Le refus

996 Mots
Le manoir de l’Alpha suprême dominait la vallée comme un roc sur une mer de glace. Massif, noir, sculpté à même la montagne, il semblait avoir été construit pour résister au temps, à la guerre… et à tous les regards. Deux gardes ouvrirent les lourdes portes de fer à leur approche. Herman n’eut pas besoin de se présenter. Il n’avait pas mis les pieds ici depuis deux ans, et pourtant, aucun des loups en faction ne l’avait oublié. — Herman Valdrik, murmura l’un d’eux. Le Loup de Fer… Le surnom lui écorcha les oreilles. Il serra la mâchoire et entra. Eléna marchait à côté de lui, plus droite que jamais, les yeux grands ouverts. Ce monde-là n’était pas le sien. Trop froid, trop haut, trop plein de murmures et de regards. Mais elle n’avait pas peur. Pas vraiment. Pas tant qu’il était là. Ils traversèrent les longs couloirs, montèrent les marches de pierre, jusqu’à atteindre la grande salle. L’Alpha suprême les attendait seul. Il était debout devant une immense baie vitrée, les mains croisées dans le dos. Grand, puissant, vêtu d’un manteau sombre brodé de fils d’argent. Ses cheveux noirs striés de mèches blanches tombaient jusqu’aux épaules. Il ne se retourna pas tout de suite. — Je vois que tu l’as laissée entrer, dit-il enfin. — J’ai laissé entrer une gamine. Pas ton ordre. L’Alpha se tourna lentement, ses yeux glacés plantés dans ceux d’Herman. Il sourit, sans chaleur. — Pourtant te voilà ici. Tu obéis encore, même dans le déni. Herman s’avança de quelques pas, le regard dur. — Si tu crois que je vais devenir son ombre parce que tu me balances une gosse dans les bras, tu me connais mal. — Tu la protègeras, dit l’Alpha. Parce que tu ne sais rien faire d’autre. Parce que c’est ce qui reste de bon en toi. Un silence. Les mots résonnèrent en Herman comme un vieux coup mal cicatrisé. — Tu n’as pas le droit de me manipuler avec elle, grogna-t-il. Elle n’est pas un outil. Ni pour moi, ni pour toi. — Et pourtant elle est ta mission. Eléna n’avait pas bougé. Elle fixait les deux hommes, sans comprendre tout ce qui se jouait, mais en sentant que chaque mot pesait autant qu’une lame sur la gorge. — Je ne suis pas une mission, murmura-t-elle soudain. Les deux hommes se tournèrent vers elle. Sa voix était douce. Mais elle n’avait pas tremblé. — Je ne suis pas une mission. Je suis Eléna. Et je suis venue ici parce que j’ai demandé à le rencontrer. Pas pour qu’on me surveille. Pas pour qu’on m’enferme. Un silence. Puis, contre toute attente, l’Alpha suprême esquissa un rictus. — Voilà qui est intéressant, dit-il. Tu lui as déjà appris à répondre ? Herman ne répondit pas. Mais ses yeux, eux, disaient tout. Elle n’était peut-être pas une mission. Mais elle était sous sa garde, désormais. Et personne, pas même un Alpha suprême, ne pourrait revenir là-dessus. Le silence pesait comme la pierre froide du manoir. Eléna s’était tue. Elle observait son père, droite comme un soldat, et Herman, aussi massif qu’un mur, planté devant lui. L’Alpha suprême avait parlé sans détour. — Je te propose d’emménager ici, Herman. Dans l’aile est. Pour mieux veiller sur elle. Ce n’est pas une question de commodité. C’est une question de sécurité. Il fit une pause. — Elle est ma fille. Ce sang-là est à la fois un honneur et un fardeau. Il fait d’elle une cible. Tu le sais. Herman ne répondit pas. Il fixait un point invisible sur le sol, la mâchoire serrée. Alors l’Alpha ajouta, d’une voix plus basse : — Je sais ce que tu as perdu. Je l’ai perdu aussi. Herman releva la tête, lentement. — Tu… ? — Mon âme sœur, dit l’Alpha. Elle est morte en donnant la vie à Eléna. Tu crois que je suis resté fort parce que je suis l’Alpha suprême ? Non. J’ai tenu parce qu’il me restait quelque chose d’elle. Quelqu’un. Il tourna les yeux vers sa fille, un éclat discret au fond du regard. — Elle m’a sauvé, plus d’une fois, sans le savoir. Peut-être… peut-être qu’elle pourrait te sauver, toi aussi . Un silence , long , épais . Puis Herman inspira profondément , et souffla . — Tu parles de salut comme si c’était quelque chose que je voulais encore. Il leva les yeux vers l’Alpha, et pour la première fois, ce n’était pas un soldat face à un chef. Mais deux hommes brisés, à égalité. — J’ai pas besoin d’être sauvé. J’ai pas envie de guérir. J’ai aimé une seule femme, et ce qu’il reste d’elle… c’est ce vide. Et ce vide, je le respecte. Je l’entretiens. Parce que c’est tout ce que j’ai . L’Alpha ne bougea pas . — Alors tu refuses. — Je refuse , je peux l’entraîner, la surveiller de loin, lui apprendre à survivre. Mais je n’habiterai pas ici. Pas dans ta cour, pas dans ta forteresse de souvenirs. Je ne suis pas un loup de salon. Je suis un animal brisé. Et je préfère le rester. Il tourna le dos. Eléna, restée figée tout ce temps, fit un pas vers lui. — Tu vas partir ? murmura-t-elle. Il ne répondit pas tout de suite. Puis, sans se retourner : — Je t’attends demain matin à l’aube. À la lisière de la forêt. Si tu veux apprendre à survivre, sois là. Sinon… reste ici. C’est toi qui choisis. Et il s’en alla, sans un mot de plus. La porte se referma lentement derrière lui. Et dans le silence qui suivit, l’Alpha suprême posa une main sur l’épaule de sa fille. — Va avec lui. Elle leva les yeux, surprise. — Tu l’as entendu, dit l’Alpha. Il ne veut pas qu’on le sauve. Mais toi… tu peux apprendre à le faire sans qu’il s’en rende compte. Et dans un murmure à peine audible : — Comme ta mère l’a fait avec moi.
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