Chapitre 1
LE POINT DE VUE DE LÉA
Le carton marqué "Cuisine" glisse de mes mains et s'écrase sur le parquet avec un bruit sourd. Je soupire en contemplant le chaos qui règne dans mon nouveau salon. Des boîtes s'empilent jusqu'au plafond, mes vêtements débordent d'une valise éventrée, et je n'ai aucune idée d'où se trouvent mes draps.
Bienvenue chez toi, Léa.
Je repousse une mèche de cheveux collée sur mon front moite. Août à Paris, quelle brillante idée de déménager en pleine canicule. Mais après la rupture avec Thomas et la nécessité de tourner la page, je n'avais pas vraiment le choix du timing.
Mon téléphone vibre. Encore ma mère.
"As-tu bien mangé, ma chérie ?"
Je souris malgré moi. Comme si j'avais le temps de penser à ça entre les allers-retours incessants. Je commence à taper une réponse rassurante quand une odeur divine s'infiltre par ma fenêtre entrouverte.
Du romarin. Du beurre qui grésille. Quelque chose de sucré aussi, peut-être du miel ?
Mon ventre gargouille traîtreusement. Je me lève, attirée malgré moi vers la fenêtre. L'immeuble haussmannien forme un U autour d'une petite cour intérieure, et juste en face, une fenêtre grande ouverte laisse échapper des volutes de vapeur odorante.
Et là, je le vois.
Un homme se tient devant sa cuisinière, de dos. Grand, des épaules larges sous un t-shirt blanc qui épouse parfaitement son torse. Ses bras bougent avec une assurance fascinante, mélangeant, ajustant, créant. Ses cheveux bruns sont légèrement en bataille, comme s'il avait passé sa main dedans plusieurs fois.
Je devrais détourner le regard. C'est indiscret. Mais je reste plantée là, hypnotisée par la grâce de ses gestes.
Il se retourne soudain pour attraper quelque chose sur le plan de travail, et mon cœur fait un bond stupide. Son profil est... troublant. Une mâchoire ciselée, des lèvres pleines concentrées sur sa tâche. Il porte quelques jours de barbe qui lui donnent un air négligé terriblement séduisant.
Comme s'il sentait mon regard, il lève les yeux.
Nos regards se croisent.
Pendant une seconde qui semble durer une éternité, nous nous fixons à travers la cour intérieure. Ses yeux même de cette distance, je peux voir qu'ils sont sombres et intenses s'attardent sur moi. Un sourire lent, presque carnassier, étire ses lèvres.
Il lève son verre de vin rouge dans ma direction, comme un toast silencieux.
Je recule brusquement, le cœur battant, et laisse tomber le rideau. Mon Dieu. C'est quoi ce délire ? Je rougis comme une adolescente prise en train de mater le capitaine de l'équipe de foot.
Je me laisse glisser contre le mur, une main sur la poitrine. Respire, Léa. Ce n'est qu'un voisin. Un voisin ridiculement séduisant qui cuisine comme un dieu, certes, mais juste un voisin.
Toc toc toc.
Je sursaute. Quelqu'un frappe à ma porte. En me relevant tant bien que mal, j'enjambe les cartons pour aller ouvrir, m'attendant à voir la gardienne ou peut-être un livreur égaré.
C'est lui.
De près, c'est encore pire. Il doit faire au moins dix centimètres de plus que moi, et ses yeux d'un brun cognac absolument hypnotique me détaillent avec une curiosité amusée. L'odeur de sa cuisine l'enveloppe comme un halo.
— Bonsoir, dit-il d'une voix grave qui fait courir un frisson le long de ma colonne. Je suis Matthieu, votre voisin d'en face. J'ai remarqué que vous veniez d'emménager.
Il tend une main. Une belle main aux doigts longs, avec quelques petites cicatrices des cicatrices de cuisinier.
— Léa, je parviens à articuler en serrant sa main.
Sa paume est chaude, légèrement calleuse. Il la garde une fraction de seconde trop longtemps, son pouce effleurant mes phalanges avant de me relâcher.
— Enchantée, Léa. Je me suis dit qu'après une journée de déménagement, vous n'aviez probablement pas envie de chercher où vous avez rangé vos casseroles.
Il me tend alors une assiette couverte d'un torchon. La chaleur irradie à travers le tissu.
— Je cuisine souvent trop. Ce serait dommage de gaspiller.
Je soulève un coin du torchon et la vision qui m'accueille me fait presque gémir. Des pâtes fraîches nappées d'une sauce crémeuse parsemée d'herbes, quelques copeaux de parmesan, des légumes grillés à la perfection.
— C'est... Je ne sais pas quoi dire. C'est incroyablement gentil.
— Disons que c'est ma façon de souhaiter la bienvenue aux jolies voisines qui m'espionnent depuis leur fenêtre.
Ses yeux pétillent de malice.
Je vire au rouge pivoine.
— Je ne... Je veux dire, l'odeur était... Enfin...
Il rit, un son profond et chaleureux qui résonne dans ma poitrine.
— Je plaisante. Mais si ma cuisine vous intrigue, ma porte est toujours ouverte. J'adore avoir des... cobayes pour mes expérimentations.
La façon dont il prononce le mot "cobayes" ne devrait pas sonner aussi suggestive. Et pourtant.
— Je... merci. Vraiment. C'est très généreux.
— Profitez-en tant que c'est chaud. Et Léa ?
Il se penche légèrement, réduisant l'espace entre nous. Son regard descend sur mes lèvres avant de remonter.
— Si vous avez besoin de... quoi que ce soit. N'hésitez pas à frapper. Je suis juste en face.
Puis il tourne les talons et s'éloigne dans le couloir, me laissant plantée sur le seuil, l'assiette entre les mains et le pouls affolé.
Je referme la porte et m'y adosse, le souffle court.
C'était quoi, ça ?
L'assiette embaume toujours dans mes mains. Je la pose sur le comptoir de ma cuisine minuscule et attrape une fourchette dans un des cartons. La première bouchée explose en saveurs sur ma langue — c'est divin, délicat, parfaitement assaisonné.
Un gémissement de satisfaction m'échappe.
À travers ma fenêtre, j'aperçois sa silhouette qui est retournée à ses fourneaux. Comme s'il sentait mon regard, il se retourne et nos yeux se rencontrent à nouveau.
Cette fois, il ne sourit pas. Il me fixe avec une intensité qui me coupe le souffle.
Je détourne le regard la première, le cœur battant contre mes côtes comme un oiseau en cage.
Qu'est-ce que je viens de faire en emménageant ici ?