III-2

2610 Mots
– Rien ! prononça Jeanne avec un désespoir qui eut attendri un tigre. Mais M. d’Étioles était plus et mieux qu’un tigre : il sourit. Il y eut entre ces deux êtres une minute de silence effrayant... elle, se débattant en une sorte d’agonie ; lui, la couvant de ses yeux impitoyables. Enfin, une révolte monta en elle, de son cœur à ses lèvres, et comme il essayait de prendre sa main, elle se recula, toute frissonnante, et, d’une voix saccadée, fiévreuse : – Écoutez-moi, monsieur... laissez-moi parler sans m’interrompre... Ce que vous dites est impossible... Appelez-moi parjure, dites ce que vous voudrez... mais cela ne sera pas... Oui, c’est vrai... il y a un mois, je vous ai dit que je consentais... mais vous le savez... oh ! je lis dans vos yeux que vous le savez... je ne vous ai dit oui que dans un moment de terreur folle... Faut-il vous rappeler cette abominable soirée où je sentis un affreux désespoir m’envahir ?... Elle éclata en sanglots, et ce fut ainsi, toute pantelante, qu’elle continua : – Oui, le désespoir !... Je voyais autour de moi des regards insolents... on me chuchotait des choses hideuses... pour la première fois, je compris l’épouvante de ma destinée... je vis clairement ce que voulaient ces hommes qui venaient ici sous prétexte de musique et de poésie... Seule ! Seule au monde, j’eus peur... je me sentis lentement poussée à un abîme... je tremblai... je pleurai... et lorsque je vous vis, vous, mon seul parent, je me dis que vous pouviez me sauver... Et lorsque vous me dites que nul n’oserait insulter d’un regard celle qui porterait votre nom, je songeai à ce mariage... comme on songe à la claustration... et je dis oui ! – Et depuis lors, qu’y a-t-il de changé ? demanda froidement d’Étioles. Aujourd’hui, comme alors n’avez-vous pas près de vous votre excellente mère... cette chère Mme Poisson ?... – Aujourd’hui, monsieur, il y a ceci de changé que... M. de Tournehem est de retour... et lui me protégera !... – Eh quoi ! l’oncle aurait donc supplanté le neveu !... ricana d’Étioles. Jeanne se leva, le front empourpré. Une incroyable dignité se répandit sur son visage. – Monsieur, dit-elle, je vous préviens que vous blasphémez. Puissiez-vous ignorer toujours ce qu’il y a d’odieux dans les paroles que vous venez de prononcer... L’œil vitreux lança un éclair. – Bref ! vous me renvoyez !... Ce brave petit cousin était bon il y a un mois. Maintenant, on le jette dehors comme un faquin !... – Pardonnez-moi, Henri, reprit Jeanne, avec une ineffable douceur. Je ne vous renvoie pas. Je vous supplie, au contraire, de demeurer mon cousin affectueux... Toute mon amitié, toute ma reconnaissance vous sont acquises... – Mais, par la mordieu, pourquoi ce mariage est-il donc devenu impossible ?... – Henri ! Henri ! ne m’obligez pas à être cruelle !... – Parlez ! Je puis tout entendre... – Eh bien, je ne vous aime pas ! dit Jeanne avec une adorable simplicité. Henri d’Étioles partit d’un grand éclat de rire qui bouleversa la jeune fille. – La raison n’est pas valable ! s’écria-t-il. Moi, je vous aime... et je vous épouse ! – Monsieur, dit Jeanne suppliante, les mains jointes. Si je vous disais... – Quoi ?... Dites toujours, ma chère fiancée. – Vous êtes homme d’honneur, murmura la jeune fille d’une voix ardente. Vous ne voudrez pas abuser d’une minute de désespoir... et faire le malheur d’un cœur qui... non seulement ne vous aime pas... mais encore... en adore un autre !... M. d’Étioles, tranquillement, donna une chiquenaude à son jabot de dentelle. – Est-ce tout ? demanda-t-il d’une voix glaciale. Jeanne demeura pétrifiée, sans un souffle, les yeux agrandis par l’épouvante, stupéfiée, comme si quelque monstre lui était soudain apparu. – Or çà, continua Henri d’Étioles, voilà assez de galanteries, ma chère. Si vous le voulez, nous allons parler sérieusement, à cette heure. – Sérieusement ! bégaya la jeune fille toujours debout, mais vacillante d’horreur. Quoi !... Ce que je vous ai dit... – Ne compte pas ! Vous ne m’aimez pas ? J’épouse !... Vous en aimez un autre ? J’épouse ! – Ah ! éclata la jeune fille, pourpre d’indignation, c’est trop d’audace, et je me révolte ! Qui êtes-vous, monsieur, pour oser me parler ainsi, dans cette maison, chez moi ?... J’avais pitié ! Je tremblais du chagrin que j’allais vous causer ! Votre étrange attitude suffirait à me délier de vingt serments ! Par la mordieu, comme vous dites ! vous allez voir si je suis fille à me laisser insulter... Sortez, monsieur ! – Vous me chassez ! – Comme un laquais ! Puisque vous parlez à une femme comme un laquais hésiterait à le faire ! – Et moi, je ne sors pas ! gronda d’Étioles en se levant à son tour. J’ai parlé en laquais, soit ! Je vais agir en maître ! – Oh ! c’en est trop ! s’écria la jeune fille en s’élançant vers un timbre pour appeler. D’Étioles étendit le bras. Ses yeux lancèrent un double éclair. Sa voix se fit sifflante : – Appelle, malheureuse ! Je te jure que le coup de timbre que tu vas frapper sonnera aussi le glas pour la mort de ton père !... – La mort de mon père ! bégaya Jeanne foudroyée. Elle s’était arrêtée, palpitante, une main sur son cœur pour l’empêcher d’éclater. D’un bond, le petit homme chétif et malingre fut près d’elle : – M’accordez-vous deux minutes d’entretien ? Elle fit oui de la tête, sans force pour prononcer un mot. Et lui, la voix rauque, sa petite taille redressée, comme se fût redressée une vipère, le regard enflammé : – Écoutez, haleta-t-il à mots hachés, vous ne connaissez pas notre bon roi Louis quinzième... notre Bien-Aimé... Un sourd gémissement déchira la gorge de la jeune fille frémissante. – Notre Bien-Aimé est capable de tout lorsqu’il s’apprête à lever des impôts nouveaux... de tout, dis-je, même de donner satisfaction aux clameurs du populaire ! Or, ces clameurs, en ce temps-ci, accusent fort MM. les fermiers généraux... Et, si je ne me trompe, M. de Tournehem est titulaire de la ferme générale de Picardie. Jeanne eut un douloureux tressaillement. Un frisson de mort l’agita, la secoua comme une feuille. – Hier, continua d’Étioles avec le même grondement de sa voix basse, hier, en revenant de la chasse, le roi a signé une ordonnance... une petite ordonnance de rien... Seulement, elle prescrit une enquête sur les comptes des fermes générales... Malheur à MM. les fermiers qui ne seraient pas en règle !... Le moins qui puisse leur arriver, c’est d’être pendus haut et court... à moins qu’ils ne soient de noblesse, comme M. de Tournehem, auquel cas ils auraient le droit d’avoir la tête tranchée sur le billot par le bourreau patenté... – Oh ! je rêve ! murmura Jeanne. C’est un cauchemar atroce !... – Eh bien ? reprit d’Étioles avec un effroyable rire. Que dites-vous de ceci : notre roi, Louis le Bien-Aimé, faisant trancher la tête du cher oncle !... Le désespoir galvanisa la jeune fille. – Misérable ! dit-elle d’une voix qu’elle crut effrayante, mais qui était faible comme un souffle. Misérable, vous savez bien que M. de Tournehem ne peut avoir forfait ! – J’ai la preuve du contraire, ma douce fiancée. – Mais il est absent depuis de longues années !... – Mais c’est lui qui a signé toutes les pièces comptables à chacun de ses retours... sans les lire, il est vrai ! – Infamie !... Lui qui vous a fait nommer son sous-fermier !... – C’est justement ce qui m’a permis de saisir les preuves... – ... les preuves de vos propres vols ! – Hum ! Mais c’est lui qui signait ! – Horreur ! Horreur !... – Êtes-vous ma femme ? J’innocente votre père. Ne l’êtes-vous pas ? Je le tue ! – Votre oncle !... – Insuffisante parenté ! Je ne veux sauver que mon beau-père ! Pantelante, défaillante, Jeanne s’appuya à un fauteuil, tandis que d’Étioles croisait ses bras... Face à face, ils se mesurèrent du regard. Ils étaient livides, tous les deux. Elle eut un haut-le-cœur, et cette fois ce fut d’une voix rugissante qu’elle reprit : – Savez-vous que vous êtes infâme ! – Après ? – Savez-vous que vous êtes plus hideux que le bourreau ! – Après ? Après ? – Savez-vous que je vous hais d’une insondable haine, et que si j’en avais la force je vous étranglerais comme un chien enragé ! – Après ? Après ? Après ? – Grâce ! gémit Jeanne en s’abattant sur ses genoux. Grâce pour moi ! Grâce pour lui ! Grâce pour mon père !... Si vous saviez comme il a souffert !... Si vous connaissiez la générosité de ce cœur !... Ah ! monsieur, vous ne serez pas impitoyable, n’est-ce pas ?... Vous avez voulu m’éprouver, peut-être ?... Oh ! soyez bon... soyez clément... et je vous chérirai comme un frère... et je vous bénirai à chaque heure de ma vie !... Et, du fond de sa pensée, la malheureuse voyait se lever le fantôme d’une femme qui, comme elle, avait eu à choisir entre les deux tenailles de l’abominable dilemme... – Ô ma mère !... Au moins, toi, tu aimais celui à qui tu te donnais !... Et malgré sa faute, il était digne de ton amour !... Ô mon père, saviez-vous que votre faute, à vous, retomberait tout entière sur la tête de votre enfant !... Un ricanement de hyène l’interrompit : – Vraiment ! grondait Henri d’Étioles, vous me faites l’honneur de vous agenouiller à mes pieds ! Et puis, je devrais m’estimer bien heureux, n’est-ce pas ? Je m’en irai, emportant vos bénédictions !... Merci, cousine !... Oui ! je suis laid, je suis affreux ! Oui, ma hideur morale est capable de faire oublier ma laideur physique ! Oui ! petit, souffreteux, étriqué, l’épaule déviée, le visage sans charme, j’ai l’audace de rouler dans ma tête d’avorton des pensées de grand homme ! Oui, j’ai résolu que votre splendide beauté couvrirait de ses rayons la misère de ce corps débile... Il s’arrêta un instant, respira avec effort puis reprit : – Écoutez, Antoinette. Ne faites pas appel à ma pitié, car nul n’a eu pitié de moi, pas même vous ! je veux m’élever d’échelon en échelon, ces échelons dussent-ils être des cadavres, jusqu’au faite de la fortune. Moi, l’avorton, je veux faire trembler un royaume sous mon regard ! Or, je veux que ma maison devienne le centre des fêtes, le temple du goût, le phare lumineux qui attirera tous les oiseaux écervelés dont j’ai besoin. Cette lumière, ce sera vous, Antoinette ! Ce sera vous, ou je serai sans pitié !... J’ai dit ! – Grâce !... Henri ! Henri !... Mon frère... mon ami !... Elle se traîna à genoux, sanglotante, à demi folle. – Finissons-en ! Êtes-vous mienne ? Je me tais ! Est-ce non ? Dans une heure, je me présente au Conseil d’enquête, et ce soir, M. de Tournehem couchera à la Bastille... en attendant mieux. – Grâce ! oh ! grâce !... pitié !... Henri d’Étioles, d’un geste brusque, remit son chapeau sur sa tête. D’une secousse, il se délivra de l’étreinte de Jeanne qui enlaçait ses genoux, et se dirigea vers la porte. Au milieu du salon, il s’arrêta, et, sombre, tragique, fatal, il demanda : – Est-ce oui ?... Est-ce non ?... L’infortunée, dans un geste de désespoir, leva les bras au ciel, et, d’une voix à peine intelligible, prononça : – Oui !... – Vous consentez à devenir Mme d’Étioles ? – Oui ! – Vous serez prête demain ? – Oui !... Les trois oui s’étaient succédés, de plus en plus faibles... le dernier fut comme un souffle d’âme qui meurt... Henri Le Normant d’Étioles salua profondément de sa place ; puis, franchissant la porte, il descendit l’escalier d’un pas ferme et tranquille. Jeanne-Antoinette, demeurée seule, se releva. Hagarde, grelottante, elle porta les deux mains à son front brûlant. – De l’air ! murmura-t-elle, de l’air ! oh ! j’étouffe !... Chancelante, elle marcha vers l’une des fenêtre, presque inconsciente de ce qu’elle faisait, l’ouvrit d’une secousse fébrile et alla s’appuyer à la rampe de fer du balcon... L’air la ranima. Elle respira à grands traits, les mains crispées sur le fer, bégayant des mots sans suite : – Où suis-je ?... Qu’est-il arrivé ?... Oh ! l’affreuse catastrophe !... Perdue ! Je suis perdue !... À ce moment, un grand bruit s’éleva au bout de la rue, du côté du Louvre. Une fulgurante vision lui apparut... C’était, encadré de deux pelotons de chevau-légers en grande tenue, l’épée à la main, lancés au galop dans un roulement de tonnerre, c’était un carrosse qui s’avançait comme dans une gloire, parmi les vivats des bourgeois et du peuple, dans la lueur des épées, dans le tumulte d’une prise d’armes !... Brusquement, carrosse, gentilshommes, chevau-légers, tout s’arrêta sous le balcon. Jeanne voulut se rejeter en arrière... ses genoux se dérobèrent... elle dut rester là, cramponnée à l’appui, et pâle, si pâle qu’on l’eût prise pour une morte essayant de sortir du tombeau... Du carrosse, deux hommes étaient descendus... L’un était le lieutenant de police Berryer ; l’autre, Louis XV, roi de France. Le roi, de ce pas un peu lourd mais non dépourvu de grâce que signalent les mémoires de son temps, se dirigea vers le grand portail de l’hôtel d’Argenson, suivi de Berryer tête nue, échine courbée. À l’instant où il allait disparaître, un cri éclatant, un cri dont Jeanne reconnut la voix, dont elle perçut l’intonation de vibrante ironie, retentit sous le balcon : – Vive le Bien Aimé !... Et Henri d’Étioles agitait frénétiquement son chapeau en jetant ce cri auquel répondit la clameur de la foule amassée. Louis XV se retourna, salua de la main le fidèle sujet qui provoquait cet enthousiasme populaire, dont les manifestations commençaient à se faire plus rares. Machinalement, ses yeux se levèrent... remontèrent jusqu’au balcon du petit hôtel Régence... Alors il tressaillit et rougit faiblement. Jeanne devint pourpre, et un frisson l’agita toute entière... Une seconde, leurs regards se croisèrent... s’étreignirent. – Vive le roi ! répéta d’Étioles. Vive le Bien-Aimé !... Louis XV, comme s’il eût voulu rendre à son peuple salut pour salut, se découvrit, et, les yeux fixés sur le balcon, sourit doucement... La foule cria Vivat... mais le salut royal avait été à son adresse ! Louis XV, alors, disparut sous le porche de l’hôtel d’Argenson. À bout de forces, Jeanne recula en chancelant jusque dans le salon, et tomba dans les bras de Mme Poisson qui n’avait pas perdu un détail de toute cette scène. Mais comme, avec cette incroyable énergie qui fut toujours un sujet d’étonnement chez cette étrange fille, elle se remettrait aussitôt de sa faiblesse ; comme elle se rapprochait encore du balcon, attirée par le magnétique espoir qui la faisait palpiter ; comme enfin ses yeux se fixaient sur le portail d’Argenson ouvert à deux battants, une vision la fit frissonner d’une vague terreur. Une tête pâle et fatale se levait vers elle, comme s’était levée la tête du roi... Là, du fond de l’ombre du porche, un homme la regardait, comme le roi l’avait regardée. – L’homme de la clairière de l’Ermitage ! murmura Jeanne. Oh ! pourquoi me regarde-t-il ainsi ? Oh !... Il s’avance... il vient ici... que me veut-il ?... Pourquoi cet homme entre-t-il dans ma destinée en ce jour de malheur ?
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER