Les employés, ou la femme supérieure-3

2002 Mots
Ces réflexions avaient donc conduit Rabourdin à une refonte du personnel. Employer peu de monde, tripler ou doubler les traitements et supprimer les pensions ; prendre les employés jeunes, comme faisaient Napoléon, Louis XIV, Richelieu et Ximénies, mais les garder longtemps en leur réservant les hauts emplois et de grands honneurs, étaient les points capitaux d’une réforme aussi utile à l’État qu’à l’employé. Il est difficile de raconter en détail, chapitre par chapitre, un plan qui embrassait le budget et qui descendait dans les infiniment petits de l’Administration pour les synthétiser ; mais peut-être une indication des principales réformes suffira-t-elle à ceux qui connaissent comme à ceux qui ignorent la constitution administrative. Quoique la position d’un historien soit dangereuse en racontant un plan qui ressemble à de la politique faite au coin du feu, encore est-il nécessaire de le crayonner, afin d’expliquer l’homme par l’œuvre. Supprimez le récit de ses travaux, vous ne voudrez plus croire le narrateur sur parole, s’il se contentait d’affirmer le talent ou l’audace d’un Chef de bureau. Rabourdin divisait la haute administration en trois ministères. Il avait pensé que si jadis il se trouvait des têtes assez fortes pour embrasser l’ensemble des affaires intérieures et extérieures, la France d’aujourd’hui ne manquerait jamais de Mazarin, de Suger, de Sully, de Choiseul, de Colbert pour diriger des ministères plus vastes que les ministères actuels. D’ailleurs, constitutionnellement parlant, trois ministres s’accordent plus facilement que sept. Puis, il est moins difficile aussi de se tromper quant au talent. Enfin, peut-être la royauté éviterait-elle ainsi ses perpétuelles oscillations ministérielles qui ne permettent de suivre aucun plan de politique extérieure, ni d’accomplir aucune amélioration intérieure. En Autriche, où des nations diverses réunies offrent des intérêts différents à concilier et à conduire sous une même couronne, deux hommes d’État supportaient en ce moment le poids des affaires publiques, sans en être accablés. La France était-elle plus pauvre que l’Allemagne en capacités politiques ? D’abord n’était-il pas naturel de réunir le ministère de la marine au ministère de la guerre ? Pour Rabourdin, la marine paraissait un des comptes courants du ministère de la guerre, comme l’artillerie, la cavalerie, l’infanterie et l’intendance. N’était-ce pas un contresens de donner aux amiraux et aux maréchaux une administration séparée, quand ils marchaient vers un but commun : la défense du pays, l’attaque de l’ennemi, la protection des possessions nationales ? Le ministère de l’intérieur devait réunir le commerce, la police et les finances, sous peine de mentir à son nom. Au ministère des affaires étrangères appartenaient la justice, la maison du roi, et tout ce qui, dans le ministère de l’intérieur, concerne les arts, les lettres et les grâces : toute protection devait découler immédiatement du souverain, et ce ministère impliquait la présidence du Conseil. Chacun de ces trois ministères ne comportait pas plus de deux cents employés à son administration centrale, où Rabourdin les logeait tous, comme jadis sous la monarchie. En prenant pour moyenne une somme de douze mille francs par tête, il ne comptait que sept millions pour des chapitres qui en coûtaient plus de vingt dans le budget actuel ; car, en réduisant ainsi les ministères à trois têtes, il supprimait des administrations entières devenues inutiles, et les énormes frais de leurs établissements dans Paris. Il prouvait qu’un arrondissement devait être administré par dix hommes, une préfecture par douze au plus, ce qui ne supposait que cinq mille employés pour toute la France, Justice et Armée à part, nombre que dépassait alors le chiffre seul des employés aux ministères. Mais, dans son plan, les greffiers des tribunaux étaient chargés du régime hypothécaire ; mais le ministère public était chargé de l’enregistrement et des domaines, car il avait réuni dans un même contre les parties similaires ; ainsi l’hypothèque, la succession, l’enregistrement ne sortaient pas de leur cercle d’action, et ne nécessitaient que trois surnuméraires par Tribunal, et trois par Cour royale. L’application constante de ce principe avait conduit Rabourdin à la réforme des finances. Il avait confondu toutes les perceptions d’impôts en une seule, en taxant la consommation en masse au lieu de taxer la propriété : Selon lui, la consommation était l’unique matière imposable en temps de paix. La contribution foncière devait être réservée pour les cas de guerre. Alors seulement l’État pouvait demander des sacrifices au sol, car alors il s’agissait de le défendre ; mais, en temps de paix, c’était une lourde faute politique que de l’inquiéter au-delà d’une certaine limite ; on ne le trouvait plus dans les grandes crises. Ainsi l’Emprunt pendant la paix, parce qu’il se faisait au pair et non à cinquante pour cent de perte, comme dans les temps mauvais ; puis, pendant la guerre, la contribution foncière. – L’invasion de 1814 et de 1815, disait Rabourdin à ses amis, a fondé en France et démontré une institution que ni Law ni Napoléon n’avaient pu établir : le crédit. Malheureusement Xavier considérait les vrais principes de cette admirable machine comme encore peu compris. Rabourdin imposait la consommation par le mode des contributions directes, en supprimant tout l’attirail des contributions indirectes. La recette de l’impôt se résolvait par un rôle unique composé de divers articles. Il abattait ainsi les gênantes barrières qui barricadent les villes auxquelles il procurait de plus gros revenus en simplifiant leurs modes actuels de perception énormément coûteux. Diminuer la lourdeur de l’impôt n’est pas en matière de finance diminuer l’impôt, c’est le mieux répartir ; l’alléger, c’est augmenter la masse des transactions en leur laissant plus de jeu ; l’individu paye moins et l’État reçoit davantage. Cette réforme, qui peut sembler immense, reposait sur un mécanisme fort simple. Rabourdin avait pris l’impôt personnel et mobilier comme la représentation la plus fidèle de la consommation générale. Les fortunes individuelles s’expriment admirablement en France par le loyer, par le nombre des domestiques, par les chevaux et les voitures de luxe qui se prêtent à la fiscalité ; car les habitations et ce qu’elles contiennent varient peu, et disparaissaient difficilement. Après avoir indiqué les moyens de confectionner un rôle de contributions mobilières plus sincère que ne l’était le rôle actuel, il répartissait les sommes que produisaient au trésor les impôts dits indirects en un tant pour cent de chaque côté individuelle. En effet, l’impôt est un prélèvement d’argent fait sur les choses ou sur les personnes sous des déguisements plus ou moins spécieux ; mais le temps de ces déguisements, bon quand il fallait extorquer l’argent, était passé dans une époque où la classe sur laquelle pèsent les impôts sait pourquoi l’État les prend et par quel mécanisme il les lui rend. En effet, le budget n’est pas un coffre-fort, mais un arrosoir ; plus il prend et répand d’eau, plus un pays prospère. Ainsi supposez six millions de cotes aisées (il en avait prouvé l’existence, en y comprenant les cotes riches), ne valait-il pas mieux leur demander directement un droit de vin qui ne serait pas plus ridicule que l’impôt des portes et fenêtres et produirait cent millions, plutôt que de les tourmenter en imposant la chose même ? Par cette régularisation de l’impôt, chaque particulier payerait moins en réalité, l’État recevrait davantage, et les consommateurs jouiraient d’une immense réduction dans le prix des choses que l’État ne soumettrait plus à des tortures infinies. Il conservait un droit de culture sur les vignobles, afin de protéger cette industrie contre la trop grande abondance de ses produite. Puis, pour atteindre les consommations des cotes pauvres, les patentes des débitants étaient taxées d’après la population des lieux qu’ils habitaient. Ainsi, sous trois formes : droit de vin, droit de culture et patente, le Trésor levait une recette énorme sans frais ni vexations, là où il y avait un impôt vexatoire partagé entre ses employés et lui. L’impôt pesait ainsi sur le riche au lieu de tourmenter le pauvre. Un autre exemple. Supposez un franc ou deux, par côté, de droits de sel, vous obtenez dix ou douze millions, la gabelle moderne disparaît, la population pauvre respire, l’agriculture est soulagée, l’État reçoit tout autant, et nulle côté ne se plaint, car toute côté est propriétaire, et peut reconnaître immédiatement les bénéfices d’un impôt ainsi réparti en voyant au fond des campagnes la vie s’améliorant. Enfin, d’année en année, l’État verrait le nombre des cotes aisées croissant. En supprimant l’administration des contributions indirectes, machine extrêmement coûteuse, et qui est un État dans l’État, le Trésor et les particuliers y gagnaient donc énormément, à ne considérer que l’économie des frais de perception. Le tabac et la poudre s’affermaient en régie, sous une surveillance. Le système sur ces deux régies, développé par d’autres que Rabourdin lors du renouvellement de la loi sur les tabacs, était si convaincant que cette loi n’eût point passé dans une Chambre à qui l’on n’aurait pas mis le marché à la main, comme le fit alors le ministère. Ce fut alors moins une question de finance qu’une question de gouvernement. L’État ne possédait plus rien en propre, ni forêts, ni mines, ni exploitations. Aux yeux de Rabourdin, l’État, possesseur de domaines, constituait un contresens administratif, car l’État ne sait pas faire valoir et se prive de contributions ; il perd deux produits à la fois. Quant aux fabriques du gouvernement, c’était le même non-sens reporté dans la sphère de l’industrie. L’État obtient des produits plus coûteux que ceux du commerce, plus lentement confectionnés, et manque à percevoir ses droits sur les mouvements de l’Industrie, à laquelle il retranche des alimentations. Était-ce administrer un pays que d’y fabriquer au lieu d’y faire fabriquer, d’y posséder au lieu de créer le plus de possessions diverses ? L’État n’exigeait plus un seul cautionnement en argent. Rabourdin n’admettait que des cautionnements hypothécaires. Voici pourquoi. Ou l’État gardait le cautionnement en nature, et c’était gêner le mouvement de l’argent ; ou il l’employait à un taux supérieur à l’intérêt qu’il en donnait, et c’était un vol ignoble ; ou il y perdait, et c’était une sottise ; enfin, s’il disposait un jour de la masse des cautionnements, il préparait dans certains cas une banqueroute horrible. L’impôt territorial disparaissait donc en partie, Rabourdin en conservait une faible portion, ne fût-ce que comme point de départ en cas de guerre ; mais évidemment les productions du sol devenaient libres, et l’Industrie, en trouvant les matières premières à bas prix, pouvait lutter avec l’étranger dans le secours trompeur des Douanes. Les riches administraient gratuitement les Départements, en ayant pour récompense la pairie sous certaines conditions. Les magistrats, les corps savants, les officiers inférieurs voyaient leurs services honorablement récompensés. Il n’y avait pas d’employé qui n’obtînt une immense considération, méritée par l’étendue de ses travaux et l’importance de ses appointements ; chacun d’eux pensait lui-même à son avenir, et la France n’avait plus sur le corps le cancer des pensions. En résultat, Rabourdin trouvait sept cents millions de dépenses seulement et douze cents millions de recettes. Il était clair qu’un remboursement de cinq cents millions annuels jouait alors avec un peu plus de force que le maigre amortissement dont le vice était démontré. Là, selon lui, l’État se faisait encore rentier, comme l’État s’entêtait d’ailleurs à posséder et à fabriquer. Enfin, pour exécuter sans secousses sa réforme et pour éviter une Saint-Barthélemy d’employés, Rabourdin demandait vingt années. Telles étaient les pensées mûries par cet homme depuis le jour où sa place fut donnée à monsieur de La Billardière, homme incapable. Ce plan si vaste en apparence, si simple en réalité, qui supprimait tant de gros états-majors et tant de petites places également inutiles, exigeait de continuels calculs, des statistiques exactes, des preuves évidentes. Rabourdin avait pendant longtemps étudié le budget sur sa double face, celle des Voies et Moyens, celle des Dépenses. Aussi avait-il passé bien des nuits à l’insu de sa femme. Ce n’était rien encore que d’avoir osé concevoir ce plan et de l’avoir superposé sur le cadavre administratif, il fallait s’adresser à un ministre capable de l’apprécier. Le succès de Rabourdin tenait donc à la tranquillité d’une politique alors toujours agitée. Il ne considéra le gouvernement comme définitivement assis qu’au moment où trois cents députés eurent le courage de former une majorité compacte, systématiquement ministérielle. Une administration fondée sur cette base s’était établie depuis que Rabourdin avait achevé ses travaux. À cette époque, le luxe de la paix duc aux Bourbons faisait oublier le luxe guerrier du temps où la France brillait comme un vaste camp, prodigue et magnifique parce qu’il était victorieux. Après sa campagne en Espagne, le Ministère paraissait devoir commencer une de ces paisibles carrières où le bien peut s’accomplir, et depuis trois mois un nouveau règne avait commencé sans éprouver aucune entrave, car le libéralisme de la Gauche avait salué Charles X avec autant d’enthousiasme que la Droite. C’était à tromper les gens les plus clairvoyants. Le moment semblait donc propice. N’était-ce pas un gage de durée pour une administration que de proposer et de mettre à fin une réforme dont les résultats étaient si grands ? Jamais donc Rabourdin ne s’était montre plus soucieux, plus préoccupé le matin quand il allait par les rues au Ministère, et le soir à quatre heures et demie quand il en revenait.
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER