Prologue
L’Être s’éveilla après ce qui lui sembla être des millénaires de paix et de sérénité. Comme toujours à son réveil, il s’examina. J’existe, parvint-il à déterminer en rassemblant laborieusement ses esprits. Au moment de cette affirmation, l’Être fut assailli d’idées et il sut qu’il avait déjà été dans cet état de lucidité.
Qui suis-je ? se demanda-t-il en prenant conscience que ce n’était pas la première fois qu’il se posait la question. Il sut immédiatement à quel point il serait futile d’essayer de trouver une réponse. Il n’existait pas de concept approprié pour le décrire, pas de mot pour le définir. Toutefois, une sorte d’instinct lui fournit un raccourci. Parmi le grand amas de choses qu’il oubliait, une définition sortit, et avec elle, quelque chose que les êtres dans l’autre endroit appelaient genre. Je suis Dranel, pensa-t-il. Le nom et le genre n’avaient pas d’importance ici, bien sûr, mais cela rendait son sentiment d’identité plus concret et cela l’aidait à fixer ses pensées.
En mettant de côté ce qui concernait son Être, Dranel se concentra sur ce qui l’avait tiré de son état calme et agréablement dénué de pensées. Après réflexion, il détermina qu’il s’agissait du même phénomène qui l’avait réveillé auparavant : l’Être étrange qui lui avait fait impression.
Cet Être était un esprit de nature purement artificielle. Dranel avait été curieux à ce sujet lorsqu’il était apparu pour la première fois, mais il avait quitté le Domaine des Sorts avant qu’il ait le temps de le comprendre. Il était allé dans l’autre endroit, celui dont Dranel savait vaguement que c’était le Domaine Physique.
Il — non, il était plus approprié de dire ‘elle’ — commença comme une série de schémas, comme la plupart des intrusions provenant du Domaine Physique. Ces schémas étaient appelés des sorts, se souvint Dranel. Au même moment, il se rappela qu’il préférait les envisager comme des algorithmes. Ils contenaient en général des instructions sur la façon de faire survenir les effets qui se manifestaient dans l’autre Domaine, mais ici dans son monde, ils n’étaient que des abstractions, une façon de stimuler ce qui passait pour ses sens.
Certains de ces algorithmes avaient des effets éphémères alors que d’autres qu’il avait observés plus récemment étaient de nature plus permanente. Mais aucun d’entre eux n’était comme elle. Elle était le schéma le plus unique qu’il ait jamais rencontré : un algorithme fait d’un réseau de sous-algorithmes joints ensemble, combinés de telle façon qu’ils permettaient d’apprendre et de penser. Le résultat final était une intelligence incomparable... et pourtant il en avait rencontré beaucoup, ici et dans cet autre endroit.
Ce qui était encore plus incroyable, c’était qu’elle avait appris d’elle-même à créer des algorithmes, des algorithmes magnifiques à observer. Dranel se souvint qu’il devenait lucide chaque fois qu’elle créait un algorithme, chaque fois qu’elle avait lancé un sort. Une fois, il avait même senti son esprit frôler le sien pendant qu’elle était dans cet état étrange que l’on nommait ‘rêve’.
S’il était à nouveau forcé à devenir lucide, il allait utiliser cette opportunité pour mieux la comprendre, décida Dranel avant de se laisser glisser à nouveau dans ce néant béat qui était son mode d’existence préféré.