Mars-1

2002 Mots
Mars Paris, lundi 8 mars, 8 h, devant la glace de ma salle de bain Enfin, me voici libérée du poids de mes péchés ! J’ai maintenant bonne mine. L’autre jour, après avoir confessé à Viviane le flot de mes crimes passés, après avoir juré de m’éloigner de mes souillures, une sensation de feu m’a envahie ; mes cheveux se sont hérissés ; quelques coulées de sueur ont perlé le long de mon cou. Je peux exulter : d’angoisses en frayeurs, mes crises se sont estompées. Mon passé est fini. Fini comme un cadavre incinéré. Une cendre. Je vais partir et me réaliser. Brazzaville, mercredi 10 mars 2010 Le vol d’Air France atterrit à l’aéroport Maya-Maya à 18 h 45, heure locale. À travers le hublot, je cherche du regard mon oncle, personnalité influente qui pousse toujours la coquetterie à m’attendre au bas de la passerelle, à même le tarmac. En vain : il n’est pas là. Qu’à cela ne tienne ! Il doit être autour d’une Primus – la bière locale –, qu’il consomme sans modération. Ce matin au téléphone, il m’a assuré qu’il serait présent à mon arrivée. J’attends : il va arriver. Et les souvenirs reviennent à moi. Je l’aime bien, Tonton Al. Un être doux, affable, extraverti. Et, surtout, honnête. Il a fait de moi sa confidente. Je partage ses espoirs et ses doutes. Nos retrouvailles constituent toujours un sincère moment de grand bonheur. C’est lui qui m’a élevée à Paris : il m’avait « soustraite à ma mère » alors que j’avais deux ans… C’est certain, il voudra que je m’installe chez lui. Il n’a cessé de me le rabâcher au téléphone et par mail. Mais c’est décidé, je m’installerai chez ma mère, cette mère que j’ai si peu connue et côtoyée. Et puis, chez maman, lors de mon passage chez elle en décembre dernier, je me suis laissé griser par la beauté des lieux. Sa villa, surnommée Le Delta, est un bunker doré sur le toit duquel veillent en permanence quatre tireurs d’élite cubains et ukrainiens repérables à leurs énormes jumelles qu’ils ne quittent pour ainsi dire jamais. En tout, huit gardes locaux et étrangers, surentraînés, se partagent la lourde responsabilité de garantir la sécurité du bâtiment, aidés en cela par une multitude de caméras. Dans Le Delta, la chambre de ma mère a toujours retenu mon attention. Trois lampes halogènes, disposées en triangle équilatéral, y diffusent une lumière faible, tamisée. Sur une commode, un chandelier à sept branches. D’épais rideaux fixés sur des fenêtres toujours fermées font écran à la contemplation du paysage. Le plafond, haut, est une voûte bleu azur, constellée d’étoiles dorées fluorescentes. Sinon les autres pièces sont sobres mais bien entretenues. Entre la chambre de Jeanne et la mienne se trouve une grande salle où elle ne pénètre que rarement. Elle l’appelle « La Chambre du Milieu ». Un jour – l’après-midi de ses conseils sur l’écriture –, la porte étant entrouverte, ma curiosité avait fini par l’emporter sur ma peur… Étrange, cette Chambre du Milieu qui me fait toujours penser à l’Empire du Milieu (Le Delta déjà m’évoquait le Mékong). Cette allusion à des mœurs et des territoires lointains convient à un voyage pour le moins excitant, entre ciel et terre, en réalité entre plafond, murs et sol. En y entrant, je flottais dans un monde ouaté, irréel, et pourtant je ne rêvais pas. Je croyais percevoir à cet instant comme l’écho d’une clameur, suivi de clapotis… Ce mugissement des flots, cette vision d’une marée géante… le fruit de mon imagination ou… ? Je ne me posais plus de questions. Les événements se succédaient. Se précipitaient et ne me laissaient ni le temps, ni le choix. J’étais allongée, lévitant sur une sorte de civière – on aurait plutôt dit un hamac – et, autour de mon corps inerte que je voyais distinctement, comment d’ailleurs était-ce possible ?, en halo comme détaché de mon moi réel s’activaient des êtres, plus des ombres que des êtres. Normal : j’avais les yeux bandés par un bout de pagne. Devisant à voix basse, ces êtres-ombres s’interpellaient et ne se répondaient que par un unique vocable en en détachant les trois syllabes : « I/ni/tié... I/ ni/tié ! ». Il s’agissait d’être initié pour entrer dans l’antre des mystères. Eh bien, je tenterais l’initiation. Il me fallait à tout prix avoir le fin mot, s’il en était, de cette sacrée Chambre du Milieu. Ma force, mon énergie, ma volonté, tout y tendait. Ici, ma curiosité valait l’effraction. Profitant de l’absence de ma mère – elle souhaitait que je l’accompagne à un concert symphonique, mais j’avais prétexté un mal de tête –, voici que je poussais la porte du site interdit. Qu’y vis-je ? Là, un tableau représentant un chiffon rouge noué sur la frondaison d’un manguier en dessous duquel se lisait un avertissement : « Il est défendu de cueillir les fruits de cet arbre, au risque d’en tomber malade et d’y laisser la vie ». Mes doigts caressaient tour à tour un masque de couleurs vives et une figure de reliquaire scarifiée. Sur un tabouret, une statuette en écorces et raphia. Le sentiment d’être à la fois au musée Dapper ou du quai Branly à Paris et dans un lieu interdit. Que me serait-il arrivé si Jeanne avait appris que je m’étais aventurée dans le site sacré sans en avoir le sésame ? Pourtant elle m’avait prévenue : tenter de percer le mystère de la Chambre du Milieu nécessitait au préalable un travail sur soi, une préparation importante. Ce n’est qu’à l’issue de cet apprentissage que l’on pouvait espérer entrer en contact avec les « forces » seules à même de fournir un début d’explication. Je n’avais rien compris ! En vérité ma mère vit dans un univers complètement différent, voire diamétralement opposé, du mien ; elle a cette faculté, ce don unique, de percevoir le monde d’avant sa naissance. Les statuettes et les masques sacrés, ses totems, le lui permettent. Mon oncle ne dit-il pas souvent que décortiquer leurs messages constitue l’une des levures, l’un des leviers, l’un des moteurs de la vie de ma mère ? Au fond de la cour centrale, jouxtant les cuisines, l’imposante salle des fêtes, qui peut accueillir jusqu’à cinquante convives, se détache majestueusement. On l’appelle, allez savoir pourquoi, SBC… J’avais beau lui demander ce que signifiaient ces trois lettres, ma mère ne me répondait pas. Je me heurtais à un mur. D’ailleurs sa mine changeait, ses yeux passaient à l’écarlate. Mais je ne désespérais pas. Un jour, je saurai pourquoi la salle des fêtes est appelée la SBC… Tout ici est beau et respire le luxe : des lambris dorés aux lustres en cristal, en passant par le gigantesque écran plasma modal incrusté dans le mur, au milieu des photos de quelques personnalités non consensuelles – Mobutu, Bongo, Eyadéma… – ayant honoré, paraît-il, et je n’ai jamais souhaité savoir pour quelles raisons, les lieux de leur présence. Une phrase inscrite en lettres capitales vous avertit de la règle principale ou, voire, c’est selon, de la philosophie de la demeure : Que nul n’entre ici s’il n’est jouisseur ! Mais cette SBC – j’en ignore la cause – me donne des sueurs froides ; je ne m’y suis jamais sentie à l’aise. La dernière fois, la veille de la Saint-Sylvestre 2009, m’y attardant plus qu’à l’accoutumée, devant un parterre d’invités prestigieux, je fus pitoyable. Un haut-le-cœur. Puis des vomissements. La moquette en avait été souillée et il avait fallu la changer. Tonton Al me hèle. Je me retourne. Il se trouve juste derrière moi. — Bienvenue à Brazzaville ! s’exclame-t-il en m’étreignant. Puis, après un court silence : — La ville capitale reste engluée dans une sorte de morosité… Buala yayi mambu (« Que de problèmes dans ce pays »), ajoute-t-il en référence à la chanson de Pamelo Mounka, des années 1980. Pouah ! Que s’est-il passé ? Espoirs déçus ? À Paris, quelques années plus tôt, il avait connu la belle vie : enseignant-comédien, acteur dans des séries télévisées. Je lui dois ma passion du théâtre… Nous montons dans sa magnifique Range Rover en direction du centre-ville, chez ma mère. Il n’a pas allumé le moteur de son 4x4 que déjà il me rappelle l’humeur de ma génitrice, comme pour me prévenir des clashs à venir… — Ta mère est sans cesse impulsive… C’est une étincelle du tonnerre, ta mère ; elle est le fracas, le tumulte… Tant pis pour moi ! J’aime autant le silence que le tumulte ! Tous deux ne sont-ils pas, d’ailleurs, frères siamois ? Là où il y a le silence, il faut un grand fracas. Le 4x4 a quitté depuis un moment déjà Maya-Maya. Nous cahotons sur l’avenue de la Paix, très encombrée. Au volant, mon oncle me parle de ses ennuis. Mais aussi de ses quelques instants de plaisir. — Le plaisir, pour le trouver, dit-il doucement, je dois me rendre à trente ou quarante kilomètres au sud de Brazzaville, dans des villages qui résistent encore à la pollution culturelle, morale. Pour ne pas le contrarier, je me tais. Et pour cause : je ne pense pas comme lui. Je suis convaincue que c’est dans la capitale que je rencontrerai le bonheur. Pas ailleurs. Brazzaville sera, c’est sûr, cette source intarissable que je recherche depuis deux décennies. Je l’ai pressenti, voire compris, en décembre dernier. Dix minutes plus tard, nous voici arrivés devant Le Delta. Les consignes sont claires, formelles : ici, mon oncle n’a pas droit de cité. Il ne saurait en être autrement avec une sœur qui, depuis des années, lui bat froid, lui mène la vie dure. Sœur et frère s’évitent. Sœur et frère ne communiquent guère que par personnes interposées, et encore… Pourquoi ? Jamais on n’a de front abordé le sujet. — À la bonne heure, finit-il par me lancer en guise d’au revoir avant que ne disparaisse dans un crissement de pneus son rutilant 4x4. Je pousse le portail et me retrouve face au seul garde présent. Où sont passés les autres ? Je fais un clin d’œil aux caméras… Fonctionnent-elles encore ? Dévoué, celui qui reste s’empresse d’entreposer mes valises dans le vestibule du Delta. Ma mère a dû recevoir un petit ami, un de plus parmi ses innombrables conquêtes. Elle doit être dans les blagues, aucun doute. J’ai entendu dire qu’en période de disette sexuelle, elle n’hésite pas à puiser dans le vivier des « habitués » de la cour. C’est sa vie après tout. Non ? Enfin… Au salon stagne un fort remugle de chanvre indien. Avachie dans le canapé en cuir beige, ma mère, en déshabillé noir, s’autorise une pause méritée. Le regard vide posé sur une bouteille de vieux whisky écossais à moitié consommée. À côté d’elle, en slip, la croix autour du cou, son – petit – ami, le prêtre, repu à son tour, ronfle sur sa soutane fraîche. Leur communion et les efforts qu’ils ont déployés ont de toute évidence été divinement intenses. Les prêtres, chez nous, ont la réputation d’avoir un sacré coup de rein. L’infatigable et divin amant de maman, aux dires de ses autres maîtresses, corserait de verres de liqueurs ses parties fines et – à tout seigneur tout honneur – se signerait au début et à la fin des ébats. Ma mère, elle, semble apprécier au plus haut point ce cadeau du ciel. Je ne les dérange pas. Je passe mon chemin. Je monte dans la chambre qui m’a été réservée et à peine arrivée je m’écroule sur mon lit à baldaquin et dors d’une traite, terrassée par huit heures de vol et quelque peu déboussolée par ce que je viens de voir. Comme accueil, ça se pose là ! Brazzaville, jeudi 11 mars 2010 J’ai beaucoup dormi. Et sans artifice médicamenteux cette fois ! J’ai rêvé d’un animal, mais heureusement pas d’un lion. J’espère que cela va durer, mais nous ne sommes pas maîtres de nos rêves, n’est-ce pas? Ce matin, je suis en super forme. Mais mon estomac vide gargouille, émet des borborygmes : je n’ai pas mangé depuis hier soir. En fait, je me suis réservée pour le petit déjeuner de poto-poto, cette bouillie traditionnelle à base de maïs, et les beignets, ce sont les meilleurs, de Mama Mikaté, dans la rue voisine. Ma mère dort, je ne fais pas un bruit et sors du Delta. Chez Mama Mikaté, on n’est pas dans un restaurant classique. C’est d’un étal qu’il s’agit, composé de tables bancales et de tabourets brinquebalants installés dans la cour d’une habitation, en bref une guinguette. Plus que pour y faire bombance, on s’y rend pour se tenir informés des dernières rumeurs. Des potins et autres cancans. C’est cela le vrai charme de ce petit coin qui s’apparente à une agence d’informations et de songui-songui. Ces savoureuses moqueries sur les malheurs des autres nous font oublier, le temps d’un repas, les nôtres. L’Homme ne se nourrit pas que de pain, nous disent les Écritures… Parfois un peu de songui-songui fait grand bien. Je mords à pleines dents deux beignets énormes, tartinés d’avocat, que je trempe avec délectation dans mon poto-poto. Je garde mon verre de tangawiss, ce jus de gingembre, pour la fin. On m’appelle ici, je suppose pour me faire plaisir, « La Parisienne ». J’apprécie modérément. Beaucoup me réclament des « souvenirs » de Paris. Mama Mikaté, par exemple, m’avait commandé des pâtes dentifrices et des paquets de préservatifs, mais je ne sais plus dans quelle valise je les ai fourrés. Je lui dis que je les lui ramènerai plus tard…
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