IILa pluie avait cessé, le lendemain matin, mais le ciel restait sombre et menaçant... Elsa s’en alla vers le petit port, regarda un moment la mer, grise et un peu houleuse, les quelques barques demeurées à l’amarre, les autres étant parties de bonne heure pour la pêche. Puis elle erra un peu à travers le village et entra dans la vieille petite église, dont elle fit le tour, considérant curieusement les vitraux, assez beaux, les statues, l’autel garni de roses rouges et de lis dorés, les petits navires pendus à la voûte, ex-voto offerts par les marins sauvés d’un péril de mort.
Comme elle sortait, une voiture attelée de deux beaux chevaux paisibles s’arrêtait devant une maison voisine, très vieille, toute grise, dont la porte était surmontée d’une croix – le presbytère, évidemment... Il en descendit une dame âgée, vêtue de noir, avec de beaux cheveux blancs coiffés en bandeaux, et une fillette d’une douzaine d’années, au visage menu, distingué, tranquille. Toutes deux entrèrent dans la maison, dont une servante ouvrait la porte devant elles... Et Elsa revint en flânant vers l’auberge.
– C’est sans doute la marquise de Penvalas et sa petite-fille que tu as vues là, dit le colporteur, quand sa fille lui eut décrit les étrangères, un instant plus tard.
Il semblait mieux, ce matin. L’étouffement avait disparu... Ce n’était qu’un petit accident nerveux, assurait-il. L’air vif de cette côte y était peut-être pour quelque chose... Aussi presserait-il un peu ce qu’il avait à faire ici, pour retrouver ailleurs un climat plus favorable.
Il alla promener sa petite voiture dans le village, jusqu’à onze heures, vendit aux ménagères, tout en causant, les objets de mercerie, de la bimbeloterie, du papier à lettres décoré de fleurs voyantes. Puis il revint à l’auberge, déjeuna sans hâte et se leva en disant à l’aubergiste :
– Je vais maintenant faire un petit tour avec ma fille, pour lui montrer la côte... Et j’ai l’intention de rester deux ou trois jours ici, pour me reposer, car je me sens vraiment fatigué.
– Vous avez bien raison, mon pauvre homme !... À quoi ça sert de s’esquinter ? Vous tomberiez tout à fait, et votre petite resterait seule.
« C’est vrai que vous n’aviez pas une fameuse mine, hier ! Mais aujourd’hui, on voit que ça va mieux.
« Allons, à tout à l’heure !
Le père et la fille s’en allèrent, d’un pas flâneur... Ils quittèrent le village, s’engagèrent dans un sentier qui longeait la côte et montait à mesure que s’élevait la falaise rocheuse contre laquelle venaient s’écraser les vagues écumantes... Parfois, une grotte ou un couloir se creusaient dans le roc ; la mer s’y engouffrait en grondant, et ses embruns arrivaient au visage du colporteur et d’Elsa, penchés pour voir l’impressionnant spectacle.
L’enfant disait :
– Que c’est beau ! Si seulement le soleil donnait là-dessus.
– Oui, c’est dommage... Mais le temps est encore bien pris aujourd’hui.
« Tout ce point de la côte est ainsi creusé de grottes, d’entonnoirs, et aussi d’abîmes dans lesquels la mer pénètre seulement aux grandes marées.
« Il y aurait là une intéressante topographie à faire... Et d’autant plus qu’on prétend, dans le pays, que des souterrains existent, reliant non seulement Ker-Even au château de Runesto, mais encore permettant d’atteindre ces abîmes, ces grottes...
« Voilà ce qu’il importerait d’étudier de près. Pour cela, il faudrait que Ker-Even fût à nous !... Otto a sondé son beau-frère pour savoir s’il était disposé à une vente, mais M. de Valserres tient à cette vieille maison, qui ne lui sert à rien, pourtant.
L’homme songea un instant, les sourcils froncés... Puis il murmura, d’un ton résolu :
– Il faudra pourtant bien que nous l’ayons !... d’une façon ou de l’autre !
Le sentier tournait, suivant les sinuosités de la côte... Sur la mer, dont la houle augmentait, des barques dansaient, penchaient, voiles tendues...
Et le colporteur s’arrêta, la main sur l’épaule de sa fille, en disant :
– Tiens, regarde !
Ils arrivaient au point culminant de la falaise... De là, une nouvelle partie de la côte leur apparaissait... un promontoire rocheux, s’avançant comme une proue dans la mer grise, furieusement agitée autour de lui. Presque à son extrémité, une longue maison basse, noire, se trouvait comme tapie. Elle était là, sur le roc inculte, pareille à une sinistre guetteuse, avec ses petites fenêtres étroites et rares, son aspect sournois, inquiétant, de vieux logis clos... Et le colporteur dit, en étendant la main vers elle :
– C’est Ker-Even.
Elsa murmura :
– Oh ! que c’est triste, cette maison !
– Évidemment !... Et je comprends qu’un joli oiseau comme Inès ait eu un spleen fou après quarante-huit heures passées là-dedans.
– Tu m’as dit, papa, que cette demeure avait une histoire – ou une légende ?
– Les deux s’amalgament, comme il arrive en général.
« Marchons toujours. Je te raconterai cela chemin faisant.
Ils continuèrent d’avancer, dans le sentier qui descendait, maintenant, suivant l’infléchissement de la côte, à cet endroit.
Le colporteur expliquait :
– Tu vois ces écueils, dont plusieurs émergent à peine en ce moment, tandis que certains ne seront découverts qu’à marée basse, et que d’autres restent toujours dissimulés sous les flots, traîtreusement ?... Depuis que cette côte existe, telle que nous la voyons aujourd’hui, combien de navires se sont brisés là, perdus corps et biens !... Aussi, de bonne heure, installa-t-on au-devant de ce point dangereux un phare, d’abord primitif, puis qui se transforma selon le progrès... Tu l’aperçois, là-bas ?
– Oui, papa.
– Or, voici ce qu’on raconte :
« Dans ce logis vivait, en des temps reculés, un chef de pirates du nom d’Even, farouche et sanguinaire. Avec ses hommes, il entreprenait d’aventureuses expéditions sur mer, attaquant les navires rencontrés, tuant, pillant... Et aux jours de tempête, il faisait allumer des feux sur la côte, pour attirer, vers les écueils, les vaisseaux en détresse, qui s’y brisaient.
« Quand l’aube venait, amenant un peu d’accalmie, les pirates s’en allaient vers l’épave, dans les petites barques qu’ils manœuvraient avec une extrême habileté ; ils la fouillaient, emportaient ce qui était à leur convenance, emmenaient les êtres encore vivants qu’ils y trouvaient.
« Pendant ce temps, leurs femmes et leurs enfants guettaient sur la côte et s’emparaient, avec la dextérité que donne l’habitude, de tous les objets apportés par le flux.
« Après quoi, il y avait grande ripaille, dans une salle souterraine ; les pirates se livraient à de sanglantes orgies, n’épargnant ni femmes, ni enfants, ni vieillards, s’ils en avaient trouvé dans l’épave... Even se montrait le plus terrible de tous. C’était, dit la tradition populaire, un homme roux, de taille gigantesque, d’une force d’hercule. Son dur visage, ses yeux flamboyants terrifiaient jusqu’à ses plus intimes collaborateurs eux-mêmes, victimes, souvent, de ses fantaisies cruelles.
« Il avait épousé une jeune fille d’une grande beauté, trouvée dans une de ces épaves. Pendant quelque temps, il la combla d’attentions... Puis, son humeur changea, et la pauvre créature martyrisée mourait peu à peu de chagrin, quand Even s’avisa un beau jour de lui faire couper la gorge – sans doute pour lui épargner une plus longue agonie.
Elsa eut un petit frisson.
– Oh ! l’affreux homme ! Et après, papa ?
– Eh bien, il avait eu un fils de cette union. Cet enfant, parvenu à l’adolescence, fut converti par les apôtres venus pour prêcher l’Évangile en Armorique, et devint, assure-t-on, la souche d’où sont sortis les Penvalas.
« Depuis lors, il n’y eut plus de ces grands pillages d’épaves, organisés en quelque sorte officiellement, si on peut parler ainsi... Mais on dit que, pendant longtemps, les nuits de tempête, des habitants de la côte, traîtreusement, faisaient des signaux qui amenaient encore sur les brisants le navire en perdition. Et ils pillaient ensuite, ils massacraient, comme autrefois. Mais Ker-Even ne s’ouvrait plus pour eux, la salle souterraine avait été murée. C’était fini des belles orgies, des ruisseaux de sang coulant sur la table de granit où s’immolaient les victimes. Les descendants d’Even le Roux, avaient une réputation méritée de gens pieux, charitables, et dès que leur était signalé un de ces écumeurs d’épaves, ils le punissaient avec sévérité.
« Ainsi, peu à peu, disparut la sauvage coutume qui avait coûté la vie à tant de malheureux.
– C’est très intéressant, cette histoire, papa !
« Les Penvalas sont donc, ainsi, les descendants de cet horrible Even ?
– Oui, d’après la tradition.
– Et comment cette maison est-elle à M. de Valserres, non à eux ?
– Par un partage qui se fit, autrefois, entre deux cousins germains, dont l’un était le bisaïeul d’André de Valserres... Je crois même que de là date cette brouille dont je te parlais hier. Jusqu’alors, Ker-Even avait toujours fait partie du domaine de Runesto. La branche aînée, sans doute, n’a pas admis qu’on lui enlevât ce lieu des origines de la famille.
Les deux promeneurs continuèrent d’avancer. Ils passèrent près d’une petite crique, où se balançait une barque dont l’amarre s’enroulait à un solide poteau. Une maisonnette basse, demi-croulante, s’abritait entre deux rochers, près d’un figuier anémique poussé là on ne sait comment. Sur un banc de pierre, proche le seuil, un vieux marin fumait sa pipe en regardant venir les étrangers... Le colporteur s’arrêta à quelques pas de lui, en esquissant un geste de salut.
– Fichu temps, hein ?... Nous aurons encore de la pluie ce soir ?
Le vieux ôta la pipe d’entre ses lèvres.
– Pour sûr !... Et demain aussi, probable.
« Où que vous allez comme ça ?... Vous vous baladez ?
– Oui, comme vous voyez... Je suis colporteur de mon métier. Hier, nous nous sommes arrêtés à Conestel. Et j’y reste deux ou trois jours, pour me reposer... Ce n’est pas de trop, une fois de temps à autre !
« Alors, j’en profite pour montrer un peu la côte à la petite. Nous allons nous asseoir là-bas, près de cette vieille maison, et nous y prendrons l’air, tranquillement.
– Oh ! pour de l’air, vous en aurez, à Ker-Even !... et de première qualité !
« Ça vous arrive du large en plein !... Mais c’est un jour de tempête qu’il faudrait voir ça !
– Je crois, en effet, que ce doit être effrayant, étant donné la position de cette demeure.
« Elle n’est pas habitée ?
– Non, pas habitée, depuis très longtemps.
« Ce n’est pas un logis bien agréable, pour des gens qui n’ont pas l’habitude.
« Le commandant de Valserres, qui en est le propriétaire, m’a chargé d’y voir un peu de temps en temps. Quand il y a un brin de soleil, je vais ouvrir, et j’enlève un peu de poussière, j’astique une chose ou une autre.
« J’ai été marin de l’État ; alors, ça me connaît de tenir propre un bâtiment. Aussi le commandant m’a complimenté quand il est venu avec sa jeune dame, une fois... Ils sont restés deux jours. La petite dame – une jolie brune, ma foi !... et attifée à la Parisienne, fallait voir ! – disait tout le temps :
« – C’est épouvantable, cette maison !... C’est horriblement triste ! Je ne puis y demeurer huit jours, André !... Emmène-moi ailleurs, sans tarder ! »
« Alors, le commandant a fait repartir les malles, puis tous les deux ont quitté Ker-Even. Depuis, je ne les ai plus revus.
Le colporteur dit, comme s’il cherchait dans sa mémoire :
– Le commandant de Valserres ?... Il me semble que j’ai déjà entendu ce nom.
« N’est-ce pas un lieutenant de vaisseau ?
– Oui, c’est ça... Un bon marin, et surtout un savant, à ce qu’on dit.
– J’aurai vu son nom dans quelque journal...
« Allons, bien le revoir !... Il n’y a rien de curieux à voir, à Ker-Even ?
– Mais non.
« C’est vieux, voilà tout... Il y a des murs comme ça...
Et le marin ouvrit très largement ses bras, pour représenter l’épaisseur des murs de Ker-Even.
– ... Des meubles anciens, aussi, qu’ont de la valeur, pour ceux qui cherchent les vieilleries.
– On m’a parlé, à l’auberge, de souterrains ?
– Ah ! oui !... Mais on n’y va plus depuis des cent ans.
« Est-ce qu’on vous a raconté l’histoire d’Even le Roux ?
– Mais oui.
– Eh bien ! tous ces gens qui ont été tués là « reviennent »... On y entend des gémissements, des soupirs... On respire l’odeur du sang...
« Et puis on voit la pauvre petite femme d’Even, avec la gorge ouverte !
Elsa attachait sur le vieux marin un regard où l’effroi se mêlait à la curiosité.
Elle demanda :
– On l’a vue, vraiment ?
– Il paraît, dans les temps... Maintenant on n’y va plus, comme je vous le dis.
Le colporteur fit observer :
– Ce sont des croyances populaires, grossies d’âge en âge par les imaginations toujours prêtes à mettre partout le merveilleux et l’extraordinaire.
Le marin secoua la tête.
– Ben, on ne sait pas... Ça peut être vrai.
Puis, comme l’étranger faisait un mouvement pour continuer sa route, il ajouta :
– Tout de même, si ça vous intéresse de voir la maison, je vous la montrerai bien ?
Le colporteur sembla réfléchir un moment.
Puis il répondit :
– Si ça ne vous dérange pas trop, je ne refuse pas. Cette visite nous fera passer un moment.
– Bah ! y a pas de dérangement pour un vieux bonhomme comme moi, qui ne fait plus grand-chose... Un peu de pêche, par-ci par-là, quand le temps est beau...
« Avec la petite somme que m’envoie le commandant, on vit tout de même !
Tout en parlant, le vieux se levait.
Il remit la pipe entre ses lèvres, et s’en alla aux côtés de l’étranger, avec sa démarche balancée de vieux loup de mer.
Les deux hommes et l’enfant s’engagèrent sur le promontoire... Des roches s’élevaient du sol dur, lui-même formé de granit. Une herbe rase et courte, quelques ajoncs, quelques arbustes croissaient dans les parties où se trouvait une terre suffisante pour les faire vivre.