Chapitre I

2401 Mots
IIna. Ina Keita. Quand elle l’a rencontré, elle ne s’appelait pas encore ainsi. C’est lui. C’est lui qui lui a donné ce nom. Ina. Ina Keita. Plus tard, il lui avait dit « Pourquoi ne pas aller au Mali, plutôt ? Ça te plairait. » Il l’avait regardée profondément, et avait répété « Ça te plairait, j’en suis certain. Tiens-moi au courant, d’accord ? » Le « plutôt », c’était parce qu’elle lui avait annoncé qu’elle était sur une piste pour partir en Afrique noire, au Sénégal ou en Côte d’Ivoire. « Ça te plairait... » Ina Keita. Un nom qu’Oumar lui a donné par boutade. Au début, elle ne le comprenait pas, entendait juste un cliquetis, trois claquements de langue, et trouvait ce nom saugrenu, presque inepte. Elle le disait en quatre syllabes : i-na-que-ta, et l’associait à « inadéquate », un adjectif qu’elle s’attribue quand elle ne s’aime pas. « Inadéquate, inadaptée, à côté, à côté de la plaque, à l’ouest, carrément à l’ouest et jamais rien de nouveau ». Un mauvais jeu de mots qui peut durer longtemps, comme le marabout de ficelle de cheval de course à pied, un truc en boucle à vous donner le tournis. Maintenant qu’elle est habituée aux noms de famille bambara, peul, songhaï, bobo, bozo, tamasheq et sarakollé, elle détache mieux, un peu trop même, les cinq syllabes de son nom. I-na-Ke-i-ta. Elle l’adore. C’est sa musique à elle. Oumar ne lui a jamais vraiment donné d’explication. Elle ne lui en a jamais demandé. Parce qu’elle ne savait pas, du moins pas encore, la portée d’un patronyme, de naissance ou d’emprunt, sur la destinée d’un Africain. Maintenant qu’elle est là, à Bamako, ce nom n’a plus rien d’un accessoire. Il est au cœur de sa nouvelle vie, sa vie ici. Peu à peu, elle se rend à l’évidence : Oumar ne lui a pas donné ce nom tout à fait par hasard. La première personne qui lui a parlé dans ce pays – après les douaniers et le chauffeur de taxi – lui a dit « ma fille, soit la bienvenue parmi nous, ici ton nom est Keita, pour ton prénom, tu peux choisir : Madina, ou bien Ina. Ça te va ? Alors donne ton nom. » Elle avait balbutié « Ina, Ina Keita ». « C’est bien, répète encore. » « Ina, Ina Keita ». Comment la vieille femme avait-elle pu deviner son vrai nom – enfin, celui qu’Oumar avait gravé en elle ? Cette coïncidence aurait pu intriguer les plus sceptiques de ses proches, ceux justement qui se sont sentis obligés, et habilités, à montrer une sorte d’inquiétude quant à cette expédition africaine. Inquiétude traduite par un très correct « Trois mois… Tu devrais faire un stage en France, plutôt, ça t’ouvrirait des pistes pour trouver un emploi. » Mais au fond de leur regard elle avait lu : « Tu n’as pas peur de te faire manger tout cru ? » Assurément très incorrect. Maintenant, elle comprend qu’il n’y avait pas de hasard du tout. Si Oumar, un beau matin, lui a donné ce nom, c’est bien parce qu’il avait espoir de l’envoyer, un jour, au Mali. Oui, de l’expédier à Bamako, avec une adresse en poche, celle de Tantie Madina. Laquelle, à tous les coups, allait attribuer, dès les premières minutes, son propre nom à l’envoyée du neveu bien-aimé. Par tradition, par reconnaissance. Par plaisanterie, aussi. Tout s’est passé comme prévu malgré le caractère hautement hypothétique du calcul d’Oumar. Étrange, cette impression d’avoir le temps. Ina s’est fixé trois mois pour aborder comme il se doit cette ville d’un pays, d’un continent qu’elle n’a connu jusqu’à présent qu’à travers des cours, discours et représentations. Primaires images anarchiques, paradoxales du chocolat de son enfance, de la guerre du Biafra, de la poupée en tissu rapportée du Sénégal par cet oncle-au-long-cours. Adolescents élans de solidarité : quêtes du dimanche, conférences « Connaissances du monde », collectes de livres, de jouets, de riz, de farine. Totale abstraction, parfaite ignorance. Et puis les débats, les idées, les combats. L’Afrique en – ité, en – isation, en – ance. L’Afrique du Monde diplomatique, de Jeune Afrique, celle qu’on écoute sur RFI. L’Afrique des africanistes ou des afrocentristes. Ina avait rapidement orienté ses études de sciences humaines vers l’Afrique et le développement des pays du Sud. Pour cela, elle avait intégré un institut universitaire spécialisé. Une école fréquentée par de nombreux boursiers des pays du Sud, justement. Quelques cours magistraux, mais surtout des interventions plus ou moins régulières de professionnels, de gens de terrain. De vrais témoins, aux yeux des étudiants. Parmi ceux-ci : Oumar. Ina se souvient du laïus introductif du directeur, de son ton surtout. Un ton publicitaire. On se serait cru dans un grand magasin. Ne manquaient que les échantillons. « Oumar Haïdara, grand reporter auprès de plusieurs chaînes de télévision européennes, cinéaste et réalisateur de documentaires, spécialiste international du cinéma de l’oppression. Monsieur Oumar Haïdara animera un cours optionnel intitulé « Cinéma, expression artistique et journalistique dans les pays en développement. » Après une approche conceptuelle et théorique proposée lors du premier semestre, la seconde partie de l’année sera consacrée au thème “cinéma et dictature”. C’est la première année que nous proposons à nos étudiants un cours de ce type. J’espère que vous manifesterez votre enthousiasme par une inscription massive à ce cours proposé sur la liste des matières en option. » Ina, qui avait encore un tout autre prénom, avait ri, discrètement mais sûrement, au beau milieu d’un silence. Monsieur Haïdara avait pris la relève d’un éclat plus franc ponctué de « Merci, merci, M. le Directeur ». C’est ainsi que par l’entremise d’Oumar Haïdara, Ina aborda les arcanes du cinéma de l’oppression. Trois mois donc. À Bamako. C’est ce qu’elle a dit à ses proches en espérant bien en passer quatre ou cinq si le cœur lui en dit. Quelques oiseaux de mauvais augure lui ont lancé, en guise d’au revoir : « À très bientôt, on a des chances de te revoir avant la fin du mois. Tu sais, là-bas, il y a beaucoup d’aléas. Tu as une bonne assurance au moins ? » C’est drôle, il y en a d’autres qui lui ont juste souri en lui glissant un « C’est génial ce voyage… » Je devrais surveiller de plus près mes fréquentations, a-t-elle alors pensé, insensible aux mises en garde. En tout cas, elle a le temps. D’ailleurs, pour l’instant elle ne sait pas ce qu’elle peut en faire, de tout ce temps, et ce point d’interrogation l’amuse. La demeure familiale des Keita est vaste et bien tenue. Dans cette « concession » (selon le nom donné à ces habitations traditionnelles formées d’une enfilade de pièces encadrant une cour à tout faire) Ina s’est vu attribuer la chambre de Maïmouna, la cousine-presque-jumelle d’Oumar. L’amie, la complice de celui qui désormais vit si loin. La confidente de son adolescence. Maïmouna habite un autre quartier, Faladié, au nord de la ville, et vient de temps en temps passer une journée dans la concession familiale. Elle y est présente chaque jour de fête aussi. Ses enfants sont déjà grands, son mari est en poste à Dakar. Maïmouna s’investit corps et âme dans son rôle de professeur au lycée Askia Mohamed. Elle est belle et rassurante, instinctivement altière. Une élégance qu’elle porte aussi naturellement que la couleur de ses yeux : clairs, très clairs, entre miel et ambre. Une teinte peu fréquente chez les Bambaras, encore plus rare chez les Songhaï, ces gens du Nord dont Oumar porte un des patronymes : Haïdara. Songhaï par son père, Bambara par sa mère, la défunte sœur de Madina. Madina, la tante bien-aimée, la maîtresse des lieux, la mère de Maïmouna. Oumar a ce regard. Un regard rare, un brin étrange depuis Bamako, alors qu’en France Ina n’avait rien remarqué de particulier. Disons, pas plus que ces cent autres éléments qui différenciaient Oumar du reste de l’humanité. Avant sa venue au Mali, elle n’avait pas rencontré assez de Maliens, ou même d’Africains, pour pouvoir discerner toute l’originalité de la couleur de ses yeux. Mais, depuis qu’elle est arrivée à Bamako, elle a le sentiment qu’il ne ressemble pas à tous ces gens dont elle croise inopinément le regard. « Ne me fixez pas comme ça ! » Combien de fois l’a-t-elle entendue, cette petite phrase pleine de reproches qui l’amenait invariablement à balbutier quelque chose qui voulait dire : « Je suis myope, pardonnez-moi, ne croyez pas que je vous ausculte, et encore moins que je vous torpille. Il me faut poser mon regard, sinon, tout tourne autour de moi, et cela m’enivre. » Avec Oumar, cela n’avait jamais créé de problème. Il faisait la même chose, couramment. Une habitude de caméraman, peut-être. Ou une myopie mal corrigée… Tiens, elle n’avait jamais pensé à le lui demander. Les premiers jours sont consacrés à la découverte de ses hôtes et de son lieu d’habitation. Une approche en zoom arrière, commenterait Oumar. L’approche la plus naturelle qui soit, celle du nouveau-né qui cherche le sein avant de s’intéresser à la couleur du ciel. Ina a atterri dans les bras d’une famille, dans une concession, au cœur d’un quartier plutôt aisé de Bamako. Les douze personnes de la famille et les trois locataires supplémentaires la reconnaissent, lui parlent, l’appellent par son nom. L’accueillent. Quelques jours plus tôt, ils ne connaissaient même pas son existence. Il lui faut cerner les gestes les plus naturels, les plus quotidiens. Poser les bonnes questions, saisir les réponses, comme on reçoit une clé. Les clés d’un labyrinthe. Ouvrir une porte. Choisir son chemin. Avancer de quelques pas. Puis retomber sur une autre porte. Reconnaître les visages, ne pas confondre celui d’Amadou et celui d’Idrissa. Chercher des repères : un teint plus ou moins clair, une cicatrice ou une scarification, une coiffure… Retenir d’Aminata sa petite taille et son collier de verre rouge ; de Fanta l’ovale parfait du visage et les gencives bleues tatouées à l’indigo. Encore faut-il la faire sourire. Compter aussi sur la mémoire des voix. Identifier timbre, ton, accent, ponctuation. Retenir l’air des uns, des autres. Pas de plans, pas de guides, pas de photos. S’imbiber d’impressions en lisant de vieux auteurs-explorateurs ou de grands voyageurs. Lire et relire Ampathé Bâ, découvrir au hasard des rayonnages de grands écrivains ouest-africains. C’est ainsi qu’Ina a préparé son voyage. Ne rien comprendre parfois, imaginer, imaginer n’importe quoi, librement, hors censure. Lire aussi quelques contes et proverbes, écouter des mélodies, retenir des refrains, scruter sur les pochettes de disques les paroles traduites en miniature. Fuir à toutes jambes l’exotisme touristique, galvaudé en quadrichromie. Ne pas trop penser Développement, Aide Nord-Sud et autres concepts de l’altruisme sans foi et sans frontières. Penser vierge. Une utopie, évidemment. Plutôt se contenter d’aspirer à une toute relative virginité de regard et d’esprit. Moralement – et même, s’accordait-elle à penser : philosophiquement –, Ina s’en était sortie comme ça lors de sa préparation au voyage. Sur place, elle verrait. Pour l’heure, il n’était pas question de se laisser hypnotiser par les serpents cracheurs, vendeurs de rêve à six sous. Même le « Guide du Routard » ne passait pas. Trop anecdotique, trop de raccourcis, de caricatures. Ina a l’habitude, ou l’intuition, de fuir tout ce qui peut l’influencer de manière anodine, souterraine. Une de ses peurs les plus ancrées, les plus tenaces, est de ne pas sentir qu’on l’influence, ou de s’en apercevoir trop tard. Presque une phobie. Il ne s’agit pas de craindre les influences, non. Il s’agit juste de pouvoir les choisir, de les vivre pleinement, quitte à s’y abandonner. Pour exprimer sa pensée et justifier ses choix quant aux sources d’information qui balisaient les préparatifs de son voyage, Ina a eu tendance à exagérer. Un jour, elle avait carrément grossi le trait, et s’était à moitié disputée avec un thésard spécialisé en socioéconomie touristique. Oumar s’était introduit dans la conversation, plus désinvolte que jamais, et, après deux phrases légères et facétieuses, avait conclu d’un clin d’œil de mâle volontairement complice : « Cesse de la contredire comme ça. Elle a la caboche dure, tu perds ton temps… » Il avait enchaîné, à l’adresse d’Ina : « Je vais chercher un bouquin rue des Écoles, tu m’accompagnes ? Je voudrais t’indiquer un lexique de bambara. » Oumar manie en expert la politique de la carotte et du bâton. À moins que ce ne soit le contraire. Du bâton et de la carotte. Sévir, ou se moquer, ou encore critiquer, désapprouver, pour ensuite se reprendre et montrer d’une manière ou d’une autre qu’il porte de l’attention, de l’intérêt, de l’estime, de la confiance à la personne qu’il vient de heurter. Il est alors très créatif. Ainsi procède-t-il dans la plupart de ses cours. Il commence par attaquer l’objet du jour – pays, réalisateur, régime, thématique – pour ensuite en démontrer finement son substantifique intérêt. Là, il avait dévalorisé Ina en lui retirant le peu de crédibilité qu’elle avait aux yeux de l’étudiant accompli, puis l’avait fait passer pour une élève servile, dans le rôle de « l’accompagnatrice », peut-être un peu cobaye, vu l’aventureuse personnalité d’Oumar. À peine avaient-ils tourné les talons, qu’Oumar avait glissé négligemment « Encore un qui n’a rien compris. Ou plutôt si, trop bien même : il est en train de démontrer à coup d’économétrie appliquée l’intérêt et les modalités d’un pillage réussi des ressources naturelles et culturelles de l’Afrique de l’Ouest. Redoutable, et sûr de lui. » Ina était vexée. Pourquoi n’avait-il pas pris sa défense, alors, en étayant des arguments un peu légers, il est vrai, trop sentimentaux ou trop militants, au lieu d’agir en machiste ? « Question de munitions, avait-il rétorqué, de gestion de stock. » Avec Ina c’était différent. Il jouait sur la fibre paternelle, une sorte de droit d’aînesse, un devoir de transmission. Il usait intellectuellement de sa candeur, de son enthousiasme de néophyte en emplissant ses méninges de réflexions, impressions, connaissances les plus variées, sans peur de la contradiction. Une fois – un de ces moments qui laissent une marque indélébile –, il lui avait parlé de la « fluorescente extrapolation, du cocktail de lucidité et de créativité, de la manière de voir légèrement décalée et cependant si simple et limpide » qu’il avait découvert chez elle et qui l’intriguait sérieusement. Les premiers jours à Bamako se sont écoulés sereinement. En surface, en tout cas. Ina s’est reposée, a été présentée aux gens de la famille, aux voisins, aux commerçants du quartier. S’est contentée de sourire, de beaucoup sourire. Elle s’en est rendu compte dès le troisième jour, au réveil : courbatures zygomatiques, douleurs aux commissures des lèvres, stries blanches aux coins des yeux sur visage rosi au soleil. Tenter patiemment de retenir, puis de répéter les formules de salutations. Constater, dépitée, qu’à l’oreille ces formules sont bien loin de ce qu’elle avait cru bien lire, à haute voix, dans son lexique de bambara. Ici, les gens parlent en s’esclaffant, dans la rue en tout cas, ce qui n’arrange pas la diction, et pour Ina la compréhension. S’accrocher aux mots connus, se laisser surprendre par la fréquence de mots français bambarisés à coup de « – ou », de « – i » ou de « a – ». Ainsi capte-t-elle souvent : chaisi, mobili (sous-entendu « auto – »), aradio… Et tombe constamment sur Oumarou. Lors des présentations, extrêmement nombreuses la première semaine, les Keita, en particulier Tantie Madina, situent la nature du lien social en fonction d’Oumar. Ina l’a compris par ces « Oumarou » par-ci, « Oumarou » par-là, mais n’arrive pas à saisir de quel genre de lien on parle. Parfois, elle a cru entendre « petite sœur de Paris », « cousine de France », ou « associée ». Peu de questions dans ces premiers échanges. Des gestes, surtout, pour lui dévoiler le vade-mecum de la vie quotidienne et pointer les choses à appréhender en premier. Quelques interdits, mais par définition on ne doit pas y toucher, même avec les mots, ce qui en complique l’exégèse. Les extraits les plus pressants du code du savoir-vivre. Sourire, regarder, écouter, sentir. En surface, un calme olympien. À l’intérieur, un vent puissant, tour à tour doux et v*****t, chaud, surtout chaud, avec parfois quelques courants froids, un vent qui entraîne son âme dans une valse effrénée. Aux pas inconnus. Pourtant, tout en elle suit le mouvement.
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