Chapitre9

1347 Mots
Le festin paraissait digne d’un banquet royal. Jamais auparavant je n’avais goûté un repas aussi exquis. Une femme replète, les cheveux bruns en désordre, entra discrètement dans ma chambre, un morceau de papier à la main. Elle me le tendit avec un sourire respectueux. Le feuillet, légèrement jauni et rigide, semblait ancien sans pour autant être abîmé. Les mots inscrits dessus ressemblaient à une liste de mets, mais leurs noms m’étaient pour la plupart inconnus. Mon regard finit par s’arrêter sur le seul que je reconnaissais ; je le désignai, et la femme hocha la tête avant de disparaître quelques instants. Lorsqu’elle revint, elle portait un plateau sur lequel reposait un steak d’une taille impressionnante. À sa vue, je doutai de pouvoir en venir à bout. On y avait ajouté une purée de pommes de terre soyeuse et des petits pois d’un vert éclatant. La purée, veloutée et légère, me rappela celle de ma tante, réconfortante et simple. C’était un repas d’exception — le premier et sans doute le dernier de ce genre que je dégusterais jamais. Chez moi, même un chat errant aurait sans doute mangé mieux. « Souhaitez-vous du vin, ma dame ? » demanda-t-elle poliment. Je manquai de m’étouffer à l’entente de ce mot : Madame. Elle s’empressa alors de me tendre un verre d’eau. « Je ne bois pas », murmurai-je d’une voix si faible qu’elle dut tendre l’oreille pour m’entendre. Elle ne me posa plus de question, se contentant d’ajuster le linge de table déjà bien ordonné. Le silence régna un long moment, jusqu’à ce qu’elle reprenne la parole alors que j’approchais de la fin du repas. « Puis-je vous poser une question, ma dame ? » « Bien sûr », répondis-je. Elle hésita un instant avant de se lancer : « Êtes-vous… l’épouse du roi Démétrius ? Notre future reine ? » Je la regardai un moment sans répondre, puis demandai doucement : « Comment t’appelles-tu ? » Elle pâlit aussitôt. « Je vous prie de m’excuser, Madame. Je n’ai pas voulu vous offenser… » « Ton nom ? » répétai-je, plus fermement. « Éléonore, Madame. Je vous en supplie, ne me renvoyez pas. Je n’ai nulle part où aller. » Un léger sourire m’échappa. « Je n’ai aucune intention de te priver de ton travail, Éléonore. Je voulais simplement savoir qui tu étais. » Son soulagement fut visible, même si la confusion restait dans ses yeux. « Et pour ce qui est de savoir si je suis votre reine… cette question, tu devrais la poser à ton roi. » Elle baissa la tête. « Sa Majesté nous a ordonné de veiller sur vous, de vous interdire tout travail. Nous devons tout faire à votre place. Pardonnez-moi si cela vous semble déplacé, mais jamais le roi n’a agi ainsi auparavant. » « Que veux-tu dire ? » « Jamais il n’a emmené d’autre femme ici. Il a connu des maîtresses, oui, mais aucune comme vous. Avec elles, il ne cherchait que le plaisir. Avec vous… c’est différent. Son regard change lorsqu’il vous voit. Il… tient à vous, Madame. » Ses paroles me parvinrent comme un coup. Des maîtresses. Ce mot me heurta sans raison apparente, mais il alluma en moi une douleur sourde. Une jalousie incompréhensible, brûlante. « Il avait des maîtresses ? » demandai-je d’une voix blanche. « Il en avait, oui. » « Tu veux dire qu’il n’en a plus ? » « Je ne saurais le dire, Madame. Mais cette semaine, il n’a reçu personne. Peut-être à cause de vous… Peut-être parce qu’il ne veut plus d’autres femmes. Il vous veut, vous. » « Avait-il beaucoup de maîtresses ? » Éléonore hésita. « Plutôt des courtisanes, Madame. Des femmes payées pour le satisfaire. » Je déglutis. « Plus d’une, donc. » « Oui, Madame. » Puis, après une pause : « Pourquoi me demandez-vous cela ? » « Pour savoir, simplement. » Elle hocha la tête, reprit les assiettes et ajouta : « Des gardes sont postés devant votre porte. Si vous désirez quoi que ce soit, ils répondront à vos besoins. » Puis elle se retira, me laissant seule avec mes pensées. Je soupirai et regagnai mon lit. Tout paraissait irréel. Les dorures, le luxe, la déférence de ce personnel qui m’appelait Madame. Rien ne me semblait vrai. Seule une colère sourde persistait. Il disait vouloir m’épouser, mais il avait eu d’autres femmes avant moi. Et si Éléonore avait raison ? S’il avait vraiment cessé de les voir ? Une part de moi voulait y croire. Une autre refusait d’espérer. Je quittai le lit d’un geste las et entrai dans la salle de bain. L’endroit me coupa le souffle. C’était un véritable sanctuaire de marbre et de pierre claire. Une baignoire immense trônait au centre, entourée de deux arbres élégants et d’un tableau représentant une feuille d’or stylisée. L’air y était tiède, parfumé à la fleur d’amande. Je restai immobile, hésitant à franchir le pas. Avais-je le droit d’utiliser ce lieu ? Démétrius ne m’en avait rien dit. Et s’il se fâchait ? S’il décidait de me punir ? La porte s’ouvrit derrière moi. Un bruit léger, mais suffisant pour me faire sursauter. « Blue ? » Je me retournai. Le voir me soulagea immédiatement, bien que je ne compris pas pourquoi. Sa simple présence dissipait ma peur. « Salut », dit-il en s’approchant. Son visage, d’abord fermé, s’adoucit en croisant mon regard. Lorsqu’il m’enlaça, je crus percevoir dans ses yeux une lueur d’inquiétude. S’inquiétait-il… pour moi ? « Bonsoir », répondis-je timidement. « Tu comptais prendre un bain ? » « J’y pensais, oui. Mais je… voulais te demander quelque chose. » Il esquissa un sourire. « Vas-y, Blue. » « Puis-je utiliser la baignoire ? » Il eut un léger rire. « Bien sûr que tu le peux. Tout ce qui se trouve ici t’appartient. Et dans deux jours, tout ce qui est à l’extérieur t’appartiendra aussi. » Je baissai les yeux, gênée. J’allais parler, puis me ravisai. « Blue, » dit-il doucement, « tu peux me dire tout ce que tu veux. » « Tu lis dans mes pensées ? » lâchai-je soudain, avant d’oser le regretter. Son rire résonna dans la pièce, chaud et sincère. « Pourquoi penses-tu cela ? » « Parce que tu sembles toujours deviner ce que je vais dire… » murmurai-je. Il secoua la tête, amusé. « Non. C’est simplement que je te connais déjà trop bien. » Ses mots me firent battre le cœur plus fort. « Depuis quand me connais-tu ? » « Depuis assez longtemps pour vouloir faire de toi ma reine. » « Tu veux dire… depuis longtemps ? » « Oui. Mais ce n’est pas encore le moment d’en parler. Tu le sauras bientôt, sans même avoir à demander. » Je hochai la tête. « D’accord… mais puis-je te poser une dernière question ? » « Je t’écoute. » « As-tu… des maîtresses ? » Le silence s’installa. J’aurais voulu ravaler mes mots. La peur me saisit : avais-je franchi une limite ? « Je suis désolé, » soufflai-je. « Ne t’excuse pas, » répondit-il doucement. « Je suis juste surpris que tu poses cette question si tôt. Mais ne regrette jamais de me parler franchement. Je suis ton futur époux, pas ton juge. Non, je n’ai plus de maîtresse. J’en ai eu, c’est vrai, mais c’est terminé. » Il marqua une pause, puis ajouta d’une voix basse : « Je ne veux plus de femmes dans ma vie. Je ne veux pas que celle que j’épouserai se sente inutile. » Ses paroles apaisèrent quelque chose en moi. Peut-être n’était-il pas ce roi froid et inaccessible que je m’étais imaginé. « Autre question, Blue ? » demanda-t-il avec douceur. Je secouai la tête. « Non. Je veux juste prendre un bain. » « Alors repose-toi. À demain matin. Bonne nuit, Blue. » « Bonne nuit… Démétrius. » répondis-je dans un souffle. Et lorsqu’il quitta la pièce, un étrange sentiment de chaleur demeura dans l’air, comme si sa présence y avait laissé une empreinte invisible.
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER