Moi
La route défile sous la lueur blafarde des phares. Chaque virage semble avaler un peu plus d'espoir.
Le cahier est sur mes genoux. Trempé. Gonflé par l’humidité. Mais je n’ose pas le lâcher.
Rafael conduit en silence. Ses doigts crispés sur le volant. Sa mâchoire tendue trahit sa vigilance.
Moi (pensée)
Tout peut basculer.
À chaque instant.
Un piège.
Une balle.
Un souvenir trop lourd à porter.
Le moteur vrombit tandis que nous approchons de la deuxième adresse. Un entrepôt, selon l’enveloppe. À la périphérie d’une ville oubliée des cartes.
Rafael (voix basse) — Tu veux t’arrêter deux minutes ?
(Le regard rapide qu’il me jette.)
— Boire un truc. Respirer.
Moi (Secoue la tête.) — Non. (Chuchotement.)
— Si je m’arrête… je m’écroule.
Il ne dit rien. Mais j’aperçois la douleur dans ses yeux.
Pas la pitié. La douleur. Comme s’il portait, lui aussi, le poids de mes fantômes.
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Nous arrivons devant l’entrepôt. Une carcasse de métal rouillée, rongée par les vents salés de la mer toute proche.
La grille est entrouverte. Une invitation. Ou une provocation.
Rafael coupe le moteur. Le silence tombe. Épais.
Moi (pensée)
Chaque pas que je fais me coûte plus cher.
Chaque vérité arrachée me saigne un peu plus.
Je descends de la voiture. Le vent charrie des odeurs de rouille, de sel et d'abandon.
Nous avançons, lents, prudents.
Le sol crisse sous nos chaussures. Des éclats de verre, des morceaux de vie oubliée.
À l’intérieur, tout est noir. Sauf une lueur. Au fond.
Une veilleuse. Tremblotante. Accrochée à un mur dévasté.
Rafael lève son arme. Je serre le cahier contre moi.
Une porte. Gravée d’un symbole. Un cercle brisé.
Je tends la main.
Rafael (Un murmure féroce.) — Attends.
(Il écoute.)
— Il y a quelqu’un.
Mon cœur s’arrête. Puis repart, affolé.
Moi (pensée)
Trop tard pour reculer.
J’ouvre la porte.
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À l’intérieur : un bureau éventré par l’humidité. Des papiers épars. Des caisses éventrées.
Et au centre de la pièce : un fauteuil.
Occupé.
Un homme, immobile. Des cheveux gris. Un costume déchiré.
Ses yeux s’ouvrent quand j’entre.
Pas de peur. Pas de surprise.
Un sourire.
Homme (voix rauque) — Tu portes encore son odeur.
Je recule d’un pas, le souffle coupé.
Moi (voix tremblante) — Qui êtes-vous ?
Homme (rictus.) — Un avertissement.
Il tend quelque chose. Un morceau de métal noirci. Un pendentif.
Un cercle brisé.
Le même que sur la porte.
Je tends la main, hésitante. Je touche à peine l’objet que sa voix claque, sèche.
Homme — Ce que tu cherches n’existe plus.
Je serre le pendentif. Froid. Tranchant.
Moi (chuchotement.) — Ana ?
Il éclate d’un rire sans joie.
Homme — Ana est morte la nuit où tu as choisi de vivre.
Ses mots sont des lames. Ils m’écorchent.
Moi (pensée)
Non.
Pas encore.
Pas tant que je n’aurai pas tout compris.
Rafael (gronde) — Pourquoi nous attendre ici ?
L’homme lève des yeux fatigués vers lui.
Homme — Parce que c’est toi qu’ils veulent maintenant. (Petite pause.) — Toi, et ta reine brisée.
Je recule encore. Le cœur au bord des lèvres.
Moi (voix brisée) — Qui sont-ils ?
Un murmure. À peine audible.
Homme — Ceux qui allument les cendres.
Un craquement sec derrière nous.
Rafael se retourne en un éclair. Trop tard.
Une explosion déchire la nuit. La porte explose sous un choc v*****t.
Je tombe à terre, assourdie.
Des pas. Des cris. Des ombres.
Rafael me tire brutalement derrière un pilier.
Rafael (hurle) — Reste basse !
Des balles sifflent. Le vieil homme reste immobile. Le regard vide.
Il savait.
Il savait qu’il ne sortirait pas vivant de cette pièce.
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Moi (pensée)
Je dois bouger.
Je dois vivre.
Pour Ana.
Pour moi.
Je rampe, tremblante, jusqu'à une issue dérobée.
Rafael me couvre. Tire.
Frappe.
Hurle.
Nous bondissons dehors. La nuit est une mer noire, déchirée par les coups de feu.
Je cours. Je cours comme si ma vie en dépendait. Parce que c’est vrai.
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Dans la voiture, Rafael démarre en crissant des pneus. Le moteur rugit.
Derrière nous, l’entrepôt s’embrase.
Les flammes lèchent le ciel. Éclairant l’horizon de rouge.
Je serre le pendentif contre ma poitrine.
Moi (pensée)
Deux lieux.
Deux avertissements.
Deux pas de plus vers la fin.
Rafael (entre ses dents.) — Ils savent qu'on approche de la vérité.
Je ferme les yeux.
Moi (chuchotement.) — Une seule adresse encore.
La dernière.
Le lieu où tout s’est brisé.
Ou où tout renaîtra.