PRÉFACE-2

1961 Mots
Il n’est pas anodin que Quatermain pense aux « anciens Danois » comme à des « Zoulous blancs »; Curtis reçoit dans le cours du récit un comparse à sa taille, l’Africain Umbopa, qui rejoint l’expédition et en transforme le but. C’est grâce à Umbopa que les hommes blancs partis à la recherche du frère perdu de Curtis, George, et du trésor des mines du roi Salomon, finissent par y subordonner la quête d’Umbopa, qui est de retrouver ses propres terres, un projet bien plus noble et bien plus exotique que celui de Curtis. Le compagnon de Curtis dans l’expédition de départ, John Good, est un officier de marine qui a pris sa retraite à l’âge très précoce de trente-cinq ans et se retrouve donc sans but dans l’existence. « Voilà ce que l’on gagne à servir la Reine », remarque Haggard par le biais de Quatermain, « se voir soudain rejeté dans le monde inhospitalier et obligé de se créer une nouvelle situation au moment même où l’on commence à connaître son métier à fond et où l’on se trouve dans toute la force de l’âge. » Haggard fait grand cas des lunettes de Good et de ses fausses dents, qui deviennent les symboles de la vie civilisée, de même que les inévitables armes à feu — dont il fournit amoureusement, par deux fois, la liste et les catégories. Symboles ironiquement contrastés. L’almanach de Good se révèle décisif pour l’intrigue, puisqu’il permet la prédiction de l’éclipse ; mais le fait que les jambes nues du marin, exhibées par mégarde aux Kukuanas lors de leur première rencontre, fournissent un symbole plus durable de son exotique charisme offre un contraste ironique. Cette surabondance de modèles masculins s’accompagne de la traditionnelle minimisation de l’influence féminine. Au début de sa narration, Quatermain explique que les femmes y ont peu d’importance, bien qu’il admette que deux d’entre elles y sont présentes. La première, Foulata, est la séductrice potentielle ; elle tombe amoureuse de Good, circonstance qui sauve d’ailleurs la vie du marin mais n’empêche pas Foulata d’être présentée comme un embarras constant. La seconde est Gagool, qui joue du mieux qu’elle le peut le rôle de la vile harpie — c’est peut-être même le plus beau spécimen du genre. Bien que Haggard n’en ait sans doute pas eu conscience, il y a un symbole frappant dans la manière dont ces deux personnages scellent chacun le sort de l’autre. Ce qui est encore plus frappant, naturellement, est la manière dont le deuxième de ses boys’ books déviera intentionnellement de la tradition en mettant en scène un personnage principal qui est, de fait, un mélange des caractéristiques essentielles de Gagool et de Foulata : l’anti-héroïne éponyme de She (1886) ; mais cela est une autre histoire. Au regard de tous ces éléments, l’on peut dire que Les Mines du roi Salomon utilisent une combinaison très profitable de motifs centraux de la tradition des boys’ books, l’établissant ainsi de façon incontestable dans son canon, et d’attitudes relativement plus inhabituelles, ce qui lui assure une précieuse originalité. Cette combinaison s’exprime avec une énergie et une ingéniosité considérables dans une intrigue dont les divers segments marient avec le même bonheur l’attendu et le surprenant. L’histoire des Mines du roi Salomon peut aussi offrir quelques grandes scènes, et ses faiblesses sont secondaires. La description du voyage vers les terres légendaires est aussi riche en rebondissements que le genre l’exige ; elle comprend en particulier un moment splendidement mémorable, là-haut dans les montagnes ; les scènes de bataille sont rendues avec un intéressant mélange d’énergie et d’amertume, causée par la perte de vies humaines ; la découverte captivante des mines est si merveilleusement mélodramatique que plusieurs de ses détails secondaires, maintes fois copiés, engendrèrent de nombreux clichés. L’on doit sans doute souhaiter, en particulier lorsqu’ils découvrent ce dernier passage, que les lecteurs essaient de chasser de leur esprit cette cohorte d’imitations et qu’ils abordent le texte comme s’il était aussi neuf qu’en 1885, à sa parution. Même s’ils n’y parviennent pas, ils trouveront un récit solide et une imagerie des plus puissantes. C’est dans la révélation des mines que la stratégie narrative de Haggard reçoit sa récompense la plus évidente, car la découverte du trésor qui lui a servi d’appât produit un décor d’un dramatisme bien plus convaincant qu’un coffre de pirate au couvercle entrouvert, ou que l’excavation d’un trésor enfoui. L’énergie intrinsèque de toutes les séquences de l’intrigue est cependant fortement augmentée par les interactions entre les quatre personnages principaux et le contexte grandiose dans lequel leurs diverses quêtes s’inscrivent. Toutes les chasses au trésor littéraires qui valent la peine d’être lues sont aussi symboliques que réelles, et toutes finissent sur la relégation du simple gain financier à un rang secondaire. Ce qui importe, c’est une victoire d’un ordre moins matériel. En vérité, les meilleures histoires de chasse au trésor sont celles dont les auteurs prennent ce tournant dans le fil du récit, de sorte que cette transformation spirituelle les surprend tout autant que leurs lecteurs. Les Mines du roi Salomon relèvent de toute évidence de cette catégorie. Haggard était parti pour écrire au débotté une simple aventure, et, de ce point de vue, son roman est une réussite spectaculaire ; mais en atteignant à des richesses moins bien définies, au-delà de la poignée de diamants sur laquelle Quatermain est décidé à mettre la main, il parvint aussi à trouver en lui-même quelque chose qu’il passa le reste de sa vie à essayer de développer. Umbopa, de même que Henry Curtis, est une extrapolation fantastique à partir d’un personnage réel. En se voyant enfin restituer son héritage et le trône du Kukuanaland, il parvient à une sorte de destin narratif bien plus extrême que ceux de ses compagnons. Alors qu’on les retrouve tous dans la suite des Mines, Allan Quatermain (1887), Umbopa y est remplacé par un certain Umslopogaas, très fidèle double du vrai Zoulou qui lui servit de modèle (lequel, apparemment, fut très heureux d’avoir servi Haggard de cette façon, et put exprimer sa gratitude pour la publicité ainsi faite à sa cause bien plus longtemps que l’infortuné Cetewayo). Représentation plus exacte de la réalité, Umslopogaas, qui figure également au premier plan de Nada the Lily (1892), sans aucun compagnon blanc pour lui faire de l’ombre, est un personnage moins exotique qu’Umbopa, mais il est en mesure de rendre à Curtis la faveur accordée à Umbopa dans Les Mines du roi Salomon, en permettant à l’Anglais d’atteindre à un but bien plus noble que celui de retrouver son frère perdu. C’était l’objectif premier de Curtis et de son créateur au début des Mines du roi Salomon, mais au fil du récit leurs intentions et leurs moyens ont pris une tout autre dimension. Comme Umbopa dans le premier des deux romans, Curtis découvre son propre paradis terrestre à la fin d’Allan Quatermain : il peut enfin devenir un Zoulou blanc, et atteindre à une relation avec sa terre et son peuple bien meilleure que ce qui fut jamais imaginé (sans parler de la réalité) pendant toute la durée de l’aventure impériale britannique. De manière significative (et assez maladroite, étant donné que le roman se présente également comme une narration à la première personne), Allan Quatermain meurt à la fin du livre qui porte son nom, comme il s’y attendait au début des Mines du roi Salomon. Cela ne porte pas le coup final à sa carrière littéraire : Haggard en effet continua de rapporter les événements de sa vie passée quelque trente années durant, dans plus d’une douzaine de romans dont l’action se situe avant celle des Mines. Cette mort cependant sert bel et bien à confirmer de la façon la plus catégorique la fragilité de ce en quoi il croyait : la tentative de l’homme blanc de trouver un rôle convenable et un modus vivendi dans une Afrique australe que l’incapacité de ses colons blancs à vivre dans un équilibre sain avec les populations indigènes était en train de ravager. Les thèses de Rider Haggard et la façon dont Allan Quatermain s’exprime peuvent paraître racistes au lecteur moderne et engendrer un certain malaise ; de plus, l’idée que Haggard se fait de la culture zouloue est romanesque à l’absurde. Reste qu’il fut bien plus proche des indigènes africains qu’aucun écrivain de sa génération. Sa célébration d’un « noble sauvage » à la Rousseau n’était guère nouvelle et surprend essentiellement en ce que la fin du règne de Victoria était sans doute l’environnement culturel le plus hostile à l’extrapolation d’un « culte de la sensibilité ». Mais ce qui différencie Haggard, surtout en tant qu’auteur de boys’ books, est le mépris à peine déguisé qu’il nourrit vis-à-vis du projet impérial et de sa conduite, et la conviction qu’il a en conséquence de la fin catastrophique de ce projet. Les Mines du roi Salomon est, dans le plein sens du terme, un roman d’évasion : mais ce que ses personnages fuient (avec succès pour trois d’entre eux à la fin d’Allan Quatermain), c’est un problème qui n’offre pas d’autre solution. Un autre aspect remarquable d’Allan Quatermain, outre la mort de son personnage éponyme, est sa dédicace. Celle des Mines du roi Salomon est expressément attribuée à Allan Quatermain : « À tous les enfants petits et grands qui le liront ». Mais Allan Quatermain, bien que l’auteur s’efforce de démontrer l’existence réelle du narrateur en publiant son portrait et son autographe en frontispice, est dédié par Haggard à son fils, Arthur (baptisé du prénom du héros de Dawn, et non celui de sir Henry Bulwer ou le sien). Voici ce que dit cette dédicace : « Je dédie ce roman d’aventures à mon fils, Arthur John Rider Haggard, dans l’espoir que dans les jours à venir lui et d’autres garçons que je ne connaîtrai jamais pourront, dans les actions et les réflexions d’Allan Quatermain et de ses compagnons, tels qu’elles sont ici rapportées, trouver quelque chose qui les aidera à atteindre ce qui est, à mon sens et à celui de sir Henry Curtis, le rang le plus haut de ce à quoi nous pouvons aspirer — la qualité et la dignité d’un gentilhomme anglais. » Vain espoir : Arthur mourut dans son enfance en 1891 ; les éditions postérieures sont ornées de son portrait, à côté de celui d’Allan Quatermain. Espoir du reste condamné dès le début, comme le montre bien la façon dont l’histoire se développe à partir de la dédicace… Car ce que le texte d’Allan Quatermain nous dit haut et fort est que l’Angleterre n’est plus le milieu qui convient à un gentilhomme anglais, et que le monde réel de l’Afrique coloniale est encore pire, car le seul environnement dans lequel un vrai gentilhomme anglais peut réaliser ses idéaux se trouve au-delà des limites du monde connu. Tout comme Les Mines du roi Salomon, le roman dans lequel Haggard parvint pour la première fois à cette conclusion (ce qui dut sans doute le surprendre lui-même), Allan Quatermain est traversé encore de la faible et fugitive illusion que ce lieu puisse malgré tout se trouver encore au cœur encore inexploré de l’Afrique. Mais Haggard savait qu’il ne s’agissait que d’un rêve bien avant d’écrire le post-scriptum qu’il ajouta aux éditions tardives des Mines du roi Salomon, en 1905. Voici ce qu’il y proclame, sarcastique : « Les faits ont corroboré la fiction ; les mines du roi Salomon que j’avais imaginées ont été découvertes, et elles ont recommencé de fournir leur or ainsi que, d’après de récents témoignages, des diamants. Les Kukuanas, ou plutôt les Matabélés, ont été domptés par les balles de l’homme blanc, mais de nombreux lecteurs trouveront encore beaucoup de plaisir dans ces modestes pages. » Nous savons très bien que le rêve de Haggard, bien avant 1905, était aussi défunt que le petit Arthur et qu’Allan Quatermain, mais nous comprenons, nous aussi, tout le plaisir qui jaillit encore de ces pages. BRIAN STABLEFORD AVERTISSEMENTUn certain nombre de notes ont été ajoutées pour la présente édition : elles sont signées du traducteur ou de l’éditeur. Les notes de l’édition originale ont été conservées et sont signées « A.Q. » et « H.R.H. » (à la place de la mention « The Editor »). 1. En français dans le texte. (N.d.T.) 2. Traduction française : Un Yankee à la cour du roi Arthur, traduction de Odette Ferry, Terre de Brume, Rennes, 1994. LES MINES DU ROI SALOMON Ce compte rendu fidèle, mais sans prétention, d’une aventure des plus remarquables, est respectueusement dédié ici par son auteur, Allan Quatermain, à tous les enfants petits et grands qui le liront. 1885 Fac-similé de la carte de la route des mines du roi Salomon, aujourd’hui en possession d’Allan Quatermain, Esq., dessinée par dom José da Silvestra avec son propre sang, sur un bout de tissu en lin, en l’an de grâce 1590. (Pour la traduction du texte, se reporter au chapitre II.)
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER