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Yulia
La première chose que je fais en rentrant chez moi est d’appeler mon patron pour lui dire ce que j’ai appris.
― Alors c’est ce que je craignais, dit Vasiliy Obenko quand j’ai terminé. Ils vont se servir d’Esguerra pour armer ces foutus rebelles du Donetsk.
― Oui !
J’enlève mes chaussures et je me dirige vers la cuisine pour me faire du thé, tout en continuant ma conversation.
― Et Bushekov demande l’exclusivité si bien qu’Esguerra est maintenant l’allié inconditionnel des Russes.
Obenko pousse une suite ininterrompue de jurons, avec des exclamations comme « qu’il aille se faire foutre » et « sa mère est une p****n ». Je baisse le son pour mettre de l’eau dans la bouilloire électrique et l’allumer.
― Entendu, dit Obenko après s’être un peu calmé. Vous le voyez de nouveau ce soir n’est-ce pas ?
Je reprends mon souffle. Le moment difficile est arrivé.
― Pas vraiment.
― Pas vraiment ? La voix d’Obenka s’adoucit d’une manière menaçante. Qu’est-ce que ça veut dire, bordel ?
― Je le lui ai proposé, mais ça ne l’intéressait pas. Dans ce genre de situations, il vaut toujours mieux dire la vérité. Il a dit qu’ils allaient bientôt partir et qu’il était trop fatigué.
Obenko se remet à jurer. J’en profite pour prendre un sachet de thé, le mettre dans une tasse et y verser l’eau bouillante.
― Vous êtes certaine de ne pas le revoir, demande-t-il une fois sa crise de colère terminée.
― Oui, pratiquement certaine. Je souffle sur mon thé pour le refroidir. Il n’était pas intéressé, voilà tout.
Obenko garde quelques instants le silence.
― D’accord, dit-il finalement. Vous avez merdé, mais on réglera ça une autre fois. Pour le moment, il faut trouver que faire avec Esguerra et les armes qui vont envahir notre pays.
― En l’éliminant ? je suggère. Mon thé est encore trop chaud, cependant j’en bois quand même une gorgée, la sensation de chaleur dans ma gorge me réconforte. C’est un plaisir simple, mais dans la vie, les choses simples sont toujours les meilleures. Le parfum des lilas en fleur au printemps, la douceur du pelage d’un chat, une fraise mûre sucrée et juteuse, depuis quelques années j’ai appris à apprécier tout cela comme un trésor, à distiller chaque goutte de joie qu’offre la vie.
― C’est plus facile à dire qu’à faire. Obenko semble frustré. Il est mieux protégé que Poutine.
― Ah bon ! Je reprends une autre gorgée de thé en fermant les yeux et cette fois-ci je le savoure vraiment. Je suis certaine que vous allez trouver une solution.
― A-t-il dit quand il partait ?
― Non, il n’a rien précisé ; il a juste dit « bientôt ».
― Entendu. Brusquement, Obenko semble impatient. S’il vous contacte, prévenez-moi immédiatement.
Et il raccroche avant de me laisser le temps de répondre.
Puisque j’ai ma soirée libre, je décide de me faire plaisir et de prendre un bain. Comme le reste de mon appartement ma baignoire est petite et minable, mais j’ai connu bien pire. J’atténue la laideur de la minuscule salle de bains en allumant deux ou trois bougies parfumées sur le lavabo et en ajoutant du bain moussant, puis je me plonge dans l’eau en poussant un soupir de soulagement quand la chaleur m’envahit.
Si j’avais le choix, j’aurais toujours chaud. On a tort de dire qu’on brûle en enfer. On y gèle, comme en Russie en hiver.
Je savoure mon bain quand j’entends sonner à la porte. Brusquement, mon cœur se met à battre plus vite et l’adrénaline se met à couler dans mes veines.
Je n’attends personne, donc c’est forcément mauvais signe.
Je sors du bain d’un bond, je m’enveloppe dans une serviette et je sors de la salle de bains pour aller dans la pièce principale de mon studio. Les vêtements que j’ai enlevés sont encore sur le lit, mais je n’ai pas le temps de les remettre. À la place, j’enfile un peignoir et j’attrape un revolver dans le tiroir de ma table de nuit.
Puis je respire profondément et je m’approche de la porte en la visant de mon arme.
― Oui ? fais-je en m’arrêtant tout près de la porte d’entrée. Ma porte est blindée, mais pas la serrure. On pourrait tirer à travers.
― C’est Lucas Kent. Sa voix grave en anglais me fait tellement sursauter que le revolver a failli m’échapper des mains. Mon pouls s’emballe encore et mes genoux se mettent à flageoler bizarrement.
Pourquoi est-il ici ? Esguerra a-t-il deviné quelque chose ? Est-ce que quelqu’un m’a trahi ? Ces questions se précipitent dans mon esprit et accélèrent encore les battements de mon cœur, puis la conduite à tenir la plus censée me vient à l’esprit.
― Qu’y a-t-il ? je demande tout en faisant de mon mieux pour conserver une voix calme. Il y a une explication possible selon laquelle ma vie ne serait pas en danger, Esguerra a changé d’avis. Et dans ce cas, je dois agir comme la personne innocente que je suis censée être.
― J’aimerais vous parler, dit Kent, et j’entends un soupçon d’amusement dans sa voix. Allez-vous ouvrir cette porte ou allons-nous continuer à parler à travers cette épaisseur d’acier ?
Merde ! Esguerra n’a pas l’air de lui avoir demandé de venir me chercher.
J’examine rapidement ce que je peux faire : rester enfermée à l’intérieur en espérant qu’il ne parvient ni à entrer ni à me prendre quand je sortirai, car il faudra bien que je sorte, ou espérer qu’il ignore qui je suis et jouer serré.
― Pourquoi voulez-vous me parler ? je lui rétorque afin de gagner du temps. C’est une question logique. Dans ma situation, n’importe quelle femme se méfierait, même si elle n’avait rien à cacher. Qu’est-ce que vous voulez ?
― C’est vous que je veux.
Sa réponse laconique, prononcée d’une voix grave me fait l’effet d’un coup de poing. Je n’arrive plus à respirer et je fixe la porte, une panique folle m’envahit.
Je n’avais donc pas tort en me demandant si je lui plaisais, si la raison pour laquelle il ne cessait de me regarder était simplement une question d’attirance physique.
Oui, évidemment. Il a envie de moi.
Je m’oblige à reprendre mon souffle. Je devrais être soulagée. Il n’y a aucune raison de paniquer. Depuis mes quinze ans, les hommes ont envie de moi et j’ai appris à faire face. À utiliser leur désir à mon avantage. Cette situation n’est pas nouvelle.
Sauf que Kent est plus dur, plus dangereux que les autres.
Non. Je fais taire cette petite voix insidieuse et je respire profondément en baissant mon arme. Au même moment, je m’aperçois dans la glace de l’entrée. Mes yeux bleus sont grands ouverts, je suis pâle et mes cheveux sont relevés à la diable, des mèches mouillées tombent dans mon cou. Avec le peignoir éponge que j’ai enfilé à la hâte et le revolver dans les mains, je suis loin de la jeune femme à la mode qui a tenté de séduire le patron de Kent.
Ayant pris une décision je crie « Attendez une minute ! ». Je pourrais essayer d’empêcher Lucas Kent d’entrer chez moi — ce qui ne serait guère étonnant de la part d’une femme seule —, mais il serait plus astucieux d’utiliser cette chance pour obtenir d’autres informations.
Je pourrais au moins essayer de savoir la date du départ d’Esguerra et la donner à Obenko, ce qui compenserait en partie mon échec de tout à l’heure.
Je me dépêche de cacher le revolver dans un tiroir qui se trouve sous la glace de l’entrée et de dénouer mes cheveux pour laisser mes mèches blondes me tomber dans le dos. Je me suis déjà démaquillée, mais comme ma peau est parfaite et mes cils naturellement sombres ce n’est pas trop grave. En fait, ça me rajeunit et me donne l’air plus innocent.
Je ressemble davantage à « une fille comme les autres » selon l’expression américaine.
Rassurée sur mon apparence physique, je m’approche de la porte dont j’ouvre la serrure en essayant d’oublier les battements frénétiques et violents de mon cœur.