Joaquin d**k-1

2023 Mots
III JOAQUIN DICK.L’arrivée, ou, pour être plus exact, l’apparition de ce voyageur nocturne constituait un fait si bizarre, si extraordinaire, que les aventuriers restèrent un moment sans lui adresser la parole. Chacun l’examinait avec une avide curiosité. Sa taille svelte, souple et dégagée, ne dépassait guère cinq pieds trois pouces ; elle indiquait plutôt l’agilité que la force. Son visage ovale avait cette expressive immobilité qui distingue la race asiatique ; on ne devait connaître les passions qui agitaient le cœur de cet homme qu’à leur subite explosion. Quant à son âge, il eût été assez difficile de le préciser ; l’aisance et la légèreté de sa marche indiquaient la jeunesse, mais les rides de son front et certains plis qui, de l’extrémité de ses yeux, s’écartaient en rayonnant jusque sur ses tempes et sur les pommettes de ses joues, disait qu’il avait dépassé la quarantaine. Son teint, primitivement d’un blanc mat, bruni par le soleil, avait ces tons chauds et riches, particuliers au sang maure et castillan. Ses vêtements étaient ceux d’un pauvre ranchero, ou fermier de l’intérieur des terres. Il portait une courte veste et un large pantalon de gamuza ou peau de daim ; au lieu de la bota vaquera, une paire de grandes guêtres, en toile épaisse, lui montait jusqu’à mi-jambe. Il tenait à la main une carabine à deux coups, de fabrication anglaise et de très-gros calibre. Après avoir salué les aventuriers d’une légère et familière inclination de tête, comme s’ils eussent été pour lui d’anciennes connaissances, le nouveau venu avait allumé un cigare, et s’était assis par terre à quelques pas du brasier ; son laisser-aller donnait à penser qu’il ne soupçonnait pas ce qu’il y avait d’étrange dans son arrivée, et qu’il ne se doutait pas qu’on dût lui en demander l’explication. Ce fut M. Henry qui entama la conversation. — Mon ami, dit-il en français, comment se fait-il que vous vous trouviez, à cette heure, dans le beau milieu de la forêt Santa-Clara ? Qui êtes-vous, d’où venez-vous ? Êtes-vous seul ou avez-vous des compagnons de voyage ? Quel est votre nom ? Tandis que le jeune homme adressait ces nombreuses questions au pauvre diable vêtu de gamuza, celui-ci échangeait avec Grandjean un rapide regard. Si M. Henry eût observé en ce moment le Canadien, il se serait difficilement expliqué l’expression de joie contenue que reflétait le visage, ordinairement impassible, du géant. Ce ne fut qu’après avoir humé une longue bouffée de la feuille de tabac grossièrement roulé qu’il tenait entre ses lèvres, que l’inconnu répondit à son interlocuteur : — Je ne me rends pas compte, dit-il en espagnol, de l’étonnement que vous-cause ma présence en ce lieu. Quoi de plus naturel que de rencontrer un chasseur dans une forêt ? Vous désirez savoir qui je suis ? regardez mon costume. Mon nom ? on m’appelle Joaquin d**k… D’où je viens ? je l’ignore ; je traîne mon existence au hasard… Si je suis seul ? oui… Cette réponse insignifiante et laconique parut causer aux Mexicains une impression profonde : Traga-Mescal entr’ouvrit les yeux, et oublia un instant son rôle de dormeur. — Quelqu’un de vous connaît-il cet homme ? dit M. Henry en s’adressant aux Mexicains, dont l’émotion ne lui avait pas échappé. — Nous connaissons tous sa seigneurie de réputation, répondit l’un d’eux. Qui n’a pas entendu parler de Joaquin, le célèbre Batteur d’Estrade ? Au respect mêlé de crainte avec lequel le Mexicain prononça ces paroles, M. Henry regarda une seconde fois le voyageur nocturne. Joaquin d**k supporta ce nouvel examen d’un air parfaitement indifférent. — Ne serait-ce pas une indiscrétion, señor, reprit le jeune homme après une pause, que de vous demander qui vous vaut la grande réputation dont vous jouissez, et quelle est cette réputation ? — Mon Dieu ? señor, répondit Joaquin d**k, mon existence est si solitaire, que quand l’occasion se présente d’échanger quelques paroles avec des êtres humains, je suis loin de la repousser ! Il est si doux de vivre parmi les hommes ! On trouve auprès de ses semblables tant de générosité, de franchise et de charité !… L’accent indéfinissable avec lequel le Batteur d’Estrade nuança ces mots, tenait tellement le juste milieu entre l’onction et le sarcasme, que M. Henry ne sut auquel de ces deux sentiments il devait les attribuer. — Ma célébrité, si célébrité il y a, reprit Joaquin d**k, provient de la façon dont j’accomplis ma tâche, dont j’exerce ma profession. Le Batteur d’Estrade, vous ne l’ignorez pas, señor, est l’avant-garde extrême, je pourrais presque dire sacrifiée, de toutes les excursions dans la Prairie… Quand part de Saint-Louis, par exemple, ou de tout autre point attenant à la frontière, soit une colonie d’émigrants, soit une troupe d’aventuriers ou de chasseurs, la première chose à laquelle on songe, c’est à se procurer de bons batteurs d’estrades. Du reste, notre mission est si rude, si difficile et si dangereuse, que peu d’hommes sont aptes à la bien remplir. Nous devons pressentir, deviner et déjouer les ruses des tribus ennemies, indiquer la route à suivre, trouver les gués des rivières, pourvoir à la nourriture de ceux que nous escortons, en un mot, éloigner d’eux tout péril ; et si la fatalité se joue de nos efforts et trompe nos prévisions, nous offrir comme premières victimes aux dangers que nous n’avons su ou pu éviter ! C’est donc à un certain sang-froid dans les heures suprêmes, à une prompte et presque infaillible appréciation des événements imprévus, enfin à des ressources acquises par une longue expérience, que je dois d’être connu des hardis compagnons qui fréquentent les terres indiennes. Quant à ma réputation, elle est celle d’un homme qui fait bon marché de sa vie, et n’hésite jamais, lorsqu’il s’agit de venger une injure, à se servir de son couteau ! Un silence de près d’une minute suivit ces paroles de Joaquin d**k. — Joaquin, dit enfin M. Henri, nous reprendrons plus tard ce sujet de conversation, j’ai, pour l’instant, quelques autres questions à vous adresser… — Et qui vous assure que je daignerai y répondre ? demanda le Batteur d’Estrade en changeant subitement de ton. Ma condescendance à satisfaire votre curiosité vous a induit, je le vois, en erreur. Vous oubliez, señor, que je ne suis, ni votre compagnon ni votre serviteur ! Ici, dans le désert, la civilisation n’a pas d’écho. La richesse, la naissance et l’éducation ne jouissent d’aucun privilège ! Ici, entre les hommes que réunit le hasard, il n’existe qu’une seule distinction : celle du courage ! Le brave commande, le lâche obéit ! Nous reprendrons plus tard ce sujet de conversation, avez-vous dit ?… Savez-vous si, dans une heure, je serai encore auprès de vous. De quel droit disposez-vous ainsi de ma personne et de ma volonté ? Les Mexicains, qui connaissaient la violence du caractère de M. Henry, espérèrent un instant que la réponse du Batteur d’Estrade donnerait lieu à un orage ; leur prévision ne se réalisa pas. — Señor Joaquin, répondit froidement le jeune homme, vous vous méprenez étrangement sur mes intentions. Je n’ai jamais songé à attenter à votre liberté. Je veux bien admettre que le prestige qui partout ailleurs s’attache à la richesse, soit ici sans force ; mais je ne croirai jamais que vous soyez sourd à la voix de l’intérêt, la cupidité est un sentiment trop humain, trop puissant, trop indépendant de la civilisation, pour que vous vous en débarrassiez en franchissant les montagnes Rocheuses. Or, je ne vous cacherai point que j’avais, que j’ai encore le désir de vous attacher momentanément à mon service. C’est donc à l’arrière-pensée de vous faire réaliser un bénéfice, et à la certitude que vous ne me refuseriez pas, qu’il faut attribuer le ton dont j’ai usé vis-à-vis de vous. Ces explications parurent produire une certaine impression sur Joaquin d**k ; un sourire qu’il eût été, au reste, assez difficile de traduire, éclaira son visage, et ce fut d’une voix adoucie qu’il répondit : — Caramba ! voilà ce que j’appellerai parler d’or. Oui, señor, vous avez cent fois, mille fois raison, batteurs d’estrades, aventuriers et chasseurs, nous ne sommes jamais insensibles à un lucre honnête. Que ne vous êtes-vous tout d’abord placé sur ce terrain ? Nous nous serions entendus tout de suite. Maintenant me voici prêt à répondre à vos questions… Ne vous gênez pas !… À la cupide satisfaction montrée par le Batteur d’Estrade, le Canadien Grandjean ne put retenir un mouvement de vive surprise. — C’est impossible !… je rêve ! murmura-t-il entre ses dents. Bon ! ne voilà-t-il pas que je le juge !… comme s’il était possible de savoir ce que pense ou ce que veut le señor Joaquin !… Il a plus d’esprit dans son petit doigt que moi dans tout mon cerveau ! Que je suis donc joyeux de cette rencontre ! M. Henry ne perdit pas de temps pour mettre à profit la bonne volonté du Batteur d’Estrade, il s’empressa de commencer son interrogatoire. — Y a-t-il longtemps que vous vous trouvez dans la forêt Santa-Clara ? lui demanda-t-il. — Huit jours. — Qu’y faites-vous ? — Je chasse… J’ai même effrayé tantôt l’un de vos gens, qu’y s’est sottement sauvé à mon approche. Eh, parbleu !… le voici en personne. C’est ce grand corps mal bâti, ajouta d**k en désignant Grandjean. Le Canadien salua. — Quel motif a pu vous déterminer à vous aventurer seul dans ces parages, surtout lorsque cette témérité ne devait vous rapporter aucun bénéfice ? reprit M. Henry. — Votre étonnement prouve, señor, que vous ne m’appréciez pas encore comme je mérite de l’être, dit Joaquin. Pourquoi la célébrité s’attacherait-elle à mon nom, si je ressemblais au commun des hommes ?… Je ne suis pas, je vous le répète, un serviteur vulgaire, mais bien un véritable batteur d’estrade ! C’est encore plus par goût que par nécessité que j’ai choisi ma profession, et c’est avec amour que je l’exerce !… Je n’ai jamais laissé échapper l’occasion d’explorer une solitude, d’étudier un pays inconnu !… Le hasard m’a conduit près du monte Santa-Clara, je me suis empressé d’entrer dans cette périlleuse forêt, réputée imprenable… le succès a couronné mon audace : maintenant, Santa-Clara n’a plus pour moi de mystères !… — D’où veniez-vous lorsque vous êtes arrivé ici ? — D’un endroit dont le nom doit vous être inconnu, des bords du rio ou rivière Jaquesila. Soit distraction, soit calcul, le Batteur d’Estrade, en prononçant ces mots, se pencha vers le foyer, y prit un tison enflammé et se mit à raviver son cigare à moitié éteint ; il ne put donc pas remarquer le mouvement de surprise, presque de stupéfaction, que la mention de la rivière de Jaquesila causa à M. Henry. — Maintenant, señor, reprit Joaquin en entrecoupant ses paroles d’ondoyantes bouffées de fumée, daignez m’apprendre de quelle sorte sont les services que vous attendez de moi, et quels bénéfices doivent en être la récompense… Je ne vous dissimulerai pas que ce sujet de conversation me plairait infiniment. Ce fut après une courte hésitation que M. Henry répondit : — Señor Joaquin, la langue française vous est-elle familière ? — Non !… J’ai bien appris et retenu quelques mots de français et d’anglais pendant divers séjours que j’ai faits au Canada, mais je ne possède pas suffisamment ces deux idiomes pour soutenir une longue conversation, et surtout pour discuter une affaire. Employez, je vous prie ; la langue espagnole. M. Henry jeta un oblique coup d’œil sur les Mexicains ; puis après une nouvelle et presque insaisissable hésitation : — Mon intention était d’abord de vous entretenir en particulier, Joaquin, dit-il, mais j’ai changé de résolution en songeant au dévouement de ceux qui m’accompagnent. L’attachement que ces braves gens me témoignent mérite toute ma reconnaissance, et ce serait mal agir que de reconnaître leur loyauté par des soupçons. Je m’expliquerai donc devant ces estimables caballeros. L’ironie de ce langage était si flagrante, si peu dissimulée, que les Mexicains la comprirent à merveille ; néanmoins, ils parurent accepter comme réels les compliments moqueurs du jeune homme.
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