XIII

1569 Mots
XIIILa nuit était noire. Quand Merlin se trouva seul, encore plein de ce qu’il venait de dire, de faire et d’entendre, il sentit s’éveiller en lui le devin. Que de pressentiments remplirent alors son esprit ! Qu’il se trouva oppressé du poids des siècles futurs, en voyant d’avance les nations liées à leurs crimes, sans vouloir s’en détacher ! Il était le seul prophète de son temps qui cherchait la vérité et non pas l’illusion. Comme il mesurait les fautes, la légèreté, la vanité, l’endurcissement, l’ingratitude du peuple qu’il aimait, il voulut essayer de l’attendrir par ses chants, semblable à une berceuse qui jette ses sorts dans le berceau d’un nouveau-né. Peut-être aussi pensait-il qu’un accent, un soupir sincère, un mot, peuvent conjurer l’avenir. Surtout il voulait mêler aux paroles ailées du poëte les enseignements du sage, car il espérait les faire entrer ainsi, par la porte des songes, dans le cœur des nations endormies. Il prend sa harpe. Au premier accord, les tours, les donjons tressaillent jusqu’en leurs fondements. Ses pensées débordent ; elles rompent, comme une digue, le rhythme et la cadence. Merlin laisse tomber de ses lèvres sa première prophétie : « Il y a trois chemins, trois séjours, trois royaumes, trois mondes, et c’est moi qui suis le conducteur à travers ces trois vies. « Je ne prophétise pas par le vol de l’oiseau, par le bord de la rame, par l’orbe du bouclier. Mes runes sont écrits dans mon cœur. « Les autres font leurs enchantements avec la baguette du coudrier, avec les simples cueillis dans les forêts. Mes enchantements sont dans mon âme. « Tous ont annoncé des douleurs, des pestes, des famines ; moi j’annonce des joies, des bénédictions, des sourires. « Je dis à l’hiver : « Il y aura un printemps ; aux larmes : il y aura un sourire ; à l’injustice : un juge ; à la maladie : une guérison ; à la mort : une renaissance. » « Moi aussi j’ai vécu dans les pleurs : le monde était fermé à ma détresse. Toutes mes espérances se changeaient en pointes d’épées pour me transpercer. « Je me suis écrié : « N’y a-t-il plus nulle part une place pour la justice ? pour l’espérance ? pour l’amour ? J’étais près de périr quand je me suis vu sauvé. » « Je dis maintenant : « Quand l’iniquité aurait couvert toute la terre, si la justice a pu se cacher à l’ombre d’un brin d’herbe, c’est assez pour qu’elle grandisse et parfume les trois mondes. » Le prophète s’interrompit un moment et prêta l’oreille. Il entendit le bruit d’une feuille qui roulait sur le bord du fleuve. Mais les peuples dormaient du sommeil profond des nouveaux-nés. Alors il reprit en ces termes : « Que n’ai-je autour de moi cent scribes ! La terre entendrait le grincement de leurs plumes dans le silence des mondes consternés. « Je regarde les astres qui s’amoncellent sans bruit sur ma tête. Ils m’enseignent le chemin des royaumes à travers les générations muettes. « Dites ! Combien faut-il d’étincelles pour refaire le foyer de la veuve ? Combien d’hommes pour refaire le genre humain ? Combien de grains de blé pour sauver le froment ? Combien de justes pour sauver la justice ?… Toi, qui m’as répondu, sois le germe qui repeuplera le champ dévasté de l’espérance ! « Ne verrai-je plus la face de l’homme s’épanouir à la douce pitié ? Est-elle éteinte pour jamais la parole de flamme qui nourrissait tous ceux qui l’écoutaient ? Les femmes auront-elles toujours le regard aussi dur que les hommes ? Pitié, beauté, amour, ne reviendrez-vous pas ? « Ils passent à côté les uns des autres, durs, impitoyables, farouches. Ils n’ont qu’un moment pour s’entrevoir les uns les autres sur la terre, et ils se fuient ? Ou, s’ils se parlent, ce sont des paroles brèves, glacées, sordides, comme la voix rouillée du cuivre dans la main de l’avare. « Les méchants ! ils ont fait de ma vie une île séparée de leurs iniquités. Ils ont creusé tout autour un précipice infranchissable ; à peine si leurs voix insultantes arrivent jusqu’à moi. Ils ont mis des gardiens autour de cet abîme ; toute une armée veille sur ses bords pour m’empêcher d’en approcher ; mais chacune de leurs précautions m’assure contre eux-mêmes. Puissent-ils élever une muraille d’acier, afin que leurs pensées, aux ailes rampantes, n’arrivent pas jusqu’à moi ! « Oui, ils ont fait de ma vie une île sacrée. Loin d’ici les vaines douleurs, les trompeuses espérances, les serviles désirs et les noirs regrets. Abordez seuls ici, vous, blancs troupeaux de cygnes, partis des rives éternelles. Enseignez à mon âme la blancheur incorruptible ! « En quelque lieu que l’injustice habite, ou près, ou loin, à travers les âges, à travers les ténèbres, je la vois ! Je la reconnais à son ombre ; je l’entends à son souffle ; je la suis à l’odeur du sang. Présente, absente, cachée, fardée, muette ou retentissante, elle m’ôte le sommeil. « Je la vois à travers l’épaisseur des montagnes et des mensonges entassés. Si elle se cachait au fond des mers, je la verrais encore à travers les flots bourbeux, jaunâtres, sur son trône d’algues et d’herbes chevelues. Surtout je sais la reconnaître à travers le sourire emmiellé d’un front hypocrite. Quelle disparaisse de la terre, ou que j’en sois moi-même précipité ! » À ce moment, un nuage voila le disque de la lune, sur la cime des forêts. Les ténèbres s’étendirent partout. Merlin poursuivit : « La nuit s’est amassée autour de moi ! Ah ! qu’elle est profonde et pleine d’embûches la nuit de l’âme ! L’obscurité sépulcrale des lieux souterrains n’est rien auprès d’elle. En dépit des ténèbres, j’attends ici l’aurore. Si l’aurore ne vient pas, j’attendrai le jour dans sa gloire ; si le jour aussi me trompe, je verrai la splendeur incréée du lendemain. Dans un univers esclave, je vivrai, je mourrai libre. « Ô monde ! je te défie ! Tu étendras sur moi l’indifférence, puis la médisance, puis les dégoûts, les aversions, les reniements, les exils, les paroles sanglantes, comme un linceul troué par l’angle du sépulcre, dans une bruyère déserte. Après cela, tu ajouteras le silence plus pesant que la pierre. Tu ourdiras ensuite sur mes lèvres la toile de l’oubli, plus subtile que celle de l’araignée ; tu t’assiéras alors sur ma froide dépouille. Et quand tu auras achevé ton œuvre, que tu me tiendras enseveli et que tu auras dit en branlant la tête : « Il est mort le devin, le rêveur, le songe-creux ! » alors je me lèverai sur mon séant, avec un éclat de rire ; je t’appellerai par ton nom. Les douces paroles d’espérance, longtemps retenues, sortiront de ma bouche, à flots pressés comme la neige. Et toi, tu me répondras par la haine, par la dérision, par l’injure, par la calomnie, par le blasphème, par l’épée, par la mort. Tu iras un peu plus loin, plein de colère, me creuser de tes ongles un autre abîme ; je m’y laisserai complaisamment engloutir, sans peur, car je me rirai de ton impuissance à m’y tenir enfermé ; j’en sortirai presque aussitôt pour te railler. « Pourquoi n’oserais-je plus sourire ? J’ai éprouvé mon cœur dans les ténèbres. Je l’ai senti comme une armure fidèle que la rouille n’entame pas. « Ceux qui m’aimaient m’aiment encore. Je n’ai point connu la trahison, ou du moins elle est venue de ceux qui ne pouvaient m’offenser. « Quand la mer de servitude a monté et a couvert la terre, j’ai retrouvé le chemin des pensées sereines. Je me suis assis sur un pic escarpé avec le compagnon de ma vie éternelle ; j’ai refoulé du pied l’Océan vomi par l’enfer. « Le vautour appelait ses petits et tous les oiseaux du ciel. Il leur disait : « C’est aujourd’hui que vous faites votre pâture du cœur de l’homme libre et de la chair des peuples innocents. » Et il effleurait de son aile livide le front pale des nations. Je l’ai renvoyé avec un cri dans son repaire ; depuis ce moment l’épouvante a disparu du cœur des hommes. La terre, veuve du ciel, a repris sa guirlande d’épousée. » Ici Merlin s’arrêta et il prêta de nouveau l’oreille ; mais sa voix ne trouva pas un seul écho. Elle passait sur la face des nations comme sur des ossements desséchés. L’aube commençant à paraître, Merlin aperçut au loin les peuples qui se tenaient immobiles, comme on voit dans une campagne déserte s’élever des dolmens de pierres qui blanchissent dans la nuit. Nul n’essaya de répondre, nul ne fit un pas vers lui. Une seule figure, plus pâle que toutes les autres, s’approcha et lui dit en pleurant : « Ne leur parle pas davantage ; ils sont sourds, car ils ont été changés en pierre. Moi seule, je t’ai entendu, moi seule, je sais qui tu es. Je connais aussi la justice et l’espérance, mais moi, je suis morte ! — Console-toi, pauvre âme en deuil, répliqua le Prophète ; s’ils ont été changés en pierre, c’est ce que j’ignore, je commence à le croire en les voyant si muets et si durs. Mais je suis patient ; j’attendrai qu’ils rouvrent leurs cœurs et leurs oreilles. »
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