Chapitre 10

4998 Mots
Pendant ce court séjour à Hartfield, Mme Jean Knightley fut parfaitement heureuse ; elle sortait chaque matin après déjeuner avec ses cinq enfants pour rendre visite à d’anciens amis et le soir elle causait avec son père et sa sœur de tout ce qu’elle avait fait dans la journée. Elle ne désirait rien d’autre sinon que les jours ne s’écoulassent pas si vite. Ce fut une visite délicieuse, parfaite, peut-être à cause de sa brièveté même. Les soirées avaient été d’un commun accord réservées à la famille ; pourtant il n’y eut pas moyen d’éviter un dîner en ville, malgré la saison. M. Weston ne voulut pas entendre parler d’un refus à l’invitation qu’il venait faire : ils étaient tous priés de venir dîner à Randalls un jour de leur choix. M. Woodhouse lui-même, plutôt que de s’exposer à une division de leur petit groupe, finit par envisager la possibilité de ce déplacement ; il aurait bien voulu suggérer des difficultés sur la manière de se rendre à Randalls, mais comme la voiture et les chevaux de son gendre étaient pour le moment à Hartfield, il fut forcé de reconnaître que rien ne serait plus facile et qu’on pourrait même trouver une place dans une des voitures pour Harriet. Harriet, M. Elton et M. Knightley furent seuls appelés à les rencontrer ; on devait se retirer de bonne heure, afin de complaire à M. Woodhouse, dont les goûts avaient été consultés en tout. La veille de ce grand événement, Harriet était venue passer la soirée à Hartfield ; elle avait pris froid dans la journée et était si souffrante que si elle n’avait pas clairement exprimé le désir d’être soignée par Mme Goddard, Emma ne l’eût jamais laissée partir dans cet état. Le lendemain, elle alla la voir : Harriet avait la fièvre et un fort mal de gorge ; Mme Goddard l’entourait de soins et d’affection, et on parla d’avertir M. Perry, Harriet était trop faible pour essayer de se persuader qu’elle serait assez bien pour sortir le soir ; elle ne pouvait que pleurer en songeant à ce désappointement. Emma resta auprès d’elle aussi longtemps qu’elle le put et la soigna pendant les absences inévitables de Mme Goddard ; elle lui rendit courage en lui représentant combien M. Elton serait affecté quand il apprendrait son état ; elle la quitta un peu remontée à la pensée des regrets que son absence provoquerait. En sortant, à quelques mètres de la grille, Emma rencontra M. Elton qui venait chez Mme Goddard ; « il allait précisément, lui dit-il, prendre des nouvelles de la malade et il comptait les transmettre à Hartfield » ; pendant qu’ils causaient ils furent rejoints par M. Jean Knightley et ses fils, qui revenaient de faire leur visite quotidienne à Donwell ; les deux garçons avaient une mine resplendissante à la suite de leur marche rapide et paraissaient devoir faire honneur au rôti de mouton et au pudding au riz vers lesquels ils se hâtaient. Ils continuèrent leur route tous ensemble. Emma était en train de décrire la nature de l’indisposition de son amie : « La gorge est enflammée, le pouls agité. J’ai appris avec regret par Mme Goddard que Harriet était assez sujette aux maux de gorge. » M. Elton manifesta aussitôt son alarme. – Un mal de gorge ! j’espère que ce n’est pas infectieux. Est-ce que Perry a vu Mlle Smith ? je vous en prie, ne songez pas qu’à soigner votre amie mais prenez des précautions pour vous-même. Ne vous exposez pas à attraper une angine. Emma, qui n’était en réalité nullement effrayée, calma cet excès d’inquiétude en l’assurant des capacités et des soins de Mme Goddard ; elle ne désirait pas toutefois faire disparaître entièrement les appréhensions de M. Elton et elle ajouta : – Il fait si froid et la neige menace si évidemment que s’il s’agissait d’une autre invitation j’essayerais de ne pas sortir aujourd’hui et de détourner mon père de courir ce risque ; mais comme il a pris son parti et ne paraît pas se soucier du froid, je n’aime guère intervenir, car je sais combien grand serait le désappointement de M. et de Mme Weston. Mais, sur ma parole, Monsieur Elton, à votre place, je m’excuserais ; vous me paraissez déjà un peu enroué et si vous songez aux fatigues de tous genres qui vous attendent demain et à la nécessité où vous vous trouverez de prêcher, il me semble que la prudence la plus élémentaire vous conseille de ne pas sortir ce soir. M. Elton parut très perplexe : d’une part il était extrêmement flatté de la sollicitude que lui témoignait une si jolie personne et il lui déplaisait de ne pas accéder à son désir, mais d’un autre côté il ne se sentait nullement disposé à renoncer à cette soirée. Quoi qu’il en soit, Emma, trop engagée dans ses idées préconçues pour l’écouter impartialement, fut très satisfaite quand il acquiesça vaguement en murmurant : « Il fait bien froid en effet. » Elle se réjouissait de lui avoir fourni un prétexte pour se libérer et de lui avoir donné la possibilité d’envoyer prendre des nouvelles d’Harriet plusieurs fois dans la soirée. – Vous avez bien raison, dit-elle, nous ferons vos excuses à M. et à Mme Weston. À peine avait-elle achevé sa phrase qu’elle entendit son beau-frère offrir poliment une place dans sa voiture à M. Elton, au cas où le temps serait le seul obstacle à sa venue ; celui-ci accepta immédiatement de l’air le plus satisfait. C’était une chose décidée ; M. Elton irait à Randalls ; jamais son beau visage n’avait exprimé plus clairement un entier contentement ; jamais son sourire n’avait été plus expressif et ses yeux plus rayonnants que quand il les leva vers Emma. « Voilà qui est étrange ! se dit Emma. Comment se fait-il, qu’ayant une bonne raison pour s’excuser, il persiste à aller dans le monde ce soir en l’absence d’Harriet ! C’est vraiment incroyable ! Il y a j’imagine, chez beaucoup d’hommes, et particulièrement chez les célibataires, un goût immodéré, une passion véritable pour dîner en ville : c’est pour eux une fonction sociale, une sorte de sacerdoce, devant lequel s’efface toute autre considération. Ce doit être le cas pour M. Elton, un jeune homme très sérieux pourtant et extrêmement amoureux d’Harriet : toutefois, il n’a pas le courage de renoncer à cette invitation. Il trouve de l’esprit à Harriet et il ne peut se résigner à dîner seul à cause d’elle ! Voilà bien les contradictions de l’amour ! Peu après, M. Elton prit congé, et Emma constata avec satisfaction l’émotion avec laquelle il fit allusion à Harriet au moment des adieux ; son dernier mot fut qu’il irait prendre des nouvelles de son amie, avant de rentrer, et qu’il espérait être en mesure de la rassurer. Tout considéré, il laissa à Emma une bonne impression. Après quelques instants de silence, Jean Knightley dit : – Je n’ai jamais rencontré de ma vie un homme plus désireux de se faire bien venir que M. Elton ; il apporte à gagner la bonne grâce des dames une application presque pénible. Entre hommes, il peut être raisonnable et simple, mais en présence de personnes du sexe, il se dépense avec excès : chacun des traits de son visage est en mouvement. – Les manières de M. Elton ne sont pas parfaites, reprit Emma, mais lorsque l’intention est droite il convient de passer sur beaucoup de choses. Un homme qui fait le meilleur usage possible de facultés médiocres l’emporte à mon avis sur celui qui néglige de mettre en valeur des dons supérieurs. Il y a chez M. Elton une si grande bonne volonté qu’il ne serait pas juste de ne pas en tenir compte. – Oui, répondit M. John Knightley après un moment d’hésitation, il semble être particulièrement bien disposé à votre égard. – À mon égard, reprit-elle en souriant, vous imaginez-vous que je sois l’objet des préoccupations de M. Elton ? – J’ai eu en effet cette impression, je l’avoue ; et si vous n’y avez jamais songé jusqu’à présent vous ferez bien d’y réfléchir. – M. Elton amoureux de moi ! Quelle idée ! – Je ne prétends pas affirmer qu’il en soit ainsi, mais il sera sage de vous en assurer et de régler votre conduite en conséquence. Je trouve que vos manières vis-à-vis de lui sont faites pour l’encourager. Je vous parle en ami, Emma. – Je vous remercie ; mais je vous certifie que vous vous trompez complètement. M. Elton et moi sommes de très bons amis et rien de plus. Emma ne se sentait guère flattée que son beau-frère la supposât aveugle à ce point et elle se fut bien passé de ses conseils, mais ne voulant pas l’éclairer sur la véritable situation, elle n’insista pas et ils marchèrent en silence jusqu’à Highbury. M. Woodhouse était si bien habitué à la perspective de dîner en ville ce soir là, qu’en dépit de la température, il n’eut pas l’idée de s’y dérober ; il se mit en route très exactement avec sa fille aînée dans sa propre voiture ; il semblait moins préoccupé du temps qu’aucun des autres et ne songeait qu’à s’émerveiller de son étonnante équipée et escomptait le plaisir qu’il allait procurer à Randalls ; il était du reste si bien couvert qu’il ne sentait pas le froid. Quand la seconde voiture, où avaient pris place Emma et M. Jean Knightley, se rangea devant le perron, quelques flocons de neige commençaient à tomber ; il était facile de prévoir qu’avant peu la terre aurait revêtu un manteau blanc. Emma s’aperçut bientôt que son compagnon n’était pas d’une humeur sereine ; l’obligation de s’habiller, de sortir par un temps pareil, la privation de ses enfants après dîner constituaient une série de dérangements que M. Jean Knightley supportait mal volontiers. Il supposait que cette visite ne lui procurerait pas un agrément en rapport avec les ennuis qu’elle lui avait occasionnés et il ne cessa, durant le trajet d’Hartfield au presbytère, d’exprimer son mécontentement. – Il faut, dit-il, qu’un homme ait une bien bonne opinion de lui-même pour inviter les gens à quitter le coin de leur feu et à affronter un temps pareil, pour le plaisir de le venir voir. Quelle présomption ! Et quelle folie de se soumettre à ce désir tyrannique. Si par devoir ou par nécessité professionnelle nous étions contraints de sortir par une soirée de ce genre, nous nous trouverions à plaindre à juste titre : pourtant nous voici, vêtus sans doute plus légèrement que de coutume, qui nous mettons en route, de notre plein gré, pour aller passer cinq heures dans la maison d’un étranger avec la perspective de ne rien dire et de ne rien entendre que nous n’ayons dit ou entendu hier, que nous ne puissions dire ou entendre demain. Le temps est déjà mauvais, il sera pire au retour. Quatre chevaux et quatre domestiques mis en branle pour transposer cinq personnages transis dans des chambres plus froides que celles qu’ils quittent ! Emma ne se sentit pas le courage d’approuver cette diatribe et de trouver une variante au « c’est parfaitement juste, mon chéri » avec lequel la compagne habituelle de M. Jean Knightley accueillait invariablement ce genre de discours ; mais elle eut assez de force de caractère pour s’abstenir de faire une réponse quelconque. Avant tout elle craignait d’amener une discussion ; elle le laissa parler, tout en arrangeant ses couvertures, sans ouvrir la bouche. Ils arrivèrent au presbytère : la voiture s’arrêta, le marchepied fut descendu et M. Elton, l’air élégant et la mine souriante, fut assis à leur côté instantanément. Emma vit arriver sans déplaisir un changement de conversation : M. Elton manifesta sa reconnaissance de la façon la plus gracieuse ; il apportait tant d’animation dans l’expression de ses remerciements qu’Emma s’imagina qu’il devait avoir reçu des nouvelles plus rassurantes. – Mon bulletin de chez Mme Goddard, dit-elle au bout de quelques instants, n’a pas été aussi satisfaisant que je l’espérais. La figure de M. Elton prit aussitôt une expression différente, et ce fut d’une voix émue qu’il répondit : – J’étais sur le point de vous dire que j’avais été chez Mme Goddard au moment de rentrer pour m’habiller : j’ai appris à la porte que Mlle Smith n’allait pas mieux ; j’en suis tout à fait affecté. J’aurais cru que son état se ressentirait du cordial que vous lui aviez versé pendant la journée. Emma répondit en souriant : – J’espère que ma visite a été salutaire au point de vue moral ; mais je n’ai pas le pouvoir de guérir miraculeusement le mal de gorge ! M. Perry a été la voir, comme vous le savez probablement. – Oui… du moins je le pensais… mais je ne le savais pas. – Il connaît bien le tempérament de Mlle Smith et j’espère que demain matin nous aurons tous deux la satisfaction de recevoir de meilleures nouvelles. Pourtant, ce soir, il est impossible de ne pas ressentir d’inquiétude. Ce sera une vraie perte pour notre réunion. – Mlle Smith nous manquera chaque minute. Cette dernière remarque et le soupir qui l’accompagnait étaient de bon augure, mais cette louable tristesse fut de courte durée et Emma ressentit quelque dépit quand elle entendit M. Elton, une demi-minute après, se mettre à parler de tout autre chose de la voix la plus naturelle et la plus gaie. – Combien pratique, dit-il, est l’usage de ces peaux de moutons pour la voiture ; il est impossible de sentir le froid dans ces conditions. L’art de la carrosserie a atteint de nos jours, il me semble, son apogée et on se peut rien imaginer de plus confortable qu’une voiture de maître du dernier genre ; on est ici si bien à l’abri de toute espèce d’intempérie, si parfaitement calfeutré, que la question de la température devient négligeable. Il fait très froid cet après-midi et nous ne nous en apercevons pas. Je crois qu’il neige un peu. – Oui, répondit Jean Knightley, et ce n’est pas fini. – C’est un temps de Noël, observa M. Elton, un temps de saison ! Nous devons nous considérer comme très heureux que la neige n’ait pas commencé à tomber hier et mis obstacle à cette réunion ; M. Woodhouse ne se serait probablement pas aventuré sur la route si le sol avait été couvert de neige. Nous sommes à l’époque classique des réunions et des fêtes. Je me rappelle être resté une fois bloqué pendant une semaine chez un ami : j’étais venu pour une nuit et je ne pus m’en aller qu’au bout de huit jours ; nous avons passé notre captivité le plus agréablement du monde. M. Jean Knightley parut ne pas apprécier ce genre de divertissement et répondit froidement : – Quoi que vous en disiez, il m’est impossible de souhaiter rester une semaine à Randalls. Dans d’autres circonstances, Emma aurait pu sourire, mais elle était trop étonnée de la bonne humeur de M. Elton pour prêter attention à ce qui se disait : Harriet semblait complètement oubliée et il ne paraissait songer qu’au plaisir qui l’attendait : – Nous sommes sûrs de trouver un bon feu. Quelles charmantes gens que ces Weston ; il est superflu de faire l’éloge de Mme Weston, quant à lui, c’est l’amphitryon idéal ; ce sera une réunion restreinte ; c’est-à-dire parfaite. On ne peut tenir à l’aise plus de dix dans la salle à manger de M. Weston et pour ma part je préférerai toujours, dans ce cas là, avoir deux convives de moins que deux de plus. Je crois que vous serez de mon avis, dit-il en se tournant de l’air le plus aimable vers Emma, mais M. Jean Knightley qui est habitué aux grands dîners de Londres n’a peut-être pas la même manière de voir. – Il ne m’est pas possible de vous donner mon opinion sur les réceptions de Londres, Monsieur : je ne dîne jamais chez personne. – Vraiment ! reprit M. Elton d’un ton d’étonnement et de compassion, je n’avais pas idée que la profession d’avocat fût à ce point absorbante ! Eh bien ! Monsieur, il viendra un temps où vous serez récompensé de tant de travail ; la vie alors n’aura plus pour vous que des plaisirs. – Mon premier plaisir, reprit M. Jean Knightley, au moment où la voiture franchissait la grille d’entrée, sera de me retrouver sain et sauf à Hartfield avec les miens. En entrant dans le salon de Mme Weston les deux hommes durent composer leur contenance : M. Elton dissimula son contentement et M. Jean Knightley sa mauvaise humeur ; le premier fit effort pour ne pas sourire, le second, au contraire, pour se dérider. Emma seule demeurait parfaitement naturelle et laissait voir sa joie sans contrainte : c’était pour elle un vrai plaisir de se trouver à Randalls ; M. Weston était tout à fait dans ses bonnes grâces, quant à sa femme, il n’y avait pas au monde une autre personne vis-à-vis de laquelle Emma se sentît aussi à l’aise ; elle savait que celle-ci était toujours prête à écouter avec sympathie l’énumération des menus incidents de la journée qui sont la base du bonheur domestique ; ce plaisir n’était pas à leur portée ce soir-là, mais la seule vue de Mme Weston, son sourire, sa voix, son geste procurait à Emma un vrai bien-être et elle résolut de penser le moins possible aux bizarreries de M. Elton et de jouir de sa soirée sans arrière-pensée. Avant leur arrivée, toutes les expressions de regret au sujet de l’indisposition d’Harriet avaient été épuisées : M. Woodhouse avait eu le temps de donner tous les détails y afférents et même de faire l’historique de leur voyage en voiture ; il terminait son récit lorsque les autres arrivèrent et Mme Weston qui s’étaient jusqu’alors exclusivement consacrée à lui se leva pour accueillir sa chère Emma. Emma qui se proposait d’oublier l’existence de M. Elton s’aperçut avec regret, quand chacun eut pris sa place, que celui-ci était assis auprès d’elle. Elle se rendit compte qu’il lui serait difficile de ne pas évoquer l’étrange insensibilité dont il avait fait preuve vis-à-vis d’Harriet tant qu’il se tiendrait à ses côtés ; M. Elton, du reste, s’ingéniait à attirer l’attention de sa voisine sur sa mine réjouie et ne cessait de lui adresser nominativement la parole. En dépit de son désir, elle ne pouvait faire autrement que de penser : « Serait-il possible que mon beau-frère eût deviné juste ? Cet homme est-il en train de me transférer l’affection qu’il avait vouée à Harriet ? Voilà ce que je ne saurais tolérer ! » Par la suite, M. Elton manifesta une si vive anxiété touchant les risques qu’elle avait courus de prendre froid en venant à Randalls, témoigna d’un si touchant intérêt pour M. Woodhouse, fit l’éloge de Mme Weston avec une persistance si outrée et finalement se mit à admirer les dessins d’Emma avec tant de zèle et si peu de compétence que celle-ci dut reconnaître qu’il avait tout à fait l’allure d’un amoureux ; après cette constatation, ce ne fut pas sans efforts qu’Emma réussit à dissimuler son mécontentement ; par égard pour sa propre dignité elle ne voulait pas être malhonnête, et à cause d’Harriet, dans l’espoir que les choses pourraient encore s’arranger, elle continua même à être polie. Elle eut d’autant plus de mérite à se contraindre que, pendant la période la plus aiguë des ridicules effusions de M. Elton, il était question dans le groupe voisin d’un sujet qui l’intéressait beaucoup ; les mots : « mon fils, Frank » frappèrent son oreille à plusieurs reprises et il lui parut que M. Weston avait fait allusion à l’arrivée prochaine de son fils ; mais avant qu’elle ne fût parvenue à calmer l’exaltation de M. Elton, on avait changé de conversation et elle ne trouva plus l’occasion de questionner M. Weston. Malgré qu’Emma fût décidée à ne pas se marier, elle ne pouvait s’empêcher de prendre un intérêt particulier aux faits et gestes de M. Frank Churchill. Elle avait souvent pensé, surtout depuis le mariage de M. Weston avec Mlle Taylor que, le cas échéant, il y avait là pour elle un parti tout indiqué comme âge, fortune et situation. Emma était persuadée que M. et Mme Weston avaient eu la même idée ; tout en ne voulant pas se laisser influencer par eux ni ne renoncer à la légère aux avantages de l’indépendance, elle avait une grande curiosité de voir Frank Churchill, était disposée à le trouver agréable, nourrissait le désir de lui plaire jusqu’à un certain point et éprouvait une satisfaction anticipée à la pensée des suppositions et des projets que ne manqueraient pas de provoquer parmi ses amies les assiduités du jeune homme. Quand enfin délivrée de M. Elton, Emma se trouva assise à dîner, à la droite de M. Weston, celui-ci profita du premier moment de liberté que lui laissa la selle de mouton pour lui dire : – Il ne nous manque que deux convives pour être au complet. Je voudrais voir ici deux personnes de plus : votre jolie petite amie Harriet Smith et mon fils. Je crois que vous n’avez pas entendu ce que j’ai dit au salon au sujet de Frank : j’ai reçu une lettre de lui ce matin ; il sera ici dans quinze jours. Emma manifesta comme il convenait le plaisir que lui causait cette nouvelle et se déclara tout à fait d’accord avec son voisin au sujet de l’agrément qu’ajouterait la présence de Mlle Smith et de M. Frank Churchill. – Il désirait venir nous voir, continua M. Weston, depuis le mois de septembre : dans chacune de ses lettres il parlait de ce voyage, mais il ne peut choisir son moment. Il faut qu’il consulte ceux qu’il a le devoir de contenter et qui, entre nous, ne sont satisfaits qu’au prix des plus grands sacrifices. Mais cette fois je ne doute pas de le voir arriver dans la seconde semaine de janvier. – Ce sera pour vous une grande joie, et je suis sûre que Mme Weston qui est si désireuse de faire la connaissance de M. Frank Churchill sera presqu’aussi heureuse que vous. – Elle le serait en effet si elle ne craignait pas qu’il n’y eût une nouvelle remise. Elle n’a pas la même confiance que moi dans sa venue ; mais il faut considérer qu’elle ne connaît pas le milieu comme je le connais. Je puis vous dire à vous la raison de l’incertitude qui subsiste encore ; – ceci entre nous ; je n’y ai fait aucune allusion dans le salon ; il y a des secrets dans toutes les familles – certaines personnes sont invitées à passer le mois de janvier à Enscombe et la venue de Frank dépend du sort de cette invitation : s’ils viennent il ne peut pas bouger ; mais je sais pertinemment qu’ils ne viendront pas, car il s’agit d’une famille pour laquelle une dame qui n’est pas sans influence à Enscombe n’entretient aucune sympathie ; et bien que l’on se croie forcé de les inviter une fois tous les deux ans, il y a toujours quelque excuse pour les remettre. Je n’ai aucun doute sur la manière dont finira cette négociation. Je suis aussi sûr de voir Frank ici vers le milieu de janvier que je le suis d’y être moimême ; mais votre bonne amie qui est là – et il indiquait de la tête la place en face de lui – est elle-même si sujette aux caprices qu’elle n’arrive pas à mesurer leur empire ; mon expérience m’apprend au contraire que ce sont des facteurs importants de la vie à Enscombe. – Je suis fâchée qu’il y ait le moindre doute dans l’affaire, reprit Emma, mais je suis disposée néanmoins à me ranger à votre avis, car vous êtes au courant des habitudes de l’endroit. – Je n’ai été, en effet, que trop à même d’apprécier l’humeur des châtelains d’Enscombe, bien que je n’y aie jamais mis les pieds de ma vie. Mme Churchill est une femme bizarre ! Je ne me permets jamais de parler mal d’elle à cause de Frank ; je croyais autrefois qu’elle n’était capable d’avoir d’affection pour personne, mais je reconnais maintenant qu’elle aime son neveu. J’estime que la tendresse qu’il a su inspirer fait honneur à Frank d’autant plus qu’en général Mme Churchill est, – je vous parle en toute liberté, – complètement insensible. Elle a un caractère diabolique ! Emma prenait tant d’intérêt à ce sujet qu’elle l’entama avec M. Weston aussitôt qu’on fut passé dans le salon ; elle souhaita à son amie de trouver dans cette rencontre la complète satisfaction qu’elle était en droit d’attendre, tout en reconnaissant qu’une première entrevue n’allait pas sans quelque aléa. Mme Weston la remercia et lui confia qu’elle serait bien contente de pouvoir être sûre d’avoir cette gêne à surmonter à l’époque fixée ; « en réalité ajouta-t-elle, je ne m’attends pas à sa venue, je ne puis pas être optimiste comme M. Weston, j’ai bien peur que ce projet ne s’évanouisse en fumée. M. Weston vous a, sans doute, mise au courant des circonstances précises. – Oui, tout semble dépendre de la mauvaise humeur de Mme Churchill, laquelle me paraît être la chose la plus certaine du monde. – Ma chère Emma, reprit Mme Weston en souriant, est-il permis de fonder quelque espérance sur un caprice ? Puis se tournant vers Isabelle qui s’était approchée à cet instant, elle continua : – Il faut que vous sachiez ma chère Madame Jean Knightley, que la venue de M. Frank Churchill n’est pas le moins du monde certaine ; elle est entièrement subordonnée à l’humeur et au bon plaisir de sa tante. À vous, à mes deux filles je puis dire la vérité : Mme Churchill est maîtresse absolue à Enscombe, et nul ne peut prévoir si elle sera disposée à se priver de lui. – Oh ! reprit Isabelle, tout le monde connaît Mme Churchill et je ne pense jamais à ce pauvre jeune homme qu’avec compassion ; ce doit être terrible de vivre avec une personne affligée d’un mauvais caractère ; c’est heureusement ce que nous n’avons jamais connu. Quelle bénédiction qu’elle n’ait pas eu d’enfants. Ces petites créatures eussent certainement été très malheureuses ! Emma regretta de ne pas être seule avec Mme Weston qui lui parlait avec plus d’abandon qu’à personne ; elle savait qu’en tête à tête Mme Weston ne lui cacherait rien concernant les Churchill excepté leur rêve matrimonial dont son imagination l’avait instinctivement avertie. M. Woodhouse revint bientôt au salon ; il ne pouvait supporter demeurer longtemps à table après dîner ; il n’aimait ni le vin, ni la conversation et se hâtait de venir retrouver celles auprès desquelles il était toujours content. Pendant qu’il parlait avec Isabelle, Emma trouva l’occasion de dire à Mme Weston. – Je suis fâchée que cette présentation, qui sera forcément un peu gênante, ne puisse prendre place à la date fixée ou du moins que ce soit si incertain. – Oui et chaque délai m’en fait appréhender un autre. Même si cette famille, les Braithwaites, est remise, je crains qu’on ne trouve quelqu’autre excuse pour nous désappointer. Je ne veux pas croire qu’il y mette de la mauvaise volonté ; mais je suis sûre qu’il y a du côté des Churchill un vif désir de le garder pour eux tout seuls ; il y entre un peu de jalousie ; ils sont même jaloux, je crois, de l’affection qu’il a pour son père. En un mot, j’ai peu de confiance et je voudrais que M. Weston soit moins optimiste. – Il devrait venir, dit Emma, quand même il ne devrait rester qu’un jour ou deux ; je ne puis croire qu’un jeune homme ne puisse prendre sur lui une chose si simple. Une jeune fille si elle tombe dans de mauvaises mains peut être séquestrée et tenue à l’écart de ceux qu’elle désire voir, mais il n’est pas admissible qu’un jeune homme ne soit pas libre de venir passer une semaine avec son père s’il le souhaite réellement. – Il faudrait être à Enscombe et connaître les habitudes de la famille pour pouvoir prononcer avec équité sur ce qu’il est en état de faire. Il est sage, je crois, d’apporter la même prudence dans ses jugements sur la conduite d’une personne quelconque ; mais, en tous cas, il ne faut pas juger des choses d’Enscombe suivant les règles générales : elle est très déraisonnable et tout cède à ses désirs. – Mais elle aime tant son neveu, il est tellement dans ses bonnes grâces qu’il se trouve dans une situation privilégiée ; il me semble, d’après l’idée que je me fais de Mme Churchill, que si elle est portée à n’avoir aucun égard aux désirs de son mari et à régler sur ses caprices sa conduite vis-à-vis de lui à qui elle doit tout, elle est sans doute gouvernée par son neveu à qui elle ne doit rien du tout. – Ma chère Emma, ne prétendez pas, d’après les lumières de votre aimable nature, expliquer les extravagances d’un détestable caractère ; n’essayez pas d’assigner des règles à ce qui ne connaît pas de mesure. Je ne doute pas que Frank n’ait, à un certain moment, une influence considérable sur sa tante ; mais il lui est impossible de prévoir d’avance l’époque et le jour où il pourra s’en servir. Emma écouta avec attention et répondit simplement : – Je ne serai pas satisfaite s’il ne vient pas. – Il se peut que son influence soit considérable sur certains points et moindres sur d’autres ; et parmi ceux où il ne peut rien il est bien probable qu’il faut inclure le fait de les quitter pour venir nous voir.
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