Chapitre 1

3361 Mots
Chapitre 1 Pour ceux qui ne me connaîtraient pas encore, je me présente: Mary Lester, bientôt trente ans, capitaine de police attachée au commissariat de Quimper dans le Finistère, célibataire sans enfants. En cet après-midi de décembre j’étais à mon domicile, venelle du Pain-Cuit à Quimper, m’entretenant à perdre haleine au téléphone avec Lilian Rimbermin, mon ami de cœur. Ce jeune architecte, je l’ai connu lors d’une de mes enquêtes à Saint-Quay-Portrieux, puis perdu de vue avant de le retrouver lors d’une autre enquête à Rennes. Depuis, nous nous voyons chaque fois que c’est possible. Lilian est un architecte d’un genre particulier. Son père, Hubert Rimbermin, un des ténors du barreau rennais, avait fait en sorte de nous séparer lorsqu’il s’était aperçu de notre attachement mutuel. « Hioube », comme aimait se faire appeler maître Rimbermin à son club de golf, considérait notre union comme une mésalliance. Une famille « comme il faut » ne donne pas son unique rejeton à une femme flic. Fi donc! C’est un milieu où l’on se marie en grande pompe, la dame en blanc, le monsieur en frac, et je n’avais aucune envie de me prêter à cette mascarade, pas plus que de me marier d’ailleurs. Parfois, quand j’ai envie de rire (et aussi de me faire peur), je me surprends à imaginer ce qu’aurait pu être ce mariage… Voir le commandant Jean-Marie Le Ster, mon père, lui aussi sapé en pingouin, au bras de Sonia Rimbermin, perruche emperlousée, déguisée en belle-mère, et jacassant en permanence, remonter l’allée centrale de la cathédrale de Rennes n’aurait pas manqué de sel! Comment ne pas penser au capitaine Haddock au bras de la Castafiore. Je suis sûre qu’elle aurait trouvé papa « follement pittoresque ». Quant à lui, je n’imagine pas les commentaires… Cependant comme maître Rimbermin avait projeté de marier son architecte de fils avec la fille d’un entrepreneur de travaux publics, probablement afin de bétonner les côtes de Bretagne à coup de résidences et de lotissements « les pieds dans l’eau », la question ne s’était pas posée. Mais, je ne l’avais su que bien plus tard, Lilian avait, pour la première fois de sa vie, et au grand dam de toute la famille, désobéi à papa. Sur sa lançée, il avait largué les amarres familiales et s’était spécialisé dans la construction de petites maisons dans les arbres, créant son entreprise qui avait prospéré au point qu’on le demandait maintenant dans toute la France pour concevoir et réaliser ces nids pour êtres humains désireux de voir les choses de haut. Notre histoire d’amour fonctionne en pointillés, mais elle fonctionne. Je ne suis pas fille de marin pour rien et les vides de l’absence sont largement compensés par des lunes de miel à répétition; avec l’avantage de ne pas avoir un mec dans les jambes à longueur de temps. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi je vous raconte ça, c’est du domaine privé, personne n’a à y mettre le nez. Après avoir raccroché, j’entendis carillonner à la porte. Je n’attendais personne. Lilian, qui venait de me téléphoner, était dans le Béarn, mon père Jean-Marie dans sa petite maison de l’Île-Tudy, occupé à retaper un vieux bateau école en vue de je ne sais quelle folle expédition, et le commissaire Fabien visitait la famille de son hypocondriaque de femme quelque part dans les Landes. Je regardai par le judas avant d’ouvrir et je fus surprise d’apercevoir Jean Failler que je n’avais pas vu depuis mon enquête dans le nord Finistère. Je m’empressai de faire jouer le verrou. Il se pencha pour m’embrasser et entra sous cette verrière qui protège le passage jusqu’à mon entrée. J’étais surprise de sa venue. D’ordinaire, il téléphone pour s’assurer de ma présence et c’est le plus souvent moi qui appelle pour lui raconter les enquêtes sortant de l’ordinaire qu’il se plaît à coucher sur papier. — Quel bon vent vous amène? demandai-je. Il bougonna: — Bon… Bon… reste à prouver qu’il est bon! D’ordinaire il est plutôt d’humeur joyeuse, mais là, il me paraissait franchement morose. — Tu sais ce qui m’arrive? demanda-t-il. Si je le savais! Une personne qui s’était identifiée à un de ses personnages lui avait fait un mauvais procès. Je n’en savais pas plus. — J’ai été condamné, dit-il d’une voix lasse. Je hochai la tête. Je savais ça aussi. — Je suis découragé. À partir de dorénavant, n’importe qui pourra se reconnaître dans n’importe quel roman et demander des dommages et intérêts à l’auteur. La fiction romanesque est morte, Mary. Peut-être exagérait-il, mais dans le fond il n’avait pas tort. Toucher de l’argent de cette manière étant moins fatigant que d’aller le gagner à l’atelier ou au bureau, il était à craindre que le procédé se généralisât. J’ai demandé: — Vous n’exagérez pas un peu? Il n’a pas hésité à me répondre: — Non. C’était sec et ça n’admettait pas de réplique. Il a ajouté: — Je ne me vois pas écrire dans ces conditions. J’ai demandé: — Quelles conditions? — Sous la menace. En me demandant, chaque fois qu’un bouquin sort, à quelle heure l’huissier va venir sonner à ma porte pour m’apporter une invitation à me présenter au tribunal dans les quarante-huit heures. Comme je le regardais d’un air de grande incompréhension, il a ajouté: — Je prends ma retraite. Je ne raconterai plus tes enquêtes. J’ai protesté: — Vous dites ça sous le coup de la colère! — Peut-être, a-t-il fait, désabusé. Puis il m’a tendu un classeur cartonné fermé par une courroie de toile: — Je suis venu t’apporter ça. J’ai soupesé l’épais dossier et je lui ai fait signe d’entrer dans la véranda: — Qu’est-ce que c’est? — Une partie des lettres que m’ont transmises les lectrices et lecteurs qui, à travers mes bouquins, suivaient tes enquêtes. — Et que voulez-vous que j’en fasse? Il me tutoie car j’ai l’âge d’être sa fille, mais moi je n’ai jamais pu me résoudre à le faire. — Je voudrais que tu en prennes connaissance. Il m’a suivie dans ma pièce de séjour, qui me sert aussi de chambre, et je lui ai montré le canapé: — Asseyez-vous donc! Je me suis assise près de lui et j’ai défait la courroie. Bien rangées, les lettres s’entassaient serrées, les unes contre les autres. La plupart étaient imprimées car il les avait reçues par courrier Internet, d’autres soigneusement manuscrites à l’encre violette, bleue, noire. Il y en avait des grandes, des petites, des longues, des courtes, certaines tenaient sur une carte de visite. J’ai remarqué: — Il y a de quoi s’occuper! Il s’est fendu d’un mince sourire. — J’en ai encore trois fois autant chez moi… Ce sourire un peu triste me désolait. — Je m’efforce d’y répondre, a-t-il ajouté, et comme maintenant j’ai le temps, je crois bien que j’y arriverai. Je l’ai regardé, perplexe: que signifiait ce « maintenant que j’ai le temps »? Puis j’ai pioché au hasard dans la pile. Avec des styles différents, ces lettres exprimaient toutes les regrets, voire le désarroi de lecteurs fidèles qui allaient soudain se trouver privés de leurs deux romans annuels. J’ai levé les yeux sur lui: — Tout est du même tonneau? — À peu près. Il a souri de nouveau: — Personne n’a manifesté sa satisfaction en apprenant qu’on ne trouverait plus ces romans en librairie. La remarque m’a fait bondir: — Et pour cause, je ne vois pas pourquoi ceux à qui ça ne plaît pas se fendraient d’un timbre. Personne n’est obligé d’acheter ! Son sourire s’est élargi: — Toujours aussi pétardière, la Mary! Allongé sur le canapé, gros comme une petite panthère, Mizdu, le chat au pelage d’ébène hérité de la sorcière des Montagnes Noires, regardait Jean Failler de ses yeux verts. C’est à ce moment qu’Amandine est arrivée. Sans la voir, je reconnais sa façon timide de donner deux coups de l’index replié sur la vitre de la véranda. Je me suis penchée et je lui ai fait signe: — Entrez, Amandine! Amandine Trépon est ma voisine. Âgée de soixante-deux ans, elle est en retraite depuis peu. Elle a exercé toute sa vie la profession de clerc principal de notaire avec une vocation rentrée: celle de chef de cuisine. Amandine aurait aimé tenir un restaurant, voire une petite auberge fleurie au bord d’une route pittoresque, mais la vie en a décidé autrement. Elle habite au quatrième étage d’une ancienne école religieuse convertie en appartements HLM de l’autre côté de la venelle. Depuis sa petite fenêtre de toit, elle voit un coin de mon jardin quand l’albizzia du jardin voisin a perdu ses feuilles. Elle adore également jardiner et je lui laisse le soin d’entretenir mes deux cents mètres carrés avec toute latitude pour mener les plantations à sa guise. Elle est entrée et a eu un geste de recul en voyant que je n’étais pas seule: — Oh! pardon… Jean aime bien Amandine. D’ailleurs, comment pourrait-on ne pas l’aimer? Elle est la bonté même. — Ce n’est que moi, Amandine, a-t-il dit en se levant. Puis il s’est penché pour lui faire la bise et Amandine a rougi comme une jouvencelle: — Oh, monsieur Failler! Puis elle s’est retournée vers moi: — Je reviendrai plus tard! Je voyais bien qu’elle mourait d’envie de rester. Amandine est curieuse comme une pie. Non pour aller répéter aux quatre coins du marché ce qui se passe chez moi, mais pour pouvoir relater chaque épisode de ma vie dans son cahier à spirale, le soir dans son gourbi. C’est ainsi qu’elle appelle son appartement sous les toits. Alors elle a trouvé un prétexte: — Vous ne voulez pas que je fasse un peu de café? J’ai interrogé Jean du regard: — Café, monsieur Failler? Il a consulté sa montre. Dix-sept heures approchaient, un ciel gris couvrait la ville; déjà le jour baissait. Nous étions à la mi-décembre, dans quinze jours on célébrerait Noël. Dans les rues, les employés municipaux suspendaient les guirlandes d’ampoules censées donner un air de fête à la ville. Je déteste cette époque d’allégresse forcée et obligatoire et je vois toujours le premier janvier arriver avec plaisir. Quand la corvée des « bonne année » et des léchages de museau traditionnels est passée, on se rend compte que les jours commencent à rallonger, que les pigeons recommencent à roucouler et que déjà les bourgeons pointent au bout des hortensias. Bref, c’est presque le printemps. — Ce serait plutôt l’heure du thé, a-t-il dit. J’ai acquiescé: — Eh bien, du thé pour deux… pardon, pour trois, Amandine. Et puis, je me suis souvenue qu’Amandine détestait cette boisson. — Suis-je bête, ai-je dit, j’oublie toujours que vous n’aimez pas le thé. Elle a craché comme le chat lorsqu’il est en colère: — Pff! de l’eau chaude! J’ai regardé Jean qui souriait et j’ai dit: — Faites-vous un café si vous voulez. — Je préfère, a-t-elle dit en retournant dans la cuisine. Un caractère, Amandine Trépon! Je l’ai entendue s’affairer autour des plaques chauffantes et je suis allée allumer les lampes halogènes qui éclairent mon séjour chambre à coucher d’une douce lumière. Dans la cheminée de granit, le bois préparé par Amandine n’attendait plus que l’allumette. J’ai craqué le tison; c’est ainsi qu’on appelle ces allumettes longues d’une trentaine de centimètres qui permettent de bouter le feu au cœur de l’âtre sans se coller de la suie jusqu’aux coudes. Une flamme claire s’est élevée, léchant la cagette récupérée chez le marchand de fruits par ma voisine, gagnant rapidement les bûchettes de chêne avec un crépitement joyeux. Mizdu adore le feu. Souvenir sans doute de celui qu’allumait la Gwrac’h, sa précédente maîtresse, dans sa chaumine des hauteurs de Poulbihan. Il s’est étiré sur le canapé toutes griffes dehors, la gueule largement ouverte, en faisait saillir ses redoutables crocs blancs de petit fauve. Quand je le vois s’étirer ainsi, je ne peux m’empêcher de penser à Mercadier, cet inspecteur intrigant et arriviste qui voulut, un soir, entrer chez moi en mon absence. Pauvre Mercadier qui était venu, sans le savoir, défier le félin dans son antre. Son visage, ses mains portent encore les cicatrices des profondes blessures que Mizdu lui avait infligées. Aurais-je eu un chien, il se serait méfié. Mais un chat! Qui aurait l’idée d’avoir peur d’un chat? Cependant, pour ce qui est de garder ma maison, Mizdu vaut une meute. Il a fait son apparition dans ma vie après que la chaumine de Catherine Argouach, la sorcière des Montagnes Noires, eut brûlé et qu’Adrien Bourdon, l’employé municipal de Poulbihan, qui obéissait mieux aux ordres de Catherine qu’à ceux de son maire, fut venu me porter la baguette d’if de la guérisseuse qui m’avait instituée, à mon insu, sa légataire universelle. Catherine Argouach, cette femme étrange, mi-sorcière mi-guérisseuse, avait disparu sans laisser de traces. Sa maison avait brûlé, j’avais hérité de son magot — près d’un million et demi d’euros tout de même — et de son client principal, le banquier suisse Konrad Speicher qui fait fructifier la cagnotte. Et aussi de ses pouvoirs, sans que j’aie su comment tout ça m’était tombé sur le dos. Konrad Speicher, atteint d’une maladie nerveuse rare que la médecine traditionnelle reste impuissante à combattre, n’avait trouvé que la vieille dame des Montagnes Noires pour soulager ses douleurs. Désormais, chaque trimestre, c’est à ma porte qu’il frappe, toujours accompagné par sa garde-malade, une robuste citoyenne helvétique taillée comme un grenadier d’empire et aussi gracieuse qu’un guichet de maison de force. Je décroche alors la baguette d’if marquée de signes cabalistiques que Catherine Argouach m’a fait porter par Adrien Bourdon, le factotum de la vieille guérisseuse. Je pose la pointe de la baguette sur le sommet de son crâne, j’accomplis autour de lui une circonvolution complète et il se trouve immédiatement soulagé. C’est Konrad Speicher lui-même qui m’a indiqué ce mode opératoire que j’ignorais. Catherine procédait de la sorte tout en marmonnant des patenôtres incompréhensibles que je ne connais pas. Mais ces oraisons ne devaient pas avoir de fonctions déterminantes. Elles étaient là pour le décorum, à preuve, même sans elles, et sans que j’y comprenne rien, le miracle s’accomplit. Le banquier me tend alors un bristol sur lequel sont inscrits des chiffres: l’état de mes économies, héritage de la Gwrac’h qui prospère allégrement sans que je m’en occupe, Konrad Speicher mettant un soin particulier à le faire fructifier. Puis il prend congé avec force remerciements, retrouve le bras tutélaire de sa gouvernante et je n’entends plus parler de lui pendant trois mois. Pour tout vous dire, je n’ai jamais touché à cet argent, ni à celui qui m’a été alloué après que j’eus découvert l’or du Louvre, ce bateau mystérieusement coulé au large de la pointe de Penmarc’h. Je me contente de mon salaire d’officier de police. Mais je sais que, si pour une raison ou pour une autre il me venait l’envie de changer de vie, je peux me le permettre sans avoir de soucis pécuniaires. Je l’ai déjà fait lorsque ma hiérarchie a voulu me nommer dans une banlieue trop éloignée de la mer, prenant pour quelque temps un travail de journaliste d’investigation qui me rapportait bien plus que mon travail de flic. Mais j’ai bientôt réintégré mon commissariat. Je m’ennuyais de mon patron, le divisionnaire Fabien, de mon équipier dévoué, le lieutenant Jean-Pierre Fortin, et du poids que donne, pour mener à bien une enquête, une carte de police en bonne et due forme. Jean s’est confortablement adossé dans le canapé en soupirant d’aise. — On dirait que ça va mieux, ai-je fait remarquer un peu ironique. Il a bâillé en disant: — On est bien chez toi, Mary. Et il a fait remarquer en se moquant à son tour: — Il ne manque que Mozart pour que la tradition soit respectée. Il connaît ma passion pour Wolfgang Amadeus et n’a jamais manqué de la souligner dans chacune des enquêtes qu’il a relatées. — Si ce n’est que cela… J’ai appuyé sur la télécommande posée sur une table basse et des notes de piano légères sont sorties des baffles judicieusement disposés dans la pièce. Il a écouté pendant une longue minute puis il a froncé les sourcils: — C’est de Mozart, ça? — Comment pouvez-vous en douter? Ce concerto est moins connu que Les noces de Figaro, mais c’est tout de même divin. Écoutez-moi ça… J’ai fermé les yeux pour me retrouver seule. Mozart, sauf dans une salle de concert en compagnie de connaisseurs, ne supporte pas la promiscuité. Et qui plus est, la promiscuité de béotiens. Puis j’ai rouvert les yeux et j’ai regardé mon hôte: — Vous n’aimez pas? — Que si! a-t-il dit avec conviction. Mais je ne situe pas… — Concerto pour piano numéro 9, dit « du jeune homme », par John Eliot Gardiner, ai-je annoncé. J’ai précisé, pour qu’il ne se méprenne pas: — Non que je veuille étaler ma science, mais une interprétation telle que celle de Gardiner mérite qu’on la cite. — Quelle culture! a dit Jean admiratif. Ça ne m’étonne pas que, de temps en temps, tu puisses irriter ce bon commissaire Fabien. J’ai ri à mon tour: — Si ce n’était que de temps en temps! Il est vrai que j’entretiens avec mon chef, le commissaire divisionnaire Fabien, des rapports parfois tumultueux. Il paraît que j’ai le don de l’exaspérer, mais il ne peut pas se passer de moi. Il est plus paternel que mon père et s’il avait eu un fils, je crois qu’il aurait bien aimé qu’il me ressemble. Mais voilà, en dépit (ou à cause) de toutes les médications que sa femme absorbe et lui fait absorber, dame nature n’a pas voulu que Lucien Fabien devienne papa. Alors, je suis en quelque sorte un fils de substitution. Amandine est entrée, portant son plateau chargé de tasses et de petits fours. J’ai vu son front se plisser; j’ai repris la télécommande et appuyé sur « pause ». La musique s’est tue et Amandine a reposé son plateau sur la table basse. Jean m’a regardée, surpris. Amandine étant retournée dans la cuisine pour chercher des serviettes, je lui ai fait un clin d’œil et j’ai dit à mi-voix: — Amandine déteste la musique classique. Elle n’aime que les variétés de la télévision et cherche constamment à me convaincre de la supériorité des vedettes de la Star Ac sur ce qu’elle appelle « la musique de messe ». Et, dans sa bouche, ce n’est pas un compliment. Jean a pris un gâteau, l’a dégusté en amateur averti et s’est exclamé: — De la pâte d’amande! Puis il a ajouté, d’un un air satisfait: — Elle fait de si bons gâteaux qu’ils valent bien une messe, même signée Mozart. J’ai ouvert le dossier qu’il avait apporté. Les courriers, variés dans leur forme, disaient tous à peu près la même chose: « S’il vous plaît, n’arrêtez pas de nous raconter les enquêtes de Mary Lester ». — Eh bien, voilà qui est clair, ai-je dit. Vox populi, vox dei. Comment allez-vous pouvoir vous soustraire à cette chaleureuse pression? Il a posé sa tasse de thé et m’a regardée les yeux mi-clos. À ce moment-là, j’aurais dû me douter qu’il allait m’arnaquer. — C’est toi qu’ils réclament, Mary. Je me suis reculée dans le canapé, posant mon index sur ma poitrine: — Moi? — Oui, toi. Moi, je ne suis que le vecteur, l’intermédiaire. Il s’est tu un instant et a ajouté: — Je suis sûr qu’ils préféreront que tu leur racontes tes enquêtes toi-même. J’en suis restée interdite et j’ai redit un peu sottement: — Moi? Il a haussé les épaules: — Qui d’autre saurait mieux le faire? — Mais… J’étais à court d’arguments, la surprise me clouait le bec. — Je sais ce que tu vas me dire, a fait Jean, que tu ne sauras jamais, que tu n’auras pas le temps… — Exactement! — Ta ta ta! Ce sont de mauvaises raisons. Ces enquêtes, c’est toi qui les mènes, c’est toi qui connais le mieux les tenants et les aboutissants d’une affaire. Quant au temps, tu prends bien celui de faire tes rapports au commissaire Fabien. Il suffit d’allonger un peu la sauce, de l’agrémenter… — Vous êtes bon, vous! Ça a l’air simple comme ça, mais… Comme j’ai horreur qu’on m’impose quelque chose, j’étais furieuse et ça devait se voir. — Mais c’est simple, justement. C’est uniquement une affaire de travail. — Eh bien, du travail j’en ai plus que mon compte! — Je vous aiderai, Mary. Amandine venait à la rescousse. Elle se tenait devant moi, les yeux brillants d’excitation, les mains serrées sur les serviettes qu’elle s’apprêtait à poser sur la table basse. — Je sais parfaitement taper à la machine. Elle a eu un sourire complice à l’adresse de Jean en ajoutant: — Je l’ai fait toute ma vie. Puis elle est revenue vers moi: — Vous n’aurez qu’à me dicter, je rentrerai tout ça sur l’ordinateur… Je l’ai regardée avec rancune et j’ai dit d’un ton peut-être un peu trop vif: — Vous n’avez pas besoin de moi pour ça! Je pensai aux cahiers à spirale qui s’accumulaient dans l’armoire de sa chambre, là-haut dans son gourbi. — Oh si! a-t-elle dit. Seule, moi je ne saurai jamais. La preuve… Puis elle s’est arrêtée au milieu de sa phrase, songeant probablement à ces cahiers jamais exploités faute d’avoir osé, ou d’avoir su comment s’y prendre. Ce qui paraissait sûr, c’est qu’elle s’y était essayée. Mon visiteur s’est levé. — C’est à toi de voir, Mary. De toute façon, tes lecteurs savent où tu habites, c’est ici qu’ils viendront réclamer si tu cesses de leur raconter tes enquêtes. Je me suis emportée: — C’est votre faute! Aviez-vous besoin de clamer mon adresse sur tous les toits? Il s’est mis à rire: — Oh là là! Te voilà en colère. Je lui ai lancé un regard noir: — Il y a de quoi, non? — Je crois que tu oublies que sans moi tu n’aurais jamais habité ici. C’était vrai. Lorsque j’étais revenue à Quimper, je n’avais trouvé pour logement qu’un studio dont je n’avais pas tardé à me lasser, dans une maison moyenâgeuse de la vieille ville. Le pittoresque des lieux ne m’avait pas suffi longtemps car l’appartement prenait le jour dans une rue qui ne voyait jamais le soleil que par une étroite fenêtre. J’étouffais là-dedans. C’est grâce aux relations de Jean que j’avais pu louer cette merveilleuse petite maison nichée au fond de son jardin orienté plein sud et recevant le soleil toute la journée. (Enfin, lorsqu’il daignait se montrer aussi longtemps.) Qu’importe, c’était là un luxe inconcevable dans le centre ville. — De toute façon, ajouta-t-il, je serai toujours à ta disposition pour relire tes textes et te conseiller… Il me regarda en souriant et ajouta: — Si ça se révèle nécessaire. Il s’est penché pour me faire la bise, a embrassé également Amandine en la félicitant sur la qualité de ses gâteaux, ce qui l’a fait rosir de nouveau. Puis il est sorti en jetant: — En cas de besoin, tu sais où me trouver…
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