Prologue

889 Mots
Prologue San Francisco, il y a vingt ans. Soleil implacable, asphalte brûlant. Juillet plombait les rues d’une chaleur écrasante. Franchissant à pleine vitesse l’air incandescent qui nimbait le sommet de Columbus Avenue, une Ford rouge s’éleva soudain dans l’atmosphère, moteur hurlant. Pris en chasse par trois patrouilles de police aux sirènes tonitruantes, le véhicule manqua l’embardée en retombant, heurtant le bitume dans une gerbe d’étincelles. Cramponné au volant, son conducteur, le front perlé de sueur, s'évertuait à conserver un calme apparent. Son passager, lui, avait perdu le sien depuis longtemps. — Faut qu’on se rende, Rodney ! hurla-t-il, paniqué, désignant du regard un sac de toile posé sur la banquette arrière. J’ai pas envie de crever pour ça ! — La ferme, Tony ! le coupa l’autre. Si on ne livre pas la marchandise, on y passera de toute façon ! À peine avait-il achevé sa phrase qu’une quatrième unité de police se joignait au cortège, accentuant la menace. La Ford louvoyait à tombeau ouvert au milieu de la circulation, passant d'une file à l'autre. Chaque véhicule frôlé et esquivé de justesse sifflait à ses vitres latérales comme des balles traçantes. — Par les docks, vociféra Tony en indiquant la direction. Pied au plancher, l'automobile poursuivit sa course folle sur Montgomery Street, puis bifurqua sèchement sur Market Street en direction de la baie. Dans son sillage, les sirènes n’avaient pas lâché leur proie. Accélérant encore, la Ford braqua sur Embarcadero. À cent mètres de là, Bay Bridge surplombait des eaux d'un bleu profond, indifférent au ballet mécanique que se livraient fuyards et forces de l’ordre. King Street, puis le Giants Stadium. Quelques centaines de mètres encore, et la kyrielle d’entrepôts des docks offrirait aux fugitifs le labyrinthe idéal où perdre leurs poursuivants. La manœuvre inopinée d’un engin de levage sur le trajet de la Ford coupa court à l’ambition. Un coup de volant rageur évita la collision, pas le tête-à-queue, qui s'acheva sèchement contre l’angle abrupt d’une pile de béton. Seul Rodney parvint à s'extraire, hagard, de l'amas de tôles froissées. Le front ensanglanté, il jeta un œil sur sa gauche. Tony gisait sur le tableau de bord. Ne subsistait de son crâne qu’un agrégat de chair et d'os informe, d’où émergeaient deux yeux exorbités. Gravée sur les rétines, la dernière image perçue, celle du pare-brise, percuté de plein fouet. Les sirènes toutes proches sortirent Rodney de sa torpeur. Récupérer le sac sur la banquette arrière. Prendre la fuite. En une fraction de seconde, ces priorités s’imposèrent, au moment où les policiers rejoignaient le véhicule accidenté. Trente secondes plus tard, ces derniers balayaient de leurs torches la pénombre d’un entrepôt voisin, où s'était réfugié le rescapé. Les faisceaux des lampes s'agitaient sur le méandre de marchandises comme des insectes frénétiques autour d'une flamme. Arme au poing, la dizaine de flics se scinda en binôme afin de couvrir plus de terrain. Seul le clapotis de leurs semelles de cuir sur le sol bétonné transgressait le silence. Des murs de caisses se dressaient autour d'eux, masses oppressantes, presque menaçantes d'inertie. Malgré l'obscurité, une chaleur lourde saturait l'air ambiant, engluant les gestes, brûlant les yeux. Dans la lumière électrique, des particules de poussière s'agitaient par milliers, anarchiques, telles des constellations en mouvement perpétuel. Un bruit suspect brisa soudain la pénombre, attirant à lui l'un des groupes. Convergeant vers son origine, les uniformes débouchèrent sur une aire de stockage de produits chimiques, où une douzaine de cuves d'acier frappées d'une tête de mort sans équivoque s’alignaient en bon ordre. Ted Kowalski ne respirait plus que par intermittence. De puissants effluves d'alcool et d'ammoniaque emplissaient l'atmosphère, brouillant ses sens. Arme et torche braquées, l’officier, rompu aux patrouilles de rue, avançait maintenant à pas feutrés. Au sol, des flaques irisées lui renvoyaient son image déformée. Un nouveau grincement métallique acheva de le convaincre. Le suspect était là, tout près. Il pouvait presque entendre son souffle saccadé. Tendu comme un arc, il avança encore. Une pression familière s'insinuait dans ses veines, mélange d'adrénaline et de peur. Le tissu de sa chemise, trempé de sueur, collait à sa peau brûlante. Mais Kowalski ne sentait plus rien. Son corps s'était comme dématérialisé, s'abstrayant de la réalité ambiante, tout entier concentré sur son objectif. Un mouvement furtif détourna soudainement son regard. Cette fois, il tenait son fuyard. D'un signe de tête, il ordonna à son coéquipier de contourner la zone, afin de couper court à toute retraite. À cinq mètres de là, Rodney se tenait debout, tournant le dos au policier. Essoufflé, mais calme. Étrangement calme. Lorsque Kowalski proféra les sommations d’usage, il se retourna avec une lenteur froide et calculée. Le flic découvrit alors son visage, blême, presque extatique. De longues mèches brunes, émanant de sa chevelure hirsute, collaient au sang séché de sa blessure au front. Un regard étrange émergeait du tumulte. Lointain, presque absent. Nouvelles sommations. La voix du policier se perdit dans les limbes. Mutique, Rodney n’avait pas bougé d’un pouce ; jusqu’à ce que son regard change soudain, provoquant son éveil, brutal, inattendu. Une arme avait surgi. La balle qui sortit du canon faucha l’officier en pleine poitrine. L’écho de la déflagration n’avait pas encore disparu que deux autres tirs déchiraient l’obscurité. Une balle dans la jambe, une autre dans l’épaule. Le second flic n’avait, lui non plus, pas manqué sa cible. L’assassin s’écroula comme un pantin, au moment où une forêt d’uniformes, alertée par la fusillade, investissait les lieux. Dans l’heure qui suivit, des myriades de gyrophares imprimèrent leurs lumières hystériques aux abords du hangar, accompagnant les allées et venues de dizaines de policiers. Des combinaisons blanches inspectaient les lieux à la lueur diffuse de lampes à rayons ultraviolets. Rodney y était entré avec un sac, mais rien d’autre que le corps de Kowalski ne sortit de la scène de crime.
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER