On se leva aussitôt et, après avoir marché quelque temps en ordre dispersé, tous les promeneurs finirent par se retrouver sous les ombrages délicieux d’une belle allée de tilleuls qui aboutissait à la rivière et semblait tracer la limite de la propriété d’agrément. La vue, à cet endroit, était très belle : à gauche, au pied d’une colline boisée, dans un site bien abrité, se dressait la ferme d’Abbey Mill ; devant, s’étendaient de vastes prairies au travers desquelles serpentait la rivière. – C’était un spectacle agréable, reposant pour les yeux et pour l’esprit : la verdure anglaise, la culture anglaise et le confort anglais sous un beau soleil ! Emma arriva en compagnie de M. Weston et trouva M. Knightley et Henriette en conversation animée : elle fut frappée de ce tête-à-tête et heureuse de constater le revirement qui s’était produit dans l’opinion de M. Knightley touchant son amie. Celle-ci, de son côté, s’était transformée : elle pouvait désormais contempler sans envie la ferme d’Abbey Mill, ses riches pâturages, ses nombreux troupeaux, son potager en fleur et la légère colonne de fumée qui montait dans le ciel bleu. Quand Emma les rejoignit, M. Knightley était en train de décrire à Henriette les différents modes de culture. Ils marchèrent ensemble en causant de la façon la plus cordiale. Il fallut bientôt songer au déjeuner, et les invités reprirent le chemin de la maison. Ils étaient tous installés et pourtant Frank Churchill n’arrivait pas. Mme Weston ne cessait de regarder à la fenêtre ; M. Weston, tout en regrettant l’absence de son fils, se moquait des craintes de sa femme. Celle-ci s’étonnait néanmoins qu’après avoir annoncé si explicitement sa venue, Frank manquât à sa promesse. On lui fit observer que l’état de Mme Churchill suffisait à expliquer un renversement des plans antérieurs. Mme Weston finit par se laisser convaincre. Le repas terminé, on décida de descendre jusqu’aux étangs de l’Abbey ; M. Woodhouse avait déjà fait un tour dans la partie la plus élevée du jardin où l’humidité de la rivière n’arrivait pas ; Emma demeura pour lui tenir compagnie afin de permettre à Mme Weston de prendre un peu d’exercice. M. Knightley s’était ingénié à amuser M. Woodhouse : livres, gravures, médailles, camées, coraux, coquilles avaient été mis à la disposition de son vieil ami. Avant le déjeuner, Mme Weston lui avait fait les honneurs des diverses collections et il se préparait à se livrer à une seconde inspection. Avant de s’asseoir auprès de son père, Emma avait accompagné les autres jusqu’à la porte où elle s’était attardée quelques moments dans l’antichambre pour examiner un tableau ; elle était là depuis peu quand elle vit arriver Jane Fairfax ; celle-ci marchait vite et paraissait préoccupée ; en apercevant Emma, la jeune fille sursauta : – Je ne comptais pas, dit-elle, vous rencontrer ici, Mademoiselle Woodhouse, mais c’est vous, précisément, que je cherchais. Je viens vous demander de me rendre un service. Ma tante n’a pas la notion de l’heure et je suis sûre que ma grand’mère sera inquiète. Je vais rentrer de suite. Je n’ai averti personne pour ne pas troubler la promenade. Les uns sont allés aux étangs, les autres du côté des tilleuls ; jusqu’au retour, on ne s’apercevra pas de mon absence : alors je vous prie de bien vouloir dire que je suis à la maison.
– Certainement, si vous le désirez ; mais vous n’allez pas marcher jusqu’à Highbury ? – Mais si ; que peut-il m’arriver ? Je serai à la maison dans vingt minutes. – Laissez, je vous en prie, le domestique de mon père vous accompagner, ou plutôt je vais commander la voiture : elle sera attelée dans cinq minutes. – Merci ; à aucun prix. Je préfère marcher. Il convient que je m’accoutume à sortir seule : je vais bientôt être appelée à veiller sur les autres ! Elle parlait nerveusement et Emma répondit avec cœur : – Dans tous les cas il ne peut y avoir actuellement aucune utilité à vous imposer cette fatigue, d’autant plus que la chaleur est accablante. – Je me sens lasse en effet, Mademoiselle Woodhouse ; nous avons toutes connu, n’est-il pas vrai des moments de découragement ? La plus grande preuve d’amitié que vous puissiez me donner est de me laisser faire à ma guise. Veuillez seulement expliquer mon absence, au moment opportun. Emma n’avait plus rien à ajouter ; elle accompagna la jeune fille jusqu’à la porte avec une sollicitude amicale. Jane la remercia et elle ajouta : – Oh ! Mademoiselle Woodhouse, quel repos, parfois, d’être seule ! Emma interpréta cette exclamation comme l’aveu de la perpétuelle contrainte infligée à Jane par la compagnie de sa tante. « Je vous comprends » se dit-elle en revenant sur ses pas « et j’ai pitié de vous ! » Un quart d’heure ne s’était pas écoulé et Emma avait à peine eu le temps d’examiner une série de vues de la place Saint-Marc, à Venise, quand Frank Churchill pénétra dans la pièce. Emma ne pensait plus à lui mais elle fut très contente de le voir : elle pensa d’abord que Mme Weston serait tranquillisée ; du reste la jument noire n’était, en aucune façon, responsable du retard. – Au moment où je m’apprêtais à me mettre en route, dit-il en s’asseyant, ma tante a été prise d’une crise nerveuse qui a duré plusieurs heures ; j’avais d’abord renoncé à ma visite, mais, à la suite d’un mieux sensible chez la malade, je me suis décidé à monter à cheval. Toutefois, si j’avais prévu la température à laquelle j’allais être exposé et que j’arriverais trop tard, je ne serais pas venu. La chaleur est excessive ; je puis supporter n’importe quel degré de froid, mais la chaleur m’accable. – Vous serez bien vite rafraîchi, répondit Emma, si vous restez assis tranquillement. – Dès que j’aurai moins chaud, je m’en irai. Il m’a été très difficile de me rendre libre, mais mon père avait tant insisté dans sa lettre !… Vous allez, du reste, tous partir bientôt je suppose ; j’ai rencontré une des invitées sur la route ; par un temps pareil, c’est de la folie, de la folie pure ! Emma l’écoutait parler avec surprise et s’étonnait d’un pareil accès de mauvaise humeur. Certaines personnes deviennent irritables, quand elles ont chaud : évidemment Frank Churchill faisait partie de cette catégorie. – Vous trouverez dans la salle à manger, reprit-elle, un excellent déjeuner, et cela vous fera du bien.
– Non, je n’ai pas faim ; je vous remercie… je préfère rester ici. Deux minutes après, néanmoins, il changea d’avis et se dirigea vers la salle à manger, sous le prétexte de boire un verre de bière. Emma se retourna vers son père et se consacra de nouveau à lui. « Je suis heureuse, pensait-elle, de n’avoir plus d’inclination pour lui ; je ne pourrais aimer un homme qu’un peu de soleil suffit à mettre hors de lui ! » Frank Churchill demeura absent assez longtemps pour avoir été à même de prendre un repas très confortable et revint en bien meilleur état, ayant retrouvé ses bonnes manières ; il approcha une chaise, prit intérêt à leurs occupations et exprima d’une façon raisonnable son regret d’être arrivé si tard. M. Woodhouse était en train de regarder des vues de Suisse. – Dès que ma tante ira mieux, dit-il, j’irai à l’étranger ; je n’aurai de repos que je n’aie vu tous ces endroits. Je vous enverrai mes dessins ou le récit de mon voyage ou un poème. Je veux faire parler de moi. – C’est possible, mais pas à propos de dessins. Vous n’irez pas en Suisse ; votre oncle et votre tante ne vous laisseront jamais quitter l’Angleterre. – Ils peuvent être amenés à voyager eux-mêmes ; il est très possible qu’un climat chaud soit ordonné à ma tante. J’ai idée que nous irons tous à l’étranger ! J’ai besoin d’un changement. Je suis fatigué de l’Angleterre et je partirais demain si je le pouvais. – Vous êtes fatigué de la prospérité et du bien-être ! Découvrez-vous quelques soucis et restez ! – Vous vous trompez ; je ne me considère nullement comme un être privilégié : je suis contrecarré en tout. – Vous n’êtes cependant pas aussi malheureux que vous l’étiez en arrivant. Allez tremper encore un biscuit dans du madère et vous serez tout à fait remis ! – Non, je ne bougerai plus ; je resterai près de vous ; je ne connais pas de meilleur remède. – Nous allons à Box Hill demain. Vous viendrez avec nous ; sans doute, ce n’est pas la Suisse, mais c’est toujours un pis aller pour un jeune homme qui éprouve l’impérieux besoin d’élargir son horizon ! Vous resterez ici ce soir et vous viendrez avec nous, n’est-ce pas ? – Il faut que je rentre ce soir. Il fera frais ; ce sera très agréable. – Mais vous pouvez revenir demain matin de bonne heure ? – Ce n’est pas la peine ; si je viens, je serai de mauvaise humeur. – Dans ce cas, je vous prie, demeurez à Richmond. – Mais si je reste, ce sera pire. Je ne pourrai jamais supporter la pensée de vous savoir tous là-bas sans moi. – Vous êtes seul juge en cette affaire ; optez entre les deux maux ! Je vous laisse libre. Les promeneurs arrivèrent bientôt : pour quelques-uns d’entre eux ce fut un grand plaisir d’apercevoir Frank Churchill ; d’autres demeurèrent plus calmes, mais l’absence de Mlle Fairfax fut regrettée de tous. On ne tarda pas à s’apercevoir qu’il était l’heure de se séparer et après avoir pris les dernières dispositions pour le rendez-vous du lendemain, on se dit adieu. Les derniers mots que Frank Churchill adressa à Emma furent : – Eh bien ! Si vous m’en donnez l’ordre, je resterai. Emma sourit approbativement. Il fut donc décidé, qu’à moins d’un rappel de Richmond, le jeune homme coucherait à Randalls.
matin suivant, le temps était magnifique. Toutes les autres conditions de succès se trouvèrent remplies : l’organisation dont Mme Weston avait été chargée ne laissait rien à désirer ; chacun fut exact au rendez-vous. Il avait été convenu qu’Emma et Henriette feraient route ensemble ; Mlle Bates et sa nièce devaient prendre place dans la voiture de Mme Elton. Les hommes suivraient à cheval. Mme Weston avait insisté pour tenir compagnie à M. Woodhouse. On parcourut les sept lieues sans incident et en arrivant tout le monde fut unanime à vanter les beautés de la route. Mais l’accord ne devait pas être de longue durée et la fusion des divers éléments assemblés ne fut à aucun moment réalisée. M. Knightley se consacra à Mlle Bates et à Jane, Emma et Henriette étaient escortées de Frank Churchill, les Elton suivaient avec M. Weston, qui s’efforçait en vain de faire naître l’harmonie entre les différents groupes ; M. Elton, de son côté faisait tous ses efforts pour se rendre agréable ; néanmoins pendant les deux heures que dura la promenade sur la colline, rien ne put dissiper la gêne ambiante. Au début, Emma s’ennuya profondément ; elle n’avait jamais vu Frank Churchill si silencieux et si morne ; il ne disait rien d’intéressant, regardait sans voir, admirait sans intelligence et écoutait sans comprendre. Henriette semblait, de son côté, subir la contagion de leur cavalier ; ils étaient tous deux insupportables ! Quand on s’assit pour déjeuner, Frank Churchill se métamorphosa ; il devint communicatif et gai ; il ne dissimulait pas son désir de plaire à Emma et celle-ci de son côté, contente d’être distraite, l’encourageait contre son habitude : elle n’attachait du reste maintenant aucune importance à l’attitude du jeune homme, qu’elle considérait simplement comme un ami. Pour les autres néanmoins il y avait toutes les apparences d’un flirt. – Combien je vous suis obligé, dit-il, de m’avoir conseillé de rester ; sans votre intervention je me serais privé du plaisir de cette journée ; j’étais tout à fait décidé à partir. – Oui, vous étiez de très méchante humeur et je ne sais trop pourquoi : peut-être ressentiez-vous du dépit de n’avoir pu goûter les plus belles fraises ! Je me suis montrée meilleure amie que vous ne le méritiez. – Vous vous trompez : j’étais seulement fatigué ; la chaleur m’avait accablé. – Il fait plus chaud aujourd’hui. – Ce n’est pas mon avis ; je me sens tout à fait à mon aise.
Vous vous sentez bien parce que vous avez repris possession de vous-même : hier, pour une raison ou pour une autre, vous n’étiez plus maître de vous ; comme je ne puis pas toujours être là pour vous diriger, vous ferez bien dorénavant d’assumer seul la responsabilité de vos actes. – J’aurai de toute façon un motif pour agir : que vous soyez présente ou non, votre influence existe toujours. – Elle ne date en tout cas que d’hier trois heures : s’il en eût été autrement, vous n’auriez pas été si désagréable ! – Hier trois heures ! C’est votre date. Je croyais vous avoir rencontrée en février ? – Nous sommes seuls à parler, reprit Emma en baissant la voix, et il est véritablement inutile de dire des bêtises pour le divertissement général. – Nos compagnons, répondit-il sur le même ton, sont excessivement stupides. Que ferons-nous pour les réveiller ? Voici : Mesdames et Messieurs, par ordre de Mlle Woodhouse qui, partout où elle se trouve, préside, je suis chargé de vous demander ce à quoi vous pensez ? Quelques-uns des assistants se mirent à rire et acceptèrent la question avec bonne humeur. Mme Elton, d’autre part, étouffait d’indignation en entendant faire allusion à la présidence de Mlle Woodhouse. La réponse de M. Knightley fut brève : – Mademoiselle Woodhouse, dit-il, souhaite-t-elle véritablement de connaître toute notre pensée ? – Oh ! non, reprit Emma, d’un air détaché, je ne désire pas m’exposer à cette épreuve. – C’est un genre d’interrogation, dit Mme Elton avec emphase, que je ne me serais pas arrogé le privilège de poser. Bien que comme chaperon… Je n’ai jamais, ajoutat-elle à mi-voix en se penchant vers son mari, dans aucune société, aucune excursion… Jeune fille… femme mariée… – C’est parfaitement vrai, ma chère, répondit M. Elton ; néanmoins, il vaut mieux prendre la chose en riant. Tout le monde a conscience des égards qui vous sont dus. – Je n’ai pas de succès, murmura Frank Churchill à Emma, ils sont pour la plupart offensés. Je vais m’y prendre mieux : Mesdames et Messieurs, par ordre de Mlle Woodhouse, je suis chargé de dire qu’elle renonce à connaître vos pensées ! Nous sommes sept ici, sans nous compter (Mlle Woodhouse a la bonté d’estimer que j’ai déjà donné la mesure de mon esprit) et elle vous prie de bien vouloir émettre, chacun à votre tour, soit une pensée très spirituelle en vers ou en prose, originale ou répétée, soit deux remarques modérément spirituelles, soit enfin trois bêtises ! – Oh ! très bien, intervint Mlle Bates, je n’ai pas besoin de m’inquiéter : trois bêtises, voilà justement mon affaire ; je suis bien sûre de dire trois bêtises dès que j’ouvrirai la bouche ! Emma ne put résister au plaisir de répondre : – Pourtant, Mademoiselle, il peut se présenter une difficulté ; permettez-moi de vous faire remarquer qu’en l’occurrence, le nombre est limité : seulement trois bêtises à la fois !
Mlle Bates, trompée par le ton cérémonieux et ironique, ne comprit pas immédiatement ; quand elle saisit l’allusion elle ne se fâcha pas, mais une légère rougeur indiqua qu’elle avait été blessée. – Ah ! bien. Je vois ce qu’elle veut dire, ajouta-t-elle en se tournant vers M. Knightley, j’essaierai de me taire le plus possible. Je dois être bien insupportable pour qu’elle ait dit une chose pareille à une vieille amie ! – Votre idée me plaît, se hâta de dire M. Weston, c’est entendu ; je prépare une charade. Dans quelle catégorie une charade sera-t-elle classée ? – Dans la seconde, Monsieur, j’en ai peur ! Mais nous nous montrerons particulièrement indulgents pour celui qui parlera le premier. – Allons, dit Emma, une unique charade suffira à libérer M. Weston. – Je crains que ce ne soit pas très spirituel, elle est trop claire. « Mon premier et mon second sont deux lettres de l’alphabet et mon tout exprime la perfection. » Comprenez-vous ? – Deux lettres ! reprit Emma… ma foi, je ne sais pas ! – Vous êtes mal placée pour deviner ! Je vais vous donner la solution : M et A = Emma. » Emma, Frank et Henriette se mirent à rire de bon cœur. Les autres personnes manifestèrent une approbation plus modérée. M. Knightley dit gravement : – D’après ce début, je comprends le genre d’esprit qu’il faut déployer. M. Weston s’en est bien tiré, mais il nous a tous mis hors de combat : la perfection n’aurait pas dû arriver du premier coup ! – Pour ma part, je demande à être excusée, dit Mme Elton, je n’ai pas de goût pour ce genre d’improvisation. Je me rappelle avoir reçu un acrostiche sur mon nom et je n’y ai trouvé nul plaisir ; j’en connaissais l’auteur : un abominable fat ! Vous savez qui je veux dire ? ajouta-t-elle en faisant un signe d’intelligence à son mari. Ce genre de divertissement peut être amusant à l’époque de Noël, quand on est assis, autour du feu, mais me paraît tout à fait déplacé pendant les excursions d’été. Je ne suis pas de celles qui peuvent avoir de l’esprit sur commande. Je ne manque pas de vivacité, à ma façon, mais je désire choisir mon moment pour parler ou me taire. Veuillez donc me passer, Monsieur Churchill, passez aussi M. Elton et Jane. – Oui, je vous en prie, laissez-moi de côté, confirma M. Elton d’un air piqué, je n’ai rien à dire qui puisse intéresser Mlle Woodhouse ou les jeunes filles en général : un vieux mari ! absolument bon à rien ! Voulez-vous que nous marchions, Augusta ? – Volontiers ; nous avons fini de manger depuis longtemps et ce n’est pas en restant assis à la même place que nous pourrons nous former une idée des différents points de vue. Venez, Jane, prenez mon autre bras. Mlle Fairfax déclina l’invitation et le mari et la femme partirent seuls.