XV.-3

2043 Mots
Alors une idée lui passa par l'esprit; il demeura debout et souriant; son front humide de sueur se sécha tout seul. Le geôlier apportait tous les jours la soupe de Dantès dans une casserole de fer-blanc. Cette casserole contenait sa soupe et celle d'un second prisonnier, car Dantès avait remarqué que cette casserole était ou entièrement pleine, ou à moitié vide, selon que le porte-clefs commençait la distribution des vivres par lui ou par son compagnon. Cette casserole avait un manche de fer; c'était ce manche de fer qu'ambitionnait Dantès et qu'il eût payé, si on les lui avait demandées en échange, de dix années de sa vie. Le geôlier versa le contenu de cette casserole dans l'assiette de Dantès. Après avoir mangé sa soupe avec une cuiller de bois, Dantès lavait cette assiette qui servait ainsi chaque jour. Le soir Dantès posa son assiette à terre, à mi-chemin de la porte à la table; le geôlier en entrant mit le pied sur l'assiette et la brisa en mille morceaux. Cette fois, il n'y avait rien à dire contre Dantès: il avait eu le tort de laisser son assiette à terre, c'est vrai, mais le geôlier avait eu celui de ne pas regarder à ses pieds. Le geôlier se contenta donc de grommeler. Puis il regarda autour de lui dans quoi il pouvait verser la soupe; le mobilier de Dantès se bornait à cette seule assiette, il n'y avait pas de choix. «Laissez la casserole, dit Dantès, vous la reprendrez en m'apportant demain mon déjeuner.» Ce conseil flattait la paresse du geôlier, qui n'avait pas besoin ainsi de remonter, de redescendre et de remonter encore. Il laissa la casserole. Dantès frémit de joie. Cette fois, il mangea vivement la soupe et la viande que, selon l'habitude des prisons, on mettait avec la soupe. Puis, après avoir attendu une heure, pour être certain que le geôlier ne se raviserait point, il dérangea son lit, prit sa casserole, introduisit le bout du manche entre la pierre de taille dénuée de son ciment et les moellons voisins, et commença de faire le levier. Une légère oscillation prouva à Dantès que la besogne venait à bien. En effet, au bout d'une heure, la pierre était tirée du mur, où elle faisait une excavation de plus d'un pied et demi de diamètre. Dantès ramassa avec soin tout le plâtre, le porta dans les angles de sa prison, gratta la terre grisâtre avec un des fragments de sa cruche et recouvrit le plâtre de terre. Puis, voulant mettre à profit cette nuit où le hasard, ou plutôt la savante combinaison qu'il avait imaginée, avait remis entre ses mains un instrument si précieux, il continua de creuser avec acharnement. À l'aube du jour, il replaça la pierre dans son trou, repoussa son lit contre la muraille et se coucha. Le déjeuner consistait en un morceau de pain; le geôlier entra et posa ce morceau de pain sur la table. «Eh bien, vous ne m'apportez pas une autre assiette? demanda Dantès. —Non, dit le porte-clefs; vous êtes un brise-tout, vous avez détruit votre cruche, et vous êtes cause que j'ai cassé votre assiette; si tous les prisonniers faisaient autant de dégâts, le gouvernement n'y pourrait pas tenir. On vous laisse la casserole, on vous versera votre soupe dedans; de cette façon, vous ne casserez pas votre ménage, peut-être.» Dantès leva les yeux au ciel et joignit ses mains sous sa couverture. Ce morceau de fer qui lui restait faisait naître dans son cœur un élan de reconnaissance plus vif vers le ciel que ne lui avaient jamais causé, dans sa vie passée, les plus grands biens qui lui étaient survenus. Seulement, il avait remarqué que, depuis qu'il avait commencé à travailler, lui, le prisonnier ne travaillait plus. N'importe, ce n'était pas une raison pour cesser sa tâche; si son voisin ne venait pas à lui, c'était lui qui irait à son voisin. Toute la journée il travailla sans relâche; le soir, il avait, grâce à son nouvel instrument, tiré de la muraille plus de dix poignées de débris de moellons, de plâtre et de ciment. Lorsque l'heure de la visite arriva, il redressa de son mieux le manche tordu de sa casserole et remit le récipient à sa place accoutumée. Le porte-clefs y versa la ration ordinaire de soupe et de viande, ou plutôt de soupe et de poisson, car ce jour-là était un jour maigre, et trois fois par semaine on faisait faire maigre aux prisonniers. Ç'eût été encore un moyen de calculer le temps, si depuis longtemps Dantès n'avait pas abandonné ce calcul. Puis, la soupe versée, le porte-clefs se retira. Cette fois, Dantès voulut s'assurer si son voisin avait bien réellement cessé de travailler. Il écouta. Tout était silencieux comme pendant ces trois jours où les travaux avaient été interrompus. Dantès soupira; il était évident que son voisin se défiait de lui. Cependant, il ne se découragea point et continua de travailler toute la nuit; mais après deux ou trois heures de labeur, il rencontra un obstacle. Le fer ne mordait plus et glissait sur une surface plane. Dantès toucha l'obstacle avec ses mains et reconnut qu'il avait atteint une poutre. Cette poutre traversait ou plutôt barrait entièrement le trou qu'avait commencé Dantès. Maintenant, il fallait creuser dessus ou dessous. Le malheureux jeune homme n'avait point songé à cet obstacle. «Oh! mon Dieu, mon Dieu! s'écria-t-il, je vous avais cependant tant prié, que j'espérais que vous m'aviez entendu. Mon Dieu! après m'avoir ôté la liberté de la vie, mon Dieu! après m'avoir ôté le calme de la mort, mon Dieu! qui m'avez rappelé à l'existence, mon Dieu! ayez pitié de moi, ne me laissez pas mourir dans le désespoir! —Qui parle de Dieu et de désespoir en même temps?» articula une voix qui semblait venir de dessous terre et qui, assourdie par l'opacité, parvenait au jeune homme avec un accent sépulcral. Edmond sentit se dresser ses cheveux sur sa tête, et il recula sur ses genoux. «Ah! murmura-t-il, j'entends parler un homme.» Il y avait quatre ou cinq ans qu'Edmond n'avait entendu parler que son geôlier, et pour le prisonnier le geôlier n'est pas un homme: c'est une porte vivante ajoutée à sa porte de chêne; c'est un barreau de chair ajouté à ses barreaux de fer. «Au nom du Ciel! s'écria Dantès, vous qui avez parlé, parlez encore, quoique votre voix m'ait épouvanté; qui êtes-vous? —Qui êtes-vous vous-même? demanda la voix. —Un malheureux prisonnier, reprit Dantès qui ne faisait, lui, aucune difficulté de répondre. —De quel pays? —Français. —Votre nom? —Edmond Dantès. —Votre profession? —Marin. —Depuis combien de temps êtes-vous ici? —Depuis le 28 février 1815. —Votre crime? —Je suis innocent. —Mais de quoi vous accuse-t-on? —D'avoir conspiré pour le retour de l'Empereur. —Comment! pour le retour de l'Empereur! l'Empereur n'est donc plus sur le trône? —Il a abdiqué à Fontainebleau en 1814 et a été relégué à l'île d'Elbe. Mais vous-même, depuis quel temps êtes-vous donc ici, que vous ignorez tout cela? —Depuis 1811.» Dantès frissonna; cet homme avait quatre ans de prison de plus que lui. «C'est bien, ne creusez plus, dit la voix en parlant fort vite; seulement dites-moi à quelle hauteur se trouve l'excavation que vous avez faite? —Au ras de la terre. —Comment est-elle cachée? —Derrière mon lit. —A-t-on dérangé votre lit depuis que vous êtes en prison? —Jamais. —Sur quoi donne votre chambre? —Sur un corridor. —Et le corridor? —Aboutit à la cour. —Hélas! murmura la voix. —Oh! mon Dieu! qu'y a-t-il donc? s'écria Dantès. —Il y a que je me suis trompé, que l'imperfection de mes dessins m'a a***é, que le défaut d'un compas m'a perdu, qu'une ligne d'erreur sur mon plan a équivalu à quinze pieds en réalité, et que j'ai pris le mur que vous creusez pour celui de la citadelle! —Mais alors vous aboutissiez à la mer? —C'était ce que je voulais. —Et si vous aviez réussi! —Je me jetais à la nage, je gagnais une des îles qui environnent le château d'If, soit l'île de Daume, soit l'île de Tiboulen, soit même la côte, et alors j'étais sauvé. —Auriez-vous donc pu nager jusque-là? —Dieu m'eût donné la force; et maintenant tout est perdu. —Tout? —Oui. Rebouchez votre trou avec précaution, ne travaillez plus, ne vous occupez de rien, et attendez de mes nouvelles. —Qui êtes-vous au moins... dites-moi qui vous êtes? —Je suis... je suis... le no 27. —Vous défiez-vous donc de moi?» demanda Dantès. Edmond crut entendre comme un rire amer percer la voûte et monter jusqu'à lui. «Oh! je suis bon chrétien, s'écria-t-il, devinant instinctivement que cet homme songeait à l'abandonner; je vous jure sur le Christ que je me ferai tuer plutôt que de laisser entrevoir à vos bourreaux et aux miens l'ombre de la vérité; mais, au nom du Ciel, ne me privez pas de votre présence, ne me privez pas de votre voix, ou, je vous le jure, car je suis au bout de ma force, je me brise la tête contre la muraille, et vous aurez ma mort à vous reprocher. —Quel âge avez-vous? votre voix semble être celle d'un jeune homme. —Je ne sais pas mon âge, car je n'ai pas mesuré le temps depuis que je suis ici. Ce que je sais, c'est que j'allais avoir dix-neuf ans lorsque j'ai été arrêté, le 18 février 1815. —Pas tout à fait vingt-six ans, murmura la voix. Allons, à cet âge on n'est pas encore un traître. —Oh! non! non! je vous le jure, répéta Dantès. Je vous l'ai déjà dit et je vous le redis, je me ferai couper en morceaux plutôt que de vous trahir. —Vous avez bien fait de me parler; vous avez bien fait de me prier, car j'allais former un autre plan et m'éloigner de vous. Mais votre âge me rassure, je vous rejoindrai, attendez-moi. —Quand cela? —Il faut que je calcule nos chances; laissez-moi vous donner le signal. —Mais vous ne m'abandonnerez pas, vous ne me laisserez pas seul, vous viendrez à moi, ou vous me permettrez d'aller à vous? Nous fuirons ensemble, et si nous ne pouvons fuir, nous parlerons, vous des gens que vous aimez, moi des gens que j'aime. Vous devez aimer quelqu'un? —Je suis seul au monde. —Alors vous m'aimerez, moi: si vous êtes jeune, je serai votre camarade; si vous êtes vieux je serai votre fils. J'ai un père qui doit avoir soixante-dix ans, s'il vit encore; je n'aimais que lui et une jeune fille qu'on appelait Mercédès. Mon père ne m'a pas oublié, j'en suis sûr; mais elle Dieu sait si elle pense encore à moi. Je vous aimerai comme j'aimais mon père. —C'est bien, dit le prisonnier, à demain.» Ce peu de paroles furent dites avec un accent qui convainquit Dantès; il n'en demanda pas davantage, se releva, prit les mêmes précautions pour les débris tirés du mur qu'il avait déjà prises, et repoussa son lit contre la muraille. Dès lors, Dantès se laissa aller tout entier à son bonheur; il n'allait plus être seul certainement, peut-être même allait-il être libre; le pis aller, s'il restait prisonnier, était d'avoir un compagnon; or la captivité partagée n'est plus qu'une demi-captivité. Les plaintes qu'on met en commun sont presque des prières; des prières qu'on fait à deux sont presque des actions de grâces. Toute la journée, Dantès alla et vint dans son cachot, le cœur bondissant de joie. De temps en temps, cette joie l'étouffait: il s'asseyait sur son lit, pressant sa poitrine avec sa main. Au moindre bruit qu'il entendait dans le corridor, il bondissait vers la porte. Une fois ou deux, cette crainte qu'on le séparât de cet homme qu'il ne connaissait point, et que cependant il aimait déjà comme un ami, lui passa par le cerveau. Alors il était décidé: au moment où le geôlier écarterait son lit, baisserait la tête pour examiner l'ouverture, il lui briserait la tête avec le pavé sur lequel était posée sa cruche. On le condamnerait à mort, il le savait bien; mais n'allait-il pas mourir d'ennui et de désespoir au moment où ce bruit miraculeux l'avait rendu à la vie? Le soir le geôlier vint; Dantès était sur son lit, de là il lui semblait qu'il gardait mieux l'ouverture inachevée. Sans doute il regarda le visiteur importun d'un œil étrange, car celui-ci lui dit: «Voyons, allez-vous redevenir encore fou?» Dantès ne répondit rien, il craignait que l'émotion de sa voix ne le trahît. Le geôlier se retira en secouant la tête. La nuit arrivée, Dantès crut que son voisin profiterait du silence et de l'obscurité pour renouer la conversation avec lui, mais il se trompait; la nuit s'écoula sans qu'aucun bruit répondît à sa fiévreuse attente. Mais le lendemain, après la visite du matin, et comme il venait d'écarter son lit de la muraille, il entendit frapper trois coups à intervalles égaux; il se précipita à genoux. «Est-ce vous? dit-il; me voilà! —Votre geôlier est-il parti? demanda la voix. —Oui, répondit Dantès, il ne reviendra que ce soir, nous avons douze heures de liberté. —Je puis donc agir? dit la voix. —Oh! oui, oui, sans retard, à l'instant même, je vous en supplie.» Aussitôt, la portion de terre sur laquelle Dantès, à moitié perdu dans l'ouverture, appuyait ses deux mains sembla céder sous lui; il se rejeta en arrière, tandis qu'une masse de terre et de pierres détachées se précipitait dans un trou qui venait de s'ouvrir au-dessous de l'ouverture que lui-même avait faite; alors, au fond de ce trou sombre et dont il ne pouvait mesurer la profondeur, il vit paraître une tête, des épaules et enfin un homme tout entier qui sortit avec assez d'agilité de l'excavation pratiquée.
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER