Chapitre 4

665 Mots
4Il y avait certainement autant de poussière sur le guéridon du salon recouvert de soixante-cinq petits animaux en verre soufflé que dans la permanente d’Augusta Nerval. Elle buvait sa tasse de thé, droite comme un i, sur une chaise à la broderie vieillotte. Dans la demeure familiale des Nerval, sur le coteau de Cologny, rien n’avait changé depuis septante-cinq ans. Les grands-parents d’Augusta avaient installé là le berceau d’une longue lignée de Nerval. Depuis que ses frères et soeurs avaient déserté la maison pour fonder leur foyer, Augusta était la maîtresse des lieux. Sèche et frêle, elle s’obstinait à porter des chemisiers à jabot de dentelle et à se tartiner les joues d’un fond de teint rose pâle qui ne lui allait pas, qu’elle recouvrait en plus d’une poudre de riz, certes chère, mais dont le parfum virait à l’aigre à force d’être démodé. Sa mise en plis était impeccable. Le coiffeur de La Capite l’arrangeait chaque semaine, et Augusta mettait un point d’honneur à se refaire tous les deux jours les ongles avec le même vernis fuchsia depuis quarante ans. Elle portait des escarpins en crocodile beige clair qui rendaient ses jambes encore plus ternes. Elle était laide. Mais tellement laide que ses défauts, se complétant, finissaient par lui composer un personnage. Augusta était quelqu’un. Elle aurait pu vivre au temps de la reine Victoria. Sans doute, d’ailleurs, une telle époque lui aurait-elle mieux convenu, puisqu’en ce temps-là, chaque couche de la société restait à sa place et cela avait du bon. La chaînette en or qu’Augusta portait au poignet et la breloque qui y pendait venaient heurter la soucoupe tandis qu’elle buvait, à petites gorgées, la bouche pincée. On disait d’elle qu’elle n’avait jamais souhaité se marier. On ne disait pas dans la famille Nerval si une fois – une seule! – un homme avait eu envie de la demander en mariage… C’était la grande sœur. On la respectait en raison de cette préséance due au hasard, mais si importante dans les familles où il y a de l’argent. Elle ignorait bien sûr les moqueries de ceux qui la disaient sortie tout droit du siècle dernier et qui supportaient tant bien que mal ses remarques, subissaient ses décisions comme ils le pouvaient, en attendant son décès et le partage familial. Deux soeurs, mariées à l’étranger avaient d’ailleurs quasiment coupé le contact avec Augusta, lassées par son côté vieillot. Rose frappa doucement à la porte avant de pénétrer dans le salon. Depuis qu’elle était au service de la famille Nerval, elle était d’une discrétion exemplaire. Sa douceur, sa patience représentaient une énigme totale pour plusieurs membres de la famille. Comment faisait-elle pour supporter Augusta, elle qui avait connu madame Nerval mère? Une femme enjouée, drôle, généreuse, qui avait mis au monde cinq enfants dans le plus grand des bonheurs, mais en oubliant de léguer à sa fille aînée son côté positif, sa joie de vivre. Si madame Nerval mère était la lumière, Augusta était son ombre. Mais Rose les avait servies l’une après l’autre avec la même dévotion. Était-elle seulement payée? Plus personne ne le savait. Rose servirait la famille jusqu’à sa mort. C’était ainsi. Discrètement, la bonne posa le courrier du jour sur un plateau d’argent disposé sur un petit meuble. Augusta y jeta un regard en coin et reconnut très vite, sur une enveloppe, l’écriture de sa belle-sœur. Esther, la veuve d’Edgar, malgré son accident et son handicap, continuait à s’intéresser de près à diverses activités culturelles et rendait de multiples services à des galeries, en copiant à la main des adresses pour des invitations à des vernissages. Esther ne l’aimait pas. Augusta le savait. Pourtant, par défi sans doute, Esther la conservait sur sa liste d’invités privilégiés, ce qui valait à Augusta des missives régulières portant l’écriture d’Esther. C’était à chaque fois une provocation. Que son frère Edgar, qui n’avait aucune notion des valeurs des gens ni de leur rang, ait épousé cette «grue», c’était une chose. Dieu merci, elle ne lui avait pas donné d’enfant. Mais qu’à présent, elle, Augusta, doive supporter cette femme qui, déjà d’extraction modeste, était en plus handicapée, quelle honte! Quelle gêne! Il fallait absolument que cela cesse… Augusta sourit en avalant une nouvelle gorgée de thé. «Si le Bon Dieu m’écoute», dit-elle avec un sourire mauvais, «il devrait mettre fin aux souffrances de cette pauvre femme.»
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