au milieu des cèdres et des grands chênes amenés à grands frais des Montagnes Rocheuses. C’était une étrange et bizarre construction, fantaisie de milliardaire, reproduction exacte, disait-on, du légendaire palais de Tchao-Ping-Fou, berceau de la vieille dynastie des Mings. Dans la large avenue qui descendait de l’esplanade au palais, vers la grille monumentale de fer forgé de l’entrée, les globes électriques s’allumaient l’un après l’autre. Sans hâte, Yukinaga marchait dans l’avenue. Bientôt, derrière lui, il entendit craquer légèrement le sable. Sans bouger la tête d’une manière sensible, il regarda. Le Chinois qui venait de faire au Roi du Pacifique cette formidable commande d’armes et de munitions, descendait paisible vers la ville, la tête un peu penchée en avant, les mains croisées sur la poitrine, enfouies, dissimulées sous les longues manches de soie violette.
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER