Il marqua une pause, puis ajouta, d'un ton plus grave :
- Kadir est parti depuis plus de six mois. Il a parlé. Il a décidé. À partir d'aujourd'hui, Sadid prendra son rôle. Qu'il soit protecteur, respectueux, et juste envers les deux femmes de cette maison.
Jaanah baissa la tête. Elle redoutait ce moment depuis des semaines. Ce qu'elle voulait, ce n'était pas cette décision. Elle voulait son mari. Elle voulait Kadir. Elle n'avait jamais demandé autre chose.
À côté d'elle, Faizah se figea. Le choc était v*****t. Ce n'était plus une crainte... c'était la réalité. Elle allait devoir partager son mari. Et cette idée la dévastait.
Quand les sages quittèrent la maison, personne ne parla. Le silence était plus fort que les mots. Faizah rentra sans un regard pour Jaanah. À partir de ce jour-là, elle ne lui adressa plus la parole. Elle devenait froide, distante, presque invisible. Chaque présence de Jaanah dans la pièce devenait un rappel de ce qu'on lui prenait. Et Jaanah, de son côté, marchait sur des œufs, incapable de réconforter ou d'expliquer quoi que ce soit. Car elle non plus... n'avait rien choisi.
Le soir tomba sur la maison Naser comme un voile sombre. Le dîner fut silencieux. Pas un mot, pas un regard échangé entre Faizah et Jaanah. Seule Saleema tentait de maintenir une ambiance, commentant le goût du riz et la chaleur de la journée, sans obtenir de réponse.
Après avoir débarrassé la table, Sadid rejoignit Faizah dans leur chambre. Elle était assise sur le bord du lit, le regard perdu dans le vide. Il referma la porte doucement et s’approcha d’elle.
– Faizah…
– Tu crois que c’est normal ? murmura-t-elle sans même le regarder. Tu crois que moi, je vais supporter ça ?
– Je n’ai rien choisi, Faizah. C’est Kadir qui…
–... Qui a décidé de disparaître et de te jeter sa femme dans les bras, c’est ça ? Et toi, comme un bon frère modèle, tu vas obéir les yeux fermés ?
Il se pinça l’arête du nez, fatigué.
– Je ne suis pas content de cette situation. Mais je ne peux pas la laisser seule, pas comme ça. Elle pleure tous les soirs. Elle se sent abandonnée.
– Et moi alors ? Moi aussi je pleure tous les soirs ! Tu viens me réconforter, moi ?
Sadid resta silencieux. C’était vrai. Il ne savait même plus dans quelle direction poser ses gestes.
– Tu ne comprends pas, Sadid. Je t’aime. Je t’ai toujours respecté. Mais là, tu ne me protèges pas… tu me laisses me battre seule contre quelque chose que je n’ai pas choisi non plus.
Elle se leva d’un coup, le regard rempli de larmes et de colère.
– Tu veux être son mari ? Très bien. Alors sois-le ! Mais ne viens pas chercher la paix dans mon lit pendant que ton cœur commence déjà à se diviser.
Sadid voulut parler, elle leva la main.
– Non. Pas ce soir. Va dormir où tu veux.
Elle sortit de la chambre, le cœur battant, les joues humides. Elle n’avait jamais ressenti une telle brûlure.
De son côté, Jaanah était assise dans le petit salon, seule, enroulée dans un pagne, les bras autour des genoux. Les mots des sages résonnaient encore dans sa tête. Elle n’avait rien dit. Elle n’avait pas pu. Elle ne voulait pas briser davantage l’équilibre fragile de cette maison.
Mais la douleur d’être abandonnée par Kadir… et maintenant cette tension avec Faizah… elle ne savait plus où se mettre, ni comment exister ici sans être un poids.
Elle n’avait rien demandé. Elle n’avait pas voulu voler le mari de quelqu’un d’autre. Elle voulait juste que son mari à elle… tienne ses promesses.
Et cette nuit encore, elle pleura en silence. Sans bruit. Sans mot. Parce qu’elle avait compris : à partir d’aujourd’hui, elle serait toujours celle en trop.
●
Dans la pénombre étouffante de sa cellule, Kadir fixait le mur sans bouger. Cela faisait maintenant des mois qu’il était enfermé dans cette prison à des milliers de kilomètres de chez lui. Des mois d’incertitude, d’interrogatoires, de bruits de clefs, de regards méfiants et d’odeurs insupportables.
Il partageait la cellule avec trois autres chauffeurs arrêtés le même jour que lui. Tous originaires du même pays, tous embarqués dans une histoire plus grande qu’eux. À l’origine, ce n’était qu’un simple voyage. Un transport spécial organisé par une entreprise. Bien payé. Discret. Urgent.
Alors il avait pris une décision douloureuse. Confier Jaanah à Sadid. Pas parce qu’il voulait s’en débarrasser, mais parce qu’il savait qu’il ne rentrerait pas de sitôt. Il n’avait aucune idée de combien de mois encore il allait rester ici. Peut-être plus. Peut-être pour de bon.
Il n’avait pas voulu qu’elle reste seule, faible et vulnérable, dans un village où les gens parlaient plus vite que leurs ombres. Il n’avait pas voulu qu’elle soit la honte ou la cible de tous les commérages.
Mais dans son geste, il avait sacrifié quelque chose. Il le savait.
Allongé sur le matelas dur, il repensa à Jaanah. À sa voix. À son rire. À ses mains fines sur son visage.
Il murmura dans le noir :
Pardon…
Mais il n’y avait personne pour entendre. Seulement le silence, la pierre et le poids de sa propre décision.
Les jours s’égrainaient lentement, lourds de tension et de silences étouffés. Sadid, fidèle à la décision imposée par les sages, partageait désormais ses nuits entre Faizah et Jaanah. Mais dans la chambre de Jaanah, il n’y avait ni contact ni désir. Ils dormaient côte à côte, sans jamais se frôler. Chacun de son côté, respectant une distance lourde de retenue.
Sadid lui avait dit un soir, d’un ton calme et respectueux :
– Prends ton temps. Je ne suis pas là pour moi. Je suis là pour toi.
Jaanah avait été touchée. Il ne la brusquait pas. Il ne profitait pas de la situation. Et surtout, il la traitait avec égards, comme il traitait Faizah. Mais cette égalité, loin d’adoucir l’atmosphère, accentuait la douleur de l’indifférence qui avait grandi entre les deux femmes.
Faizah ne lui adressait plus la parole. Pas un mot. Pas un regard. Juste un mur, érigé entre elles depuis la réunion des sages. Jaanah avait essayé, plusieurs fois, timidement, humblement. Mais Faizah ne voulait rien entendre. Elle la tenait responsable de cette humiliation, de cette intrusion dans son mariage.
Ce jour-là, Jaanah s’était levée avec un poids sur le cœur. Elle avait préparé un petit panier de fruits, de jus et de pain, puis était partie seule vers la maison en construction. Là-bas, tout était silencieux. Le vent chaud caressait les murs inachevés. Elle s’était assise dans ce qui serait un jour le salon. Le soleil filtrait à travers les fenêtres sans vitres.
Elle avait mangé un peu, regardé les alentours, puis s’était allongée sur le sol encore brut. Et sans s’en rendre compte, elle s’était endormie.
Le soir venu,
Chez les Naser, Saleema s’était inquiétée. Jaanah n’était toujours pas rentrée. Sadid s’était levé, inquiet à son tour.
– Je vais aller voir à la maison, dit-il.
Faizah, qui observait la scène sans un mot, saisit cette occasion avec une précision tranchante. À peine Sadid eut-il quitté la cour qu’elle sortit et alla vers les voisines rassemblées non loin.
– Vous savez où est partie Jaanah ? dit-elle, le ton faussement innocent.
Les femmes levèrent les sourcils, curieuses.
– Elle est partie se chercher un amant. Son mari ne revient pas, alors elle cherche à satisfaire ses envies ailleurs.
Les mots claquèrent comme des gifles. Murmures. Regards complices. Rires en coin.
Faizah savait ce qu’elle faisait. Elle savait que ces phrases, glissées comme du poison dans les oreilles du village, feraient leur chemin. Elle savait qu’en disant cela, elle ruinerait l’image de Jaanah. Elle savait aussi qu’elle allait trop loin.
Mais elle s’en moquait.
Elle avait mal. Elle lui en voulait.
Et elle voulait que Jaanah le sente.
Sadid arriva enfin sur le chantier. L’endroit était plongé dans une pénombre tranquille, seulement éclairé par la lune haute dans le ciel. Il avança doucement dans la maison en construction, les pas prudents sur le sol irrégulier.
Dans un coin du salon, il la vit. Jaanah, recroquevillée sur elle-même, le visage paisible, endormie contre un pan de mur brut. Il s’agenouilla près d’elle et la toucha doucement à l’épaule.
– Jaanah… réveille-toi.
Elle sursauta, les yeux grands ouverts, la respiration saccadée.
– Il fait nuit ? Mon Dieu… je me suis endormie…
Sa voix tremblait, presque paniquée. Elle se releva aussitôt, les gestes désordonnés.
– Calme-toi, dit doucement Sadid. Tout va bien, tu es en sécurité.
Mais elle se sentait mal, honteuse d’avoir inquiété tout le monde. Elle baissa la tête, essuya ses mains sur sa robe, chercha ses affaires du regard.
A suivre