XVII.-2

2025 Mots
» On aura la preuve de son crime en l'arrêtant, car on retrouvera cette lettre sur lui, ou chez son père, ou dans sa cabine à bord du Pharaon.» L'abbé haussa les épaules. «C'est clair comme le jour, dit-il, il faut que vous ayez eu le cœur bien naïf et bien bon pour n'avoir pas deviné la chose tout d'abord. —Vous croyez? s'écria Dantès. Ah! ce serait bien infâme! —Quelle était l'écriture ordinaire de Danglars? —Une belle cursive. —Quelle était l'écriture de la lettre anonyme. —Une écriture renversée.» L'abbé sourit. «Contrefaite, n'est-ce pas? —Bien hardie pour être contrefaite. —Attendez», dit-il. Il prit sa plume, ou plutôt ce qu'il appelait ainsi, la trempa dans l'encre et écrivit de la main gauche, sur un linge préparé à cet effet, les deux ou trois premières lignes de la dénonciation. Dantès recula et regarda presque avec terreur l'abbé. «Oh! c'est étonnant, s'écria-t-il, comme cette écriture ressemblait à celle-ci. —C'est que la dénonciation avait été écrite de la main gauche. J'ai observé une chose, continua l'abbé. —Laquelle? —C'est que toutes les écritures tracées de la main droite sont variées, c'est que toutes les écritures tracées de la main gauche se ressemblent. —Vous avez donc tout vu, tout observé? —Continuons. —Oh! oui, oui. —Passons à la seconde question. —J'écoute. —Quelqu'un avait il intérêt à ce que vous n'épousassiez pas Mercédès? —Oui! un jeune homme qui l'aimait. —Son nom? —Fernand. —C'est un nom espagnol? —Il était Catalan. —Croyez-vous que celui-ci était capable d'écrire la lettre? —Non! celui-ci m'eût donné un coup de couteau. Voilà tout. —Oui, c'est dans la nature espagnole: un assassinat, oui, une lâcheté, non. —D'ailleurs, continua Dantès, il ignorait tous les détails consignés dans la dénonciation. —Vous ne les aviez donnés à personne? Pas même à votre maîtresse? —Pas même à ma fiancée. —C'est Danglars. —Oh! maintenant j'en suis sûr. —Attendez.... Danglars connaissait-il Fernand? —Non... si.... Je me rappelle.... —Quoi? —La surveille de mon mariage je les ai vu attablés ensemble sous la tonnelle du père Pamphile. Danglars était amical et railleur, Fernand était pâle et troublé. —Ils étaient seuls? —Non, ils avaient avec eux un troisième compagnon, bien connu de moi, qui sans doute leur avait fait faire connaissance, un tailleur nommé Caderousse; mais celui-ci était déjà ivre. Attendez... attendez.... Comment ne me suis-je pas rappelé cela? Près de la table où ils buvaient étaient un encrier, du papier, des plumes. (Dantès porta la main à son front). Oh! les infâmes! les infâmes! —Voulez-vous encore savoir autre chose? dit l'abbé en riant. —Oui, oui, puisque vous approfondissez, tout, puisque vous voyez clair en toutes choses, je veux savoir pourquoi je n'ai été interrogé qu'une fois, pourquoi on ne m'a pas donné des juges, et comment je suis condamné sans arrêt. —Oh! ceci dit l'abbé, c'est un peu plus grave; la justice a des allures sombres et mystérieuses qu'il est difficile de pénétrer. Ce que nous avons fait jusqu'ici pour vos deux amis était un jeu d'enfant; il va falloir, sur ce sujet, me donner les indications les plus précises. —Voyons, interrogez-moi, car en vérité vous voyez plus clair dans ma vie que moi-même. —Qui vous a interrogé? est-ce le procureur du roi, le substitut, le juge d'instruction? —C'était le substitut. —Jeune, ou vieux? —Jeune: vingt-sept ou vingt-huit ans. —Bien! pas corrompu encore, mais ambitieux déjà, dit l'abbé. Quelles furent ses manières avec vous? —Douces plutôt que sévères. —Lui avez-vous tout raconté? —Tout. —Et ses manières ont-elles changé dans le courant de l'interrogatoire? —Un instant, elles ont été altérées, lorsqu'il eut lu la lettre qui me compromettait; il parut comme accablé de mon malheur. —De votre malheur? —Oui. —Et vous êtes bien sûr que c'était votre malheur qu'il plaignait? —Il m'a donné une grande preuve de sa sympathie, du moins. —Laquelle? —Il a brûlé la seule pièce qui pouvait me compromettre. —Laquelle? la dénonciation? —Non, la lettre. —Vous en êtes sûr? —Cela s'est passé devant moi. —C'est autre chose; cet homme pourrait être un plus profond scélérat que vous ne croyez. —Vous me faites frissonner, sur mon honneur! dit Dantès, le monde est-il donc peuplé de tigres et de crocodiles? —Oui; seulement, les tigres et les crocodiles à deux pieds sont plus dangereux que les autres. —Continuons, continuons. —Volontiers; il a brûlé la lettre, dites-vous? —Oui, en me disant: «Vous voyez, il n'existe que cette preuve-là contre vous, et je l'anéantis.» —Cette conduite est trop sublime pour être naturelle. —Vous croyez? —J'en suis sûr. À qui cette lettre était-elle adressée? —À M. Noirtier, rue Coq-Héron, no 13, à Paris. —Pouvez-vous présumer que votre substitut eût quelque intérêt à ce que cette lettre disparût? —Peut-être; car il m'a fait promettre deux ou trois fois, dans mon intérêt, disait-il, de ne parler à personne de cette lettre, et il m'a fait jurer de ne pas prononcer le nom qui était inscrit sur l'adresse. —Noirtier? répéta l'abbé... Noirtier? j'ai connu un Noirtier à la cour de l'ancienne reine d'Étrurie, un Noirtier qui avait été girondin sous la révolution. Comment s'appelait votre substitut, à vous? —De Villefort.» L'abbé éclata de rire. Dantès le regarda avec stupéfaction. «Qu'avez-vous? dit-il. —Voyez-vous ce rayon du jour? demanda l'abbé. —Oui. —Eh bien, tout est plus clair pour moi maintenant que ce rayon transparent et lumineux. Pauvre enfant, pauvre jeune homme! et ce magistrat a été bon pour vous. —Oui. —Ce digne substitut a brûlé, anéanti la lettre? —Oui. —Cet honnête pourvoyeur du bourreau vous a fait jurer de ne jamais prononcer de nom de Noirtier? —Oui. —Ce Noirtier, pauvre aveugle que vous êtes, savez-vous ce que c'était que ce Noirtier? «Ce Noirtier, c'était son père!» La foudre, tombée aux pieds de Dantès et lui creusant un abîme au fond duquel s'ouvrait l'enfer, lui eût produit un effet moins prompt, moins électrique, moins écrasant, que ces paroles inattendues; il se leva, saisissant sa tête à deux mains comme pour l'empêcher d'éclater. «Son père! son père! s'écria-t-il. —Oui, son père, qui s'appelle Noirtier de Villefort», reprit l'abbé. Alors une lumière fulgurante traversa le cerveau du prisonnier, tout ce qui lui était demeuré obscur fut à l'instant même éclairé d'un jour éclatant. Ces tergiversations de Villefort pendant l'interrogatoire, cette lettre détruite, ce serment exigé, cette voix presque suppliante du magistrat qui, au lieu de menacer, semblait implorer, tout lui revint à la mémoire; il jeta un cri, chancela un instant comme un homme ivre; puis, s'élançant par l'ouverture qui conduisait de la cellule de l'abbé à la sienne: «Oh! dit-il, il faut que je sois seul pour penser à tout cela.» Et, en arrivant dans son cachot, il tomba sur son lit, où le porte-clefs le retrouva le soir, assis, les yeux fixes, les traits contractés, mais immobile et muet comme une statue. Pendant ces heures de méditation, qui s'étaient écoulées comme des secondes, il avait pris une terrible résolution et fait un formidable serment. Une voix tira Dantès de cette rêverie, c'était celle de l'abbé Faria, qui, ayant reçu à son tour la visite de son geôlier, venait inviter Dantès à souper avec lui. Sa qualité de fou reconnu, et surtout de fou divertissant, valait au vieux prisonnier quelques privilèges, comme celui d'avoir du pain un peu plus blanc et un petit flacon de vin le dimanche. Or, on était justement arrivé au dimanche, et l'abbé venait inviter son jeune compagnon à partager son pain et son vin. Dantès le suivit: toutes les lignes de son visage s'étaient remises et avaient repris leur place accoutumée, mais avec une raideur et une fermeté, si l'on peut le dire, qui accusaient une résolution prise. L'abbé le regarda fixement. «Je suis fâché de vous avoir aidé dans vos recherches et de vous avoir dit ce que je vous ai dit, fit-il. —Pourquoi cela? demanda Dantès. —Parce que je vous ai infiltré dans le cœur un sentiment qui n'y était point: la vengeance.» Dantès sourit. «Parlons d'autre chose», dit-il. L'abbé le regarda encore un instant et hocha tristement la tête; puis, comme l'en avait prié Dantès, il parla d'autre chose. Le vieux prisonnier était un de ces hommes dont la conversation, comme celle des gens qui ont beaucoup souffert, contient des enseignements nombreux et renferme un intérêt soutenu; mais elle n'était pas égoïste, et ce malheureux ne parlait jamais de ses malheurs. Dantès écoutait chacune de ses paroles avec admiration: les unes correspondaient à des idées qu'il avait déjà et à des connaissances qui étaient du ressort de son état de marin, les autres touchaient à des choses inconnues, et, comme ces aurores boréales qui éclairent les navigateurs dans les latitudes australes, montraient au jeune homme des paysages et des horizons nouveaux, illuminés de lueurs fantastiques. Dantès comprit le bonheur qu'il y aurait pour une organisation intelligente à suivre cet esprit élevé sur les hauteurs morales, philosophiques ou sociales sur lesquelles il avait l'habitude de se jouer. «Vous devriez m'apprendre un peu de ce que vous savez, dit Dantès, ne fût-ce que pour ne pas vous ennuyer avec moi. Il me semble maintenant que vous devez préférer la solitude à un compagnon sans éducation et sans portée comme moi. Si vous consentez à ce que je vous demande, je m'engage à ne plus vous parler de fuir.» L'abbé sourit. «Hélas! mon enfant, dit-il, la science humaine est bien bornée, et quand je vous aurai appris les mathématiques, la physique, l'histoire et les trois ou quatre langues vivantes que je parle, vous saurez ce que je sais: or, toute cette science, je serai deux ans à peine à la verser de mon esprit dans le vôtre. —Deux ans! dit Dantès, vous croyez que je pourrais apprendre toutes ces choses en deux ans? —Dans leur application, non; dans leurs principes, oui: apprendre n'est pas savoir; il y a les sachants et les savants: c'est la mémoire qui fait les uns, c'est la philosophie qui fait les autres. —Mais ne peut-on apprendre la philosophie? —La philosophie ne s'apprend pas; la philosophie est la réunion des sciences acquises au génie qui les applique: la philosophie, c'est le nuage éclatant sur lequel le Christ a posé le pied pour remonter au ciel. —Voyons, dit Dantès, que m'apprenez-vous d'abord? J'ai hâte de commencer, j'ai soif de science. —Tout!» dit l'abbé. En effet, dès le soir, les deux prisonniers arrêtèrent un plan d'éducation qui commença de s'exécuter le lendemain. Dantès avait une mémoire prodigieuses une facilité de conception extrême: la disposition mathématique de son esprit le rendait apte à tout comprendre par le calcul, tandis que la poésie du marin corrigeait tout ce que pouvait avoir de trop matériel la démonstration réduite à la sécheresse des chiffres ou à la rectitude des lignes; il savait déjà, d'ailleurs, l'italien et un peu de romaïque, qu'il avait appris dans ses voyages d'Orient. Avec ces deux langues, il comprit bientôt le mécanisme de toutes les autres, et, au bout de six mois, il commençait à parler l'espagnol, l'anglais et l'allemand. Comme il l'avait dit à l'abbé Faria, soit que la distraction que lui donnait l'étude lui tînt lieu de liberté, soit qu'il fût, comme nous l'avons vu déjà, rigide observateur de sa parole, il ne parlait plus de fuir, et les journées s'écoulaient pour lui rapides et instructives. Au bout d'un an, c'était un autre homme. Quant à l'abbé Faria, Dantès remarqua que, malgré la distraction que sa présence avait apportée à sa captivité, il s'assombrissait tous les jours. Une pensée incessante et éternelle paraissait assiéger son esprit; il tombait dans de profondes rêveries, soupirait involontairement, se levait tout à coup, croisait les bras et se promenait sombre autour de sa prison. Un jour, il s'arrêta tout à coup au milieu d'un de ces cercles cent fois répétés qu'il décrivait autour de sa chambre, et s'écria: «Ah! s'il n'y avait pas de sentinelle! —Il n'y aura de sentinelle qu'autant que vous le voudrez bien, reprit Dantès qui avait suivi sa pensée à travers la boîte de son cerveau comme à travers un cristal. —Ah! je vous l'ai dit, reprit l'abbé, je répugne à un meurtre. —Et cependant ce meurtre, s'il est commis, le sera par l'instinct de notre conservation, par un sentiment de défense personnelle. —N'importe, je ne saurais. —Vous y pensez, cependant? —Sans cesse, sans cesse, murmura l'abbé. —Et vous avez trouvé un moyen, n'est-ce pas? dit vivement Dantès. —Oui, s'il arrivait qu'on pût mettre sur la galerie une sentinelle aveugle et sourde. —Elle sera aveugle, elle sera sourde, répondit le jeune homme avec un accent de résolution qui épouvanta l'abbé. —Non, non! s'écria-t-il; impossible.» Dantès voulut le retenir sur ce sujet, mais l'abbé secoua la tête et refusa de répondre davantage. Trois mois s'écoulèrent. «Êtes-vous fort?» demanda un jour l'abbé à Dantès. Dantès, sans répondre, prit le ciseau, le tordit comme un fer à cheval et le redressa. «Vous engageriez-vous à ne tuer la sentinelle qu'à la dernière extrémité? —Oui, sur l'honneur. —Alors, dit l'abbé, nous pourrons exécuter notre dessein. —Et combien nous faudra-t-il de temps pour l'exécuter? —Un an, au moins. —Mais nous pourrions nous mettre au travail? —Tout de suite. —Oh! voyez donc, nous avons perdu un an, s'écria Dantès. —Trouvez-vous que nous l'ayons perdu? dit l'abbé. —Oh! pardon, pardon, s'écria Edmond rougissant. —Chut! dit l'abbé, l'homme n'est jamais qu'un homme; et vous êtes encore un des meilleurs que j'aie connus. Tenez, voici mon plan.» L'abbé montra alors à Dantès un dessin qu'il avait tracé: c'était le plan de sa chambre, de celle de Dantès et du corridor qui joignait l'une à l'autre. Au milieu de cette galerie, il établissait un boyau pareil à celui qu'on pratique dans les mines. Ce boyau menait les deux prisonniers sous la galerie où se promenait la sentinelle; une fois arrivés là, ils pratiquaient une large excavation, descellaient une des dalles qui formaient le plancher de la galerie; la dalle, à un moment donné, s'enfonçait sous le poids du soldat, qui disparaissait englouti dans l'excavation; Dantès se précipitait sur lui au moment où, tout étourdi de sa chute, il ne pouvait se défendre, le liait, le bâillonnait, et tous deux alors, passant par une des fenêtres de cette galerie, descendaient le long de la muraille extérieure à l'aide de l'échelle de corde et se sauvaient.
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