2À l’époque où Viviane S. rencontra Richard M., elle était presque une femme heureuse. Je dis bien presque, car en effet, si elle jouissait d’un confort matériel certain et d’une réputation de femme qui a réussi, aussi bien dans sa profession que dans sa vie privée, elle se languissait dans la mélancolie que confèrent à une âme exigeante les pâles nécessités de la vie quotidienne. Comme de nombreux couples, Viviane et son mari traversaient leur existence dans une sorte de compagnonnage tendre mais dépourvu d’exaltation.
Elle récupéra in extremis une raison d’exister en interceptant le regard d’un homme qui se posa sur elle.
Car elle avait perdu cette raison-là, la raison d’exister, raison perdue, absence de raison d’y penser, elle n’y pensait même plus, il n’y avait plus de preuve depuis longtemps, plus personne qui manifestât d’intérêt manifeste pour elle, il n’y avait plus de raison de penser qu’elle avait raison d’exister, c’est exactement par là que s’accomplit le choc, quand elle se mit à y penser de nouveau et qu’elle en perdit la raison. Après ce regard d’homme qui se posa sur elle. En fait c’est ce qui lui manquait, le regard d’un loup qui guette et qui dévisage. Et cela fit comme un grand trou visible au milieu de sa vie, une trouée qui marquait un passage, elle ne sut pas d’abord vers quoi ni entre quoi et quoi, mais elle en fut entamée, ébréchée, comme dépareillée, placée dans l’urgence de réapprendre à marcher. Cela n’avait pas de nom, s’imposait même par son caractère innommé, innommable, innombrable. C’était un regard qui la dessinait et la rendait soudain plus sûre, plus convaincue d’être en vie. Voilà tout.
Cela avait d’abord été un homme qui la regardait, n’importe quel homme, avec cette qualité particulière du regard de l’homme qui désire. Devenue corps de femme, elle s’était imaginée sortir de l’eau en épousant le mouvement de vague de la mer qui remonte vers le sable et entraîne à marcher à grandes enjambées.
C’était une nouvelle fois, et comme à chaque fois le même rappel à soi-même.
Regard pointu de celui qui espérait, imaginait, dans les yeux d’une femme ébahie qui se plantaient sur tout ce qui passait d’homme à la peau douce, une possible exaltation des corps. Assis appuyé debout contre la rampe de l’escalier ou contre la coque de la barque arrimée, il l’avait aspergée de convoitise.
N’importe quel homme. Enfin, pas vraiment, la ville ne permettait pas l’anonymat à ceux qui gagnaient beaucoup d’argent, au regard des autochtones, ceux qui formaient une petite communauté dont on connaissait très vite les individus, leur histoire, réelle ou supposée, Richard était un géographe reconnu, marié, deux enfants, un mariage heureux, on ne savait pas, dans tous les cas un remariage, quelques années, déjà, la famille venait d’arriver, sa femme ne travaillait pas, c’était une très belle femme, jeune, beaucoup plus jeune que lui, ils formaient un beau couple.
Aucune raison, donc, en principe, d’y penser à nouveau le lendemain, il l’avait regardée avec avidité depuis la plage, à plusieurs reprises, alors qu’elle sortait de l’eau, mais comme ça, il n’y avait aucune raison de ne pas oublier, de s’en souvenir, à moins que, plutôt – alors qu’elle sentait se diluer dans l’âge qui lui venait un espoir mangé aux mites – il y avait, au contraire, toutes les raisons de garder en mémoire ce regard de séducteur initié, d’entretenir l’élan soudain ressurgi d’elle, toutes les raisons étaient au contraire rassemblées.
Elle s’installa donc dans le souvenir de ce regard, non pas pour solliciter, pour demander, pour lui rappeler qu’il l’avait regardée comme s’il l’aimait, non, au début ce fut seulement un souvenir comme ça, pour elle-même, pour préserver un état, une façon de se sentir soudain opaque, revenue au centre de soi, au cœur de sa propre matière. Tout de même, alors qu’une vague plus violente l’avait renversée, il s’était avancé dans l’eau et l’avait saisie par la taille pour la relever, son bras sur sa peau nue, chacun sur la plage avait regardé ce qui pouvait passer pour le geste bienvenu d’un sauveteur impromptu, sans plus. Elle y pensa à nouveau, non pas pour attendre qu’il vienne à nouveau vers elle et poursuive plus avant cette tentative de lui signifier qu’il la désirait, non pas pour occuper tout le temps à l’attendre alors qu’il ne viendrait pas, parce que, comme tous les hommes qui avaient ce regard-là, il était insoucieux de donner suite à cet acte impudique et tellement responsable, et que rien, vraiment, ne laisserait supposer par la suite qu’il souhaitât l’aimer, non, elle voulut, au tout début, seulement se souvenir et réfléchir, chercher à comprendre pourquoi, les jours suivants, elle se sentirait habitée par la mémoire de ce geste fou, osé, tellement inattendu quand, positivement, bien des témoins sur la plage risquaient de se scandaliser d’une telle audace, et quand, par-delà toute prudence, mais poussée par un mouvement de tendresse inexplicable, elle s’était enroulée autour de lui, avait passé ses bras autour de son cou, et l’avait embrassé sur la joue.
Et il l’avait laissée faire. Peut-être même s’était-il avancé vers elle pour ça, pour qu’elle se jette à son cou, comme une enfant, pauvrette délabrée, excessivement dépourvue de pudeur mais comme emportée par sa mémoire vers des tendresses disparues, comme s’il y avait toujours ça, dans l’étreinte, ces retrouvailles avec les bras d’un père, cette accroche au cou comme à une vraie raison de croire qu’on peut se laisser porter.
N’importe quel homme.
Un homme qui aimait les femmes, visiblement.
N’importe lesquelles.
Ou peut-être pas vraiment n’importe lesquelles, seulement celles qui se baignaient presque nues pour attirer le regard des hommes, celles qui avaient dans le regard cette ardeur que donnait à Viviane la faim d’amour, le vilain mot, il aurait fallu ne pas même y songer, car ce serait un vrai leurre, était-il possible qu’elle se berçât de nouveau de l’illusion d’être autre chose qu’un simple corps de femme à saisir d’ocasion, comme une bonne affaire, pour satisfaire une mâle faim de peau nue. Quand elle le regardait pour contempler le désir dans ses yeux, il ne pouvait pas ne pas savoir qu’elle commençait à croire qu’il aimerait son besoin de tendresse, qu’il la prendrait sous son aile, qu’il la bercerait peut-être.
N’importe quoi.
Elle était allée se baigner pour le provoquer, pour qu’il la regarde aller vers la mer, après plusieurs heures pendant lesquelles il n’avait cessé de la regarder, de la toiser, de la jauger, de chercher à comprendre si elle était de celles qui se laisseraient caresser par n’importe quel homme, pourvu que n’importe quel homme lui signifie qu’il aimerait la toucher, la toucher non pas pour lui faire plaisir, à elle, mais pour se faire plaisir, à lui, parce que Richard était de ceux qui ne laissent pas passer l’occasion d’étreindre, ne serait-ce qu’un instant, le plaisir, non pas ce plaisir qui se consommait pour s’éteindre aussitôt, mais un plaisir d’autant plus fort qu’il restait inachevé, qu’il émanait d’un geste bref, osé, inouï mais trop furtif pour assouvir vraiment la faim que fomentaient dans le ventre les fantasmes les plus tenaces, de telle sorte qu’il pouvait rester longtemps ainsi, presque en permanence, en alerte, les yeux brillants et noirs aux aguets, comme le loup qui n’a jamais le corps rassasié.
Il était de cette sorte-là.
Elle s’était baignée, elle avait voulu sortir de l’eau, une vague l’avait renversée, il s’était avancé dans la mer, elle s’était jetée à son cou et il l’avait prise par la taille devant tout le monde, et elle l’avait embrassé sur la joue, comme ça, pour le remercier, en riant, quelle idée, je vous jure, elle n’avait pas froid aux yeux. Viviane avait en horreur les préjugés ainsi que toutes sortes de vérités consenties qui entravent la marche et brisent les élans.
La belle affaire.
Sur le sable, les corps étalés du mari, de la femme, des enfants, des amis, enfin bref, tout le monde, tous ceux pour qui ces gestes prenaient un sens monstrueux, avaient frémi. Il y avait eu une onde de choc, ondée brève mais perceptible comme un froissement d’éventail.
Froufroutage du héron quand il aperçoit de biais le poisson qui se faufile.
Chacun se rassura en se rappelant qu’une aventure entre deux expatriés sous contrat ne pouvait que conduire à un scandale, chacun était suffisamment responsable pour s’en rappeler.
Viviane, quant à elle, passerait beaucoup de temps, les jours suivants, à se demander si dans ce geste-là, son geste à lui, il y avait eu ou non de l’amour.
Et ce serait l’origine d’une obsession.
Car enfin, qui, de l’un ou de l’autre, avait commencé ? Qui, de l’un ou de l’autre, s’était livré le premier, avait manifesté à l’autre le premier que la barrière de la pudeur pouvait être facilement renversée, il suffirait d’une circonstance – lui s’appuyant par hasard sur la barque couchée alors qu’elle allait se baigner dans la mer déserte –, pour que se produise ce qu’ils avaient désiré des heures durant, se toucher, s’étreindre, rejoindre une envie, bâtir une mémoire entière du souvenir de s’être touchés, cela ne saurait s’expliquer, il ne saurait y avoir de responsable, ils pourraient les jours suivants en entretenir la réminiscence sans savoir ni l’un ni l’autre comment l’un ou l’autre s’en souvenait, y pensait par instants, dans ces moments de vacance de la conscience où son corps au repos laissait sourdre des relents de plaisir qui faisaient chavirer le cœur, le vilain mot, il serait préférable de parler d’une palpitation à l’intérieur du corps, d’un battement de l’émotion qui donnait aux souvenirs plus d’importance qu’ils n’en avaient. Elle en restait abattue, habitée chaque seconde par quelque urgence à ne pas trop se laisser distraire, à ne pas se fermer au surgissement de la mémoire qui la faisait tressaillir quand, dans un brusque sursaut de talent, elle parvenait à mêler au souvenir de l’image le souvenir du toucher.
Le geste inaugural.
Et lui n’en savait rien, apparemment, puisqu’il semble qu’il recula, d’emblée, devant l’évidence du lien qui venait de se nouer entre eux, un lien qui n’avait, d’emblée, aucun rapport a priori avec le sexe, mais plutôt avec une forme d’événement de la conscience qui s’embrase et s’éblouit, de l’expérience commune du bonheur d’être en vie l’un par l’autre.
Viviane inventa pourtant, malgré tout, une sorte de leurre, l’illusion qu’il y pensait lui aussi – et si seulement ! – parce qu’après tout il ne pouvait pas l’avoir enlacée impunément, sans en avoir gardé la trace sur la peau de ses mains autour de la taille, de sa joue même puisqu’elle l’avait embrassé en riant, il ne pouvait pas ne pas être, lui aussi, paralysé par la préoccupation de ne pas laisser s’abîmer cette image dans le fatras des images anodines d’expériences passées, ce n’était pas la même chose, elle en était sûre, elle, et elle le mesurait au grand manque qu’elle avait de lui dans les après-midis de grand soleil où même les oiseaux se taisaient, où le désert tout proche faisait venir jusqu’au coeur des maisons un vent chaud qui coupait le souffle, où, dans le temps désormais mort à cette heure du jour, il ne restait plus qu’à s’asseoir et à laisser venir du plus profond de soi le cortège des pensées.
N’importe quel homme.
Les jours suivants, lorsqu’ils se rencontrèrent, ils ne se dirent plus bonjour comme les autres. Ils ne s’embrassaient pas, smic, smac, ils se souriaient et se regardaient longuement. Elle sentait ployer, au fond du ventre, l’élan qui l’avait conduite comme une assoiffée jusqu’à lui, jusque-là où elle savait qu’elle le trouverait, n’importe où, là où ils travaillaient l’un et l’autre, parfois elle allait jusqu’à entrer dans son bureau à l’Institut, elle passait par hasard devant l’école où il allait chercher ses enfants, dans le magasin où il faisait ses courses, n’importe où la poussait l’élan de le rencontrer, elle formulait des hypothèses sur tous ses déplacements à toute heure du jour. Il s’agissait d’un grand élan de toute sa personne, comme une nouvelle vigueur, qui lui avait permis de vivre, depuis ce clair moment de la plage. Il lui avait été signifié qu’on l’aimait, qu’elle ne passait plus inaperçue sur l’écran de la vie. Tout à coup, les ailes que lui donnait la certitude d’être reconnue avaient guidé ses pas jusqu’à lui, pouvait-on encore dire que ce fût n’importe quel homme, suffisait-il que n’importe quel homme la rejoignât dans l’eau et lui prît la taille, qu’elle l’embrassât sur la joue pour que toute une vie s’en trouve ainsi vérifiée, démontrée, justifiée, son existence à elle désormais attestée ? Après toutes ces longues après-midis passées à penser l’un à l’autre, après tous ces jours qui pouvaient avoir été des jours d’oubli, ou qui, du moins, avaient été des jours d’absence, de séparation, des jours de rien, ils se regardaient, simplement, et faisaient comme de se demander s’ils n’avaient pas rêvé. Leurs visages s’illuminaient, ah ! Bonjour ! Il avait mis son masque de beauté et ses yeux noirs brisaient le jour.
Comme un éclatement de bulles au milieu de l’être, quelque chose se diffusait à la manière d’une auréole, c’était une attirance qui la tirait vers lui et qui la remplissait d’aise.
À partir de là, autre leurre, il fallut tout simplement donner le change aux autres, à tout le monde, au mari, à la femme, aux enfants, aux amis avec qui ils passaient le plus clair de leurs loisirs. Il fallut faire croire à ces témoins de leur insigne folie qu’ils avaient mal vu, l’autre fois, même s’ils avaient fait mine de tourner la tête pour ne pas avoir l’air de curieux – mais on savait bien qu’ils avaient tout vu – tout en cherchant les silhouettes devenues infimes dans l’espace élargi de la mer, indignés sans doute par une telle audace, après tout, eux ne se seraient jamais permis d’aller nager aussi loin en dehors de l’autorité du couple constitué, dans ces villes lointaines les occasions de rencontres étaient si nombreuses que bien des existences se trouvaient ainsi reconsidérées, que bien des alliances se fendillaient puis se cassaient, à tel point que des vies entières se détruisent, tiens, regardez donc Untel, sa femme l’a quitté pour ne plus jamais revenir, et pourtant l’on ne connaissait pas de couple plus uni, voilà pourquoi il fallait faire attention, ne pas laisser s’instaurer des relations trop familières qui risquaient de devenir des jardins de tentation.