Chapitre 2

3022 Mots
Mais malheureusement, Monsieur, j’ai moi-même si peu de temps… – Il y aura, interrompit Emma, tout le temps nécessaire pour discuter le sujet ; il n’y a aucune hâte. Si l’on peut s’arranger à l’hôtel de la Couronne, papa, ce sera bien commode pour les chevaux : ils seront tout près de leur écurie. – En effet, ma chère, c’est un point important ; non pas que James se plaigne jamais, mais il importe de ménager nos chevaux. Si encore j’étais sûr qu’on aurait soin de bien aérer le salon ! Mais peut-on se fier à Mme Stokes ? J’en doute : je ne la connais même pas de vue. – Je puis me porter garant que toutes les précautions seront prises, Monsieur, reprit Frank Churchill… Mme Weston surveillera tout elle-même. – Dans ce cas, papa, vous devez être tranquille : notre chère Mme Weston est le soin personnifié. M. Perry ne disait-il pas, quand j’ai eu la rougeole il y a tant d’années : « Si Mlle Taylor prend la responsabilité de tenir Mlle Emma au chaud, il n’y a pas à se tourmenter ! » Cette preuve de confiance vous avait frappé. – C’est bien vrai ! Je n’ai pas oublié. Pauvre petite Emma, vous étiez bien malade ! Du moins, vous l’auriez été sans les soins de Perry : il vint quatre fois par jour pendant une semaine. La rougeole est une terrible maladie. J’espère qu’Isabelle, si ses petits enfants ont la rougeole, fera appeler Perry. – Mon père et Mme Weston sont en ce moment à l’hôtel de la Couronne, en train d’étudier les lieux. Ils désirent connaître votre opinion, Mlle Woodhouse, et ils seraient heureux si vous consentiez à venir les rejoindre. Rien ne peut être fait d’une façon définitive sans vous. Si vous le permettez, je vous accompagnerai jusqu’à l’hôtel. Emma fut très contente d’être appelée à prendre part à ce conseil ; son père promit de considérer le problème pendant leur absence et les deux jeunes gens se mirent en route. M. et Mme Weston furent enchantés de l’approbation d’Emma ; ils étaient très affairés ; Mme Weston n’était pas absolument satisfaite ; mais lui trouvait tout parfait. – Emma, dit Mme Weston, ce papier est en plus mauvais état que je ne pensais : par endroits il est extrêmement sale ; et la boiserie a une teinte jaune. – Ma chère, vous êtes trop méticuleuse, reprit son mari, c’est un détail sans importance. On n’y verra rien à la lumière des bougies : nous ne nous apercevons jamais de rien les jours de nos réunions de whist ! Une autre question se posa relativement à l’emplacement de la table du souper. L’unique chambre contiguë à la salle de bal était fort petite et devait servir de salon de jeu. Une autre pièce beaucoup plus vaste était mise à leur disposition, mais elle était située à l’extrémité d’un couloir. Mme Weston craignait les courants d’air pour les jeunes gens dans le passage ; dans un but de simplification, elle proposa de ne pas avoir un véritable souper, mais simplement un buffet avec des sandwiches, etc., dressé dans la petite chambre, mais cette idée fut aussitôt écartée comme pitoyable : un bal sans souper assis fut jugé contraire à tous les droits de l’homme et de la femme ; Mme Weston dut promettre de ne plus y faire allusion. Elle changea alors d’expédient et dit : – Il me semble qu’à la rigueur nous pourrions tous tenir ici ; nous ne serons pas si nombreux. Mais Emma et les messieurs, étaient décidés à être installés confortablement pour souper. M. Weston se met à parcourir le couloir et cria : – Vous avez parlé de la longueur du couloir, ma chère, mais à bien considérer ce n’est rien du tout et on est à l’abri du vent de l’escalier. – Je voudrais bien savoir, dit Mme Weston, quel arrangement nos hôtes préfèreraient. Notre désir est de contenter tout le monde et si nous pouvions connaître l’opinion générale, je serais plus tranquille. C’est juste, dit Frank, on pourrait prendre l’avis de nos voisins, des Cole, par exemple, qui n’habitent pas loin. Irai-je les trouver ? Et aussi celui de Mlle Bates. Elle demeure encore plus près. Il me semble que Mlle Bates serait assez capable de donner la note exacte, une sorte de moyenne ; si j’allais prier Mlle Bates de venir ? – Si vous croyez, reprit Mme Weston avec un peu d’hésitation, si vous croyez qu’elle peut nous être utile. – Vous n’obtiendrez aucun éclaircissement de Mlle Bates, reprit Emma, elle se confondra en remerciements et en expressions de reconnaissance, mais elle ne dira rien ; elle n’écoutera même pas vos questions. Je ne vois aucun avantage à consulter Mlle Bates. – Mais elle est si amusante, si extrêmement amusante ! J’aime beaucoup entendre parler Mlle Bates. À ce moment, M. Weston arriva et ayant été mis au courant de ce dont il s’agissait, donna son entière approbation. – Certainement, Frank, allez chercher Mlle Bates ; elle approuvera notre plan, j’en suis sûr ; je ne connais pas une personne plus apte à dénouer les difficultés. Nous faisons trop d’embarras. Elle nous enseignera la manière d’être content de tout. Mais, amenez-les toutes les deux. – Toutes les deux, Monsieur ! Est-ce que la vieille dame… ? – La vieille dame ! Mais non ; je fais allusion à la jeune. Je vous considérerais comme un sot si vous ameniez la tante sans la nièce. – Excusez ma distraction, Monsieur ; puisque vous le désirez, je m’efforcerai de les amener l’une et l’autre. Et il partit sur le champ. Bien avant le retour de Frank Churchill, Mme Weston avait examiné de nouveau le couloir et en femme soumise s’était rangée à l’avis de son mari ; en conséquence il fut décidé que la salle à manger serait utilisée. Tout le reste du programme, du moins en théorie, paraissait extrêmement simple : on se mit d’accord sur l’éclairage, la musique, le thé, le souper ; Mme Weston et Mme Stokes devaient résoudre les petites difficultés qui pourraient se présenter par la suite. On savait pouvoir compter sur tous les invités ; Frank avait déjà écrit à Enscombe pour demander de rester quelques jours de plus et il escomptait une réponse favorable. Mlle Bates, en arrivant, ne put qu’apporter ses félicitations : elles furent du reste beaucoup mieux accueillies que ne l’eussent probablement été ses conseils. Pendant une demi-heure encore, ils allèrent et vinrent à travers les pièces et diverses améliorations de détail furent suggérées. Au moment de l’adieu, Frank Churchill renouvela son invitation à Emma pour les premières danses ; peu après celle-ci entendit M. Weston murmurer à l’oreille de sa femme : « Naturellement, ma chère, il l’a invitée ! » Au bout de quelques jours arriva une lettre d’Enscombe accordant l’autorisation demandée ; les termes de la réponse indiquaient que les Churchill n’étaient pas satisfaits de cette prolongation de séjour, mais ils ne s’y opposèrent pas. Tout paraissait donc marcher à souhait. La bonne humeur était générale. Jane Fairfax elle-même se montrait enthousiaste, elle en devenait animée, franche et dit spontanément : « Oh ! mademoiselle Woodhouse j’espère qu’il n’arrivera rien pour empêcher cette réunion ; je m’en fais, je l’avoue, un véritable plaisir. » Seul M. Knightley continuait à ne laisser paraître aucun intérêt. En réponse aux communications d’Emma, il se contentait de répondre : – Très bien. S’il plaît aux Weston de se donner tant de peine pour quelques heures d’un amusement bruyant, c’est leur affaire ; mais il ne dépend pas d’eux que j’y prenne plaisir. Naturellement, je ne peux pas refuser ; je ferai de mon mieux pour rester éveillé ; toutefois, j’aurais préféré de beaucoup rester à la maison pour examiner les comptes de William Larkins. Je ne danse pas et je ne trouve aucun charme au rôle de spectateur ; du reste, la plupart de ceux qui ne prennent pas une part active au bal partagent mon indifférence : bien danser procure sans doute une satisfaction intérieure comme la vertu ! Hélas ! toute raison de divergence avec M. Knightley devait bientôt disparaître : après deux jours d’une fausse sécurité, Frank Churchill reçut une lettre de son oncle le priant de revenir sans délai : « Mme Churchill était très malade ; déjà fort souffrante en répondant à son neveu, elle n’avait pas voulu, dans son désir de lui éviter un désappointement, faire allusion à son état de santé. » Emma fut aussitôt mise au courant par un billet de Mme Weston : « Frank ira à Highbury après déjeuner prendre congé de ses amis. Vous le verrez d’ici peu à Hartfield. » Cette triste communication mit fin au déjeuner d’Emma ; ses regrets étaient proportionnés au plaisir qu’elle s’était promis de cette fête. Les sentiments de M. Woodhouse étaient très différents : il se préoccupait particulièrement de la maladie de Mme Churchill et aurait voulu savoir le traitement qu’elle suivait. Frank Churchill se fit un peu attendre ; il arriva enfin : la tristesse et l’abattement étaient peints sur son visage ; après les salutations d’usage, il s’assit et garda le silence pendant quelques instants ; mais il dit : – Je ne m’attendais pas à vous dire adieu aujourd’hui ! – Mais vous reviendrez, dit Emma, ce ne sera pas votre seule visite à Randalls ? – Je ferai certainement tout mon possible ; ce sera ma préoccupation continuelle et si mon oncle et ma tante vont au printemps à la ville… Mais j’ai bien peur que ce soit une habitude perdue : l’année dernière ils n’ont pas bougé. – Il nous faut donc renoncer à notre pauvre bal ? – Ah ! Pourquoi avons-nous tant attendu ? Que n’avons-nous saisi le plaisir lorsqu’il était à portée. Vous l’aviez prédit ! Hélas ! Vous avez toujours raison. – Je regrette bien d’avoir eu raison ; j’aurais de beaucoup préféré être heureuse que perspicace. – De toute façon le bal aura lieu ; mon père compte bien que ce n’est que partie remise. N’oubliez pas votre promesse. Emma sourit gracieusement. – Chaque journée augmentait mon regret de partir. Heureux ceux qui restent à Highbury ! – Puisque vous nous jugez si favorablement à présent, dit Emma, je me permettrai de vous demander si vous n’étiez pas à un moment donné, un peu prévenu contre nous ? Vous vous seriez décidé à venir depuis longtemps si vous aviez eu une bonne opinion de Highbury. Il se mit à rire en protestant contre cette allégation. – Et il faut que vous partiez ce matin ? – Oui, mon père doit me rejoindre ici ; nous rentrerons ensemble et je me mettrai en route sur l’heure. Je crains de le voir arriver d’un instant à l’autre. – Quoi ! Vous n’aurez même pas cinq minutes à consacrer à vos amies, Mlle Fairfax et Mlle Bates ? C’est bien fâcheux ! L’immuable logique de Mlle Bates aurait pu avoir une bonne influence sur votre esprit à cette heure de désarroi ! – J’ai déjà pris congé de ces dames ; en passant devant la porte je suis entré comme il convenait. Je voulais rester trois minutes, mais j’ai été forcé de prolonger ma visite et d’attendre le retour de Mlle Bates qui était sortie ; c’est une femme dont il est difficile de ne pas se moquer, mais je n’aurais pas voulu l’offenser. J’ai profité de l’occasion… Il hésita, se leva et alla à la fenêtre. – En un mot, dit-il, mademoiselle Woodhouse, il n’est pas possible que vous n’ayez pas quelques soupçons… Il la regarda comme pour lire dans la pensée de la jeune fille. Emma se sentait mal à l’aise ; ces paroles semblaient le prélude d’une déclaration et elle ne désirait pas l’écouter. Se forçant à parler dans l’espoir d’amener une diversion elle reprit : – Vous avez eu bien raison ; il était tout naturel de profiter de votre passage à travers Highbury pour faire cette visite. Il se tut, semblant chercher à deviner le sens de cette réponse. Puis elle l’entendit soupirer : évidemment il se rendait compte qu’elle ne voulait pas l’encourager. La gêne du jeune homme persista quelques moments encore, puis il dit d’un ton plus décidé : – De cette façon, j’ai pu consacrer le reste de mon temps à Hartfield. Il s’arrêta de nouveau, l’air embarrassé. Emma se demandait comment cette scène se terminerait lorsque M. Weston apparut suivi de M. Woodhouse. Après quelques minutes de conversation, M. Weston se leva et annonça qu’il était temps de partir. – J’aurai de vos nouvelles à tous, dit Frank Churchill. Je saurai tout ce qui se passe ici ; j’ai demandé à Mme Weston de m’écrire et elle a bien voulu me le promettre ; en lisant ses lettres, je me croirai encore à Highbury ! Une très cordiale poignée de main accompagnée de souhaits réciproques mit fin à l’entretien, et la porte se referma sur les deux hommes. Emma ne tarda pas à s’apercevoir des conséquences de ce départ ; les rencontres avec Frank Churchill avaient été presque journalières ; sans aucun doute sa présence à Randalls avait apporté une grande animation : chaque jour elle attendait sa visite et elle était sûre de le trouver aussi attentif, aussi plein d’entrain ! Cette dernière quinzaine avait été agréablement employée et le retour à la vie courante d’Hartfield ne pouvait manquer de paraître triste. De plus, au cours de leur dernière entrevue, Frank Churchill lui avait laissé entendre qu’il l’aimait et de ce fait le prestige du jeune homme se trouvait rehaussé. Emma cherchait à se rendre compte de l’état de son propre cœur. – Je dois certainement être amoureuse, se dit-elle ; cette sensation de fatigue, d’ennui, ce dégoût de m’asseoir et de m’appliquer à une tâche quelconque, ce sont là tous les symptômes de l’amour. Enfin, le mal des uns fait le bonheur des autres ; je ne serai pas la seule à regretter le bal, mais M. Knightley sera heureux : il pourra passer la soirée en compagnie de son cher William Larkins. À l’encontre de ces prévisions, M. Knightley ne manifesta aucun sentiment de triomphe ; il ne pouvait pas affecter de regretter personnellement la fête : sa mine réjouie aurait suffi à le contredire, mais il déclara compatir au désappointement de tous et il ajouta avec bonté : – Pour vous, Emma, qui avez si peu l’occasion de danser, ce n’est vraiment pas de chance ! Emma s’attendait à ce que Jane Fairfax prît une part active aux regrets causés par ce contretemps, mais à quelques jours de là elle put constater la parfaite indifférence de la jeune fille ; celle-ci avait été assez souffrante de maux de tête et Mlle Bates déclara que de toute façon sa nièce n’aurait pu assister au bal. L’inconcevable sangfroid dont Jane fit preuve dans cette circonstance fut pour Emma un nouveau grief ajouté à beaucoup d’autres. Emma reconnut bientôt que les ravages causés par Frank Churchill étaient peu considérables. Elle avait grand plaisir à entendre parler de lui ; elle espérait qu’une visite au printemps serait possible mais elle n’était nullement malheureuse ; le premier moment passé elle s’était mise à vaquer gaiement, comme d’habitude, à ses occupations. Tout en rendant justice aux qualités du jeune homme elle voyait clairement ses défauts ; et de plus, si le souvenir de Frank Churchill occupait souvent sa pensée, aux heures de loisir, les plans, les dialogues, les lettres, les déclarations qu’elle imaginait aboutissaient invariablement à un refus de sa part. Ils se séparaient avec de tendres paroles, mais la séparation était fatale : elle se rendait compte que, malgré sa résolution de ne pas quitter son père, de ne jamais se marier, un attachement sérieux lui aurait rendu la lutte plus pénible. « Il n’appert pas que je fasse grand usage du mot sacrifice, se dit-elle, dans mes aimables refus, ni dans mes spirituelles réponses, Frank Churchill évidemment n’est pas nécessaire à mon bonheur et je m’en réjouis. D’autre part, il est, je crois, très amoureux et s’il revient, je me tiendrai sur mes gardes et j’éviterai toute apparence d’encouragement. Ce serait inexcusable d’agir autrement étant décidée à ne pas l’épouser. Du reste, je ne pense pas qu’il ait pu à aucun moment, se méprendre sur mon attitude ; dans ce cas, ses regards et son langage eussent été très différents à l’heure de la séparation : néanmoins, je m’observerai encore plus. Je ne m’imagine pas qu’il soit capable de constance : ses sentiments sont chauds, mais je les crois sujets à variation. Dieu merci ! mon bonheur n’est pas sérieusement en jeu. Tout le monde, dit-on, doit être amoureux une fois dans sa vie et me voici quitte à bon compte ! » Quand Mme Weston apporta à Hartfield la première lettre de son beau-fils, Emma la parcourut aussitôt avec plaisir et intérêt : c’était une longue missive et une description imagée de son voyage. Le jeune homme s’adressait à Mme Weston avec une véritable affection et la transition de Highbury à Enscombe, le contraste entre les deux endroits au point de vue des principaux avantages de la vie étaient indiqués autant que les convenances le permettaient. Le nom de Mlle Woodhouse apparaissait à plusieurs reprises, mêlé à une allusion aimable, à un compliment, à un rappel d’un propos tenu par la jeune fille. En post-scriptum il avait ajouté : « Je n’ai pas eu mardi un instant de libre comme vous le savez pour saluer la petite amie de Mlle Woodhouse ; veuillez transmettre à miss Smith mes excuses et mes adieux. » Emma goûta la délicatesse de cette attention détournée dont Harriet n’était que le prétexte. Mme Churchill allait mieux, mais il ne pouvait, même en imagination, fixer une date pour son retour à Randalls. Emma replia la lettre et la rendit à Mme Weston. Après comme avant cette lecture, elle sentait pouvoir fort bien se passer de Frank Churchill et elle souhaita que ce dernier apprît à se passer de Mlle Woodhouse.
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