L’après-midi touche à sa fin dans la maison de Consuelo. Les enfants ne vont pas tarder à rentrer de l’école. Lluisa, l’aînée, aura bientôt neuf ans et a commencé à travailler quelquefois, pendant les vacances ; elle garde le bébé du notaire, maître Azul, quand il se rend en ville avec son épouse et aide aussi la vieille bonne dont la vue baisse à faire le ménage. Mais elle continue à aller à l’école, Consuelo y tient… Il sera toujours temps de devenir domestique… Les deux autres sont encore petits et dans le temps de l’insouciance et des jeux.
Depuis trois longues années, la jeune femme est veuve. La mer a emporté son mari. Ils n’auront vécu ensemble que sept ans. Elle a revêtu depuis sa disparition une tenue de deuil : elle est toute de noir vêtue comme la Vierge des Sept Douleurs qu’on voit dans les églises. La vie est dure pour tous, certes, mais les difficultés de la vie quotidienne s’accroissent pour une femme seule.
Machinalement, perdue dans ses pensées, Consuelo poursuit sa tâche : elle prépare des anchois pour sa famille. Dans son enfance et son adolescence, elle a travaillé à la conserverie et peut exécuter son travail sans regarder. Elle étête les anchois, les vide, les aligne dans un pot de grès, les recouvre de sel mélangé à des aromates, grains de genièvre, de poivre, feuilles de laurier, brins de thym. Elle range au-dessus des feuilles dentelées de fougères, bien serrées. Il suffira d’ajouter une planchette de bois épais maintenue par de gros galets et de recouvrir le tout d’une saumure faite d’eau et de gros sel. A la conserverie, se dit-elle, on ne se donne pas la peine de parfumer le sel, et puis on ne garde les anchois que trois mois… Elle, elle les gardera au frais et au sombre six mois avant que la famille ne les consomme…
Toute la journée, sans un instant de repos, Consuelo travaille : pour procurer à sa vieille mère et à ses enfants un minimum de confort, elle doit pourvoir à tout. Elle ramasse du bois mort dans les bois proches. Quelques voisins lui apportent parfois de belles bûches, mais eux non plus n’en ont pas beaucoup car les propriétaires des bois en sont jaloux. Pourtant, des fagots, il en faut. La cheminée et la cuisinière à bois fonctionnent toute l’année, il n’y a pas d’autre moyen de se chauffer et de cuisiner. Quelques maisons sont pourvues de l’électricité, mais aucune dans cette partie du village. On continue à s’éclairer avec une lampe à pétrole ou une unique chandelle que l’on économise autant que l’on peut : il n’y a souvent, pour trouer l’obscurité du foyer, que la rougeur de l’âtre. Elle pense, émue, à la dernière mésaventure de son petit garçon, Toni. Le maître d’école avait donné à ses élèves un problème d’arithmétique à résoudre. Après bien des efforts solitaires, car nul n’aurait su l’aider, il y était parvenu mais, de contentement, il avait bousculé la chandelle fichée dans le goulot d’une bouteille vide et une grosse tâche d’encre s’était étalée sur son cahier. Le lendemain, le maître, aveugle aux efforts de l’enfant, sans jeter un regard au devoir, avait saisi par un coin de page le cahier, d’un air dégoûté, et l’avait lancé à l’autre bout de la classe en traitant Toni de cochon et de paresseux… L’enfant avait pleuré pendant des heures. Et elle, Consuelo, n’avait rien osé dire… Elle avait même grondé le garçonnet : « ça te servira de leçon, maladroit ! » Plus tard, peut-être, elle aussi pourra payer l’abonnement à l’électricité… Dans ces instants, son mari lui manque. Il est des décisions qu’elle ne sait pas prendre. Elle a tendance à se laisser aller au fil des jours et des travaux ; les hommes ont l’habitude d’aller aux autres, de se défendre mais les femmes sont confinées à la maison et lorsqu’elles sont veuves il leur est difficile de gérer à la fois le monde du dehors et celui du dedans.
Elle entend des pas traînants devant la porte d’entrée : c’est sa mère qui revient de la fontaine, portant deux lourdes cruches à bout de bras… « Pauvre vieille femme, pense Consuelo, bientôt, elle ne pourra plus m’aider. »
Il n’y a pas d’eau courante dans les maisons pauvres. Pour cuisiner, il faut aller à la fontaine.
La mère entre et, fièrement, pose les cruches sur l’évier en pierre taillée.
- Je vais y retourner, pour que les enfants puissent se laver… propose-t-elle.
- Ce n’est pas la peine, mère. Nous les laverons dimanche…
Les deux femmes, la jeune et la vieille, silhouettes noires pareillement endeuillées, se mettent à éplucher les légumes du soir en bavardant.
- J’ai rencontré Marta, dit la mère, en voilà une qui a de la chance : domestique chez ces « Indianos ». Elle ne manque de rien tu te rends compte, eau, électricité. Elle travaille moins que toi et gagne de l’argent. Elle va même au cinéma quand elle accompagne ses maîtres à Barcelone…
- Mère, les Blanes, ce ne sont pas des « Indianos » : c’est quand même leur arrière-grand-père qui a fait fortune aux Amériques…
- N’empêche que depuis, ils n’ont jamais dû travailler pour vivre. Mais je te parle de Marta. Elle a bien fait, tu vois, de devenir domestique. Après un instant, elle insiste en regardant tristement sa fille : sa patronne lui donne toutes ses vieilles robes. Ce n’est pas elle qui n’a que des habits rapetassés à se mettre… Et elle ne travaille pas à pêcher comme un homme...
- Mère, nous en avons déjà parlé. Moi je resterai ici : qui s’occuperait de vous et des enfants si j’allais travailler chez les riches ?
- Je ne te dis pas toute l’année, mais quand ils viennent en vacances, ils ont besoin de personnel… Il faudrait y penser pour les petites, quand elles seront plus âgées… Depuis quelques années, les touristes arrivent… regarde tous ces peintres qu’on voit à la belle saison, et comme ils aiment nos paysages, notre mer transparente, nos oliviers et nos petites barques…
- Je sais, mère. Mais moi, ce que je voudrais, c’est que mes enfants ne soient pas domestiques. Je les voudrais libres… Je voudrais que les riches soient moins riches et les pauvres moins pauvres… Peut-être que les choses vont changer maintenant, avec les élections…
- Je ne crois pas que les bourgeois soient de ton avis…
Soudain la porte s’ouvre sous la poussée énergique des trois enfants qui rentrent de l’école.
- Maman ! Maman ! Toni m’a tiré les cheveux, pleurniche Clara, la plus jeune des deux filles.
- C’est toi qui as commencé ! proteste Toni furibond. Berta, l’aînée, avec un air raisonnable, les fait taire :
- Vous voulez goûter ?
Déjà la grand-mère a préparé de larges tartines de pain arrosées d’huile d’olive.
- Vous avez vu Maria, à la fontaine ? demande Consuelo à sa mère tandis que les enfants mordent à belles dents dans leur tartine.
- Tiens, non ! Elle viendra peut-être ce soir… Tu ne trouves pas qu’elle devrait se placer comme bonne ?
- Mère ! Vous y revenez ! Non. Même si la vie n’est pas drôle pour elle tous les jours, elle est mieux ici, au village…
- Tu vois comme la vie est injuste : elle est si douce, si jolie, si travailleuse, si intelligente…
- Comme tous nos enfants, mère. Tous nos enfants. Ils méritent mieux que notre vie de misère et d’ignorance…