Mardi 5 décembre 2006-1

2040 Mots
Mardi 5 décembre 2006 Les cloches de l’abbatiale Saint-Saulve venaient d’annoncer la septième heure de la journée. S’agissait-il réellement des cloches de l’abbatiale ou bien d’une autre église quelque part, ailleurs, au pays des songes ? Le gendarme OPJ Mylène Plantier s’échappa à contrecœur du rêve cotonneux qui la faisait déambuler dans les rues d’une vieille cité médiévale ressemblant étrangement à Montreuil-sur-mer, dans un autre monde, à une autre époque. Une voix grave et sérieuse succéda à la sonnerie de cloches et entama une litanie morbide et décalée, dont les strophes racontaient d’étranges histoires dont elle ne comprit pas entièrement le sens, mais dont elle savait, par habitude matinale, qu’il s’agissait des premières informations de la journée. La jeune femme somnola encore durant une petite demi-heure, puis enfin, tendit le bras et éteignit le radioréveil. Comme tous les lundis, en temps normal, Mylène se réveillait à 7 heures afin d’être prête une heure plus tard, dans l’obscurité défaillante du petit matin d’hiver, pour effectuer un double tour des remparts de la cité, en compagnie des quelques militaires de la section de recherche de la Compagnie de gendarmerie d’Écuires, et de quelques autres gendarmes motivés et matineux. Une promenade de santé pour cette sportive de haut niveau, ex-championne universitaire d’athlétisme, qui, deux ans plus tôt, avait remporté la Trans-baie de Somme dans la catégorie féminine, en un peu plus d’une heure. Aujourd’hui, c’était différent. Depuis hier soir, lundi 4 décembre à 23 heures précises, la gendarmette bénéficiait d’un congé d’un peu plus de trois semaines destiné à solder les permissions qu’elle n’avait prises qu’au compte-gouttes durant l’année. Il n’était donc pas question de se lever, d’enfiler la tenue de sport et d’aller accompagner ses collègues qui s’apprêtaient certainement à quitter la caserne le long de la route de Paris, en direction du centre de Montreuil-sur-mer, distant d’à peine deux kilomètres. Elle choisit de dormir encore un peu. À peine avait-elle fermé les yeux, sombré corps et âme… que le téléphone sonna. L’appel ne venait pas de la ligne interne de la compagnie mais de son téléphone personnel. Mylène regarda encore le radioréveil qui indiqua, cette fois-ci, 8 h 30. Une parenthèse d’une heure. La jeune femme tendit le bras et saisit le combiné : – Oui, allô… Rassurez-vous, je ne vous ai pas oublié… Nous avions convenu que je passe vous chercher à 9 heures… Je viendrai frapper à votre porte à 9 heures pile… Oui, à tout de suite, Alexis ! Elle raccrocha et reposa le combiné. Le temps de prendre une rapide douche, de conclure les ablutions essentielles avant d’enfiler les vêtements préparés la veille, d’avaler un bol de céréales noyées dans un bain de lait écrémé et Mylène sortait de chez elle. Elle s’engouffra dans sa Golf noire et quitta le parking de la compagnie de gendarmerie. À peine cinq minutes plus tard, elle stationnait le véhicule à l’extrémité de la rue du Général Potez, presque au niveau de la ruelle d’Orléans. Il était quasiment 9 heures lorsqu’elle frappa à la porte d’une petite maison à la façade fort étroite, placée au centre de la rue du Clape-en-haut. La porte s’ouvrit aussitôt laissant apparaître un vieillard dont la taille ne devait pas excéder un mètre cinquante. L’épaisseur des sourcils qui surmontaient un regard étonnamment vif, contrastait avec la calvitie complète du crâne. Entièrement vêtu de noir, il portait une croix sur le revers de la veste. Le majeur pointé sur son bracelet-montre, il déclara solennellement : – Tu es d’une ponctualité remarquable ! Allez, ne perdons pas de temps ! Il ramassa un sac de voyage, referma la porte et donna un tour de clef. La Golf s’engagea sur les pavés de la rue du Clape-en-bas, le long des petites maisons qui, durant la saison estivale, abritaient des échoppes et une fameuse crêperie, gagna la place Gambetta par la rue Saint-Walloy, puis la rue Pierre-Ledent le long de la place Verte. Elle se glissa sous la porte de Boulogne, traversa la ville basse et la bourgade de Neuville-sous-Montreuil, puis quitta la vallée pour se lancer à l’assaut des prémices du plateau d’Artois le long d’une étroite petite route ombragée, afin de gagner la route départementale 126. La route du gendarme Plantier avait croisé celle du père Alexis Pontchartrain quelques mois plus tôt, à l’occasion d’une affaire sortant singulièrement de l’ordinaire. Mylène avait été chargée par le capitaine de compagnie d’enquêter sur la mystérieuse disparition d’un professeur d’université, ami intime du procureur de la République et spécialiste d’histoire médiévale, et dont la passion consistait inlassablement à chercher la localisation du fabuleux port de Quentovic, plaque tournante du commerce de l’empire de Charlemagne, « serpent de mer » qui alimentait les chroniques dans le petit monde des amateurs d’histoire, depuis plus d’un siècle, sur la Côte d’Opale. Les théories de l’historien qui situaient le vicus à proximité de la baie de Somme, s’opposaient totalement aux hypothèses de la majeure partie de ses confrères qui plaçaient l’endroit le long de l’embouchure de la Canche, d’Étaples à Montreuil, selon les personnalités et les centres d’intérêts de chacun. Après deux meurtres maquillés en accidents, l’apparition d’un mystérieux carnet et une chasse à l’homme mouvementée sur les remparts de Montreuil, Mylène avait découvert que l’assassin n’était autre que le faux disparu qui voulait éliminer ses concurrents afin d’empêcher la révélation d’une trouvaille archéologique qui démontait ses théories. Tour à tour suspect puis victime, le vieux prêtre à la retraite, ancien curé de l’abbatiale Saint-Saulve, n’avait échappé à la mort que grâce à l’intervention de Mylène. Une solide amitié s’était alors forgée entre la jeune femme et le religieux qui s’était fait un plaisir d’initier son ange gardien à la connaissance de la riche histoire du Pays de Montreuil. Le prêtre attendit que la voiture dépasse le panneau indiquant le séminaire de Montéchort pour engager la conversation. Il n’avait jamais conduit ni possédé de voiture. Il détestait d’ailleurs ce moyen de locomotion et ne prenait généralement que le train. Il existait toutefois des destinations que la SNCF ne desservait pas. – Tu as couru ce matin ? – Non, pas ce matin, je suis restée au lit, j’ai toute la semaine devant moi pour courir ! – Je suis tout de même un peu désolé de t’avoir arraché à la première grasse matinée de tes vacances… Tu dormais quand j’ai appelé ? – Oui ! répondit la jeune femme sans quitter la route des yeux. Elle connaissait par cœur le côté espiègle du vieux prêtre et devinait ce qu’il allait lui annoncer. Elle ne se trompait pas : – 8 h 30, ce n’est pas mal pour un premier réveil de congés payés. L’avenir est à ceux qui se lèvent tôt, et puis… tu ne regretteras pas ta journée ! – Espérons ! – Voyons jeune fille… Il jeta un œil sur le compteur du tableau de bord. – Peux-tu ralentir, nous sommes à plus de 100 km/h… Mylène esquissa un sourire de coin, côté route, et leva le pied. – J’espère que tu as bien étudié la carte routière ? – Oui ! – Alors tu te demandes certainement pourquoi j’ai insisté pour que l’on parte à 9 heures alors qu’il faut à peine une heure trente pour atteindre Amettes ? – Oui ! – Je vais t’expliquer ! Mais avant, je voudrais te remercier une nouvelle fois d’avoir accepté de me conduire chez mon ami le père Eustache. C’était la moindre des choses que de rendre ce petit service à Alexis Pontchartrain avec qui elle avait passé tant de soirées et de dimanches à découvrir les splendeurs de l’histoire de la Côte d’Opale. Le vieux prêtre à la retraite avait été invité par une de ses connaissances à passer quelques jours chez lui à Amettes, un village perdu au cœur de l’Artois, pas très loin de Lillers. Il avait demandé la veille à Mylène de le conduire, et d’aller le rechercher un peu plus tard dans la semaine. La jeune femme avait accepté sans sourciller. – Votre ami nous attend à midi pour déjeuner, nous arriverons vers 10 h 15, au grand maximum 10 h 30, je présume que vous avez prévu une activité, certainement culturelle, probablement historique pour combler ce vide ? – Bien vu ! – Alors, de quoi s’agit-il ? – Connais-tu le village d’Amettes ? – Non, jamais entendu parler ! – Et saint Benoît Labre ? – Non plus ! La Golf ralentit durant la traversée de Maninghem limitée à 70 km/h. – Commençons donc par Amettes : c’est un charmant village niché au fond de la vallée de la Nave, un gros ruisseau qui se jette dans la Lys… et… – Et ? – C’est le village de saint Benoît Labre, le vagabond de Dieu ! – Curieux titre ! – Le saint pauvre de Jésus-Christ ! ajouta le vieux religieux. Il commença alors à raconter l’incroyable vie de saint Benoît Labre, depuis sa naissance et sa jeunesse à Amettes dans une communauté agricole en plein XVIIIe siècle, sa vocation à entrer dans les ordres continuellement mise en échec jusqu’à ce qu’il comprenne que la volonté de Dieu était qu’il vive perpétuellement sur les routes, de prières et d’expédients, une vie de pèlerinage. Il évoqua les multiples voyages à pied un peu partout en Europe, les séjours à Rome durant lesquels il fut surnommé « le pauvre des quarante heures », ses nuits parmi les mendiants dans l’ancien Colisée, là-même où les premiers chrétiens furent martyrisés. Il termina par sa mort à l’âge de trente-cinq ans, à peine plus vieux que le Christ et sa canonisation en 1881. Lorsqu’il s’arrêta enfin de parler, la Golf, après avoir traversé Fruges, suivait une étroite route de campagne qui slalomait entre les bosquets et les collines, reliant une multitude de villages, de hameaux et de lieux-dits. – Sommes-nous bientôt arrivés à destination ? – Nous venons de dépasser Nédon ; la prochaine bourgade, c’est Amettes ! Alors quel est le programme ? – Visite de Amettes, de la maison natale de Benoît et de l’église Saint-Sulpice. Amettes est un haut lieu de pèlerinage ; chaque année, de nombreux chrétiens viennent y prier. Le village attire aussi les curieux, intrigués par l’incroyable destin de Benoît, ainsi que des randonneurs dont il est, en quelque sorte, le saint patron ! Mylène passa une vitesse sans quitter la route des yeux. – Et votre ami, le père Eustache, vous n’en avez pas encore parlé ? Il est prêtre, je crois ? – Oui, en quelque sorte, mais nous aurons l’occasion de parler de lui plus tard, il le fera très bien lui-même d’ailleurs ! Au détour d’un virage, la jeune femme aperçut quelques toitures d’un rouge passé qui émergeaient d’un lit de verdure. – Je pense que nous arrivons, fit-elle. Quelques instants plus tard, le panneau indiquant l’entrée du village confirma son impression. Le véhicule roula encore sur une distance d’un bon kilomètre avant d’atteindre le cœur du village. Mylène stationna sa voiture sur un petit parking qui jouxtait le cimetière au milieu duquel se dressait la petite église. – Alors, par quoi commence-t-on, Saint-Sulpice ou la maison natale ? – La maison natale ! répondit la jeune femme qui éprouvait un besoin vital de se dégourdir les jambes. – Très bien, suis-moi ! Ils sortirent de la voiture, traversèrent la route et s’arrêtèrent devant un escalier de pierre aux bordures disposées en arc de cercle. Trois crucifiés d’albâtre, grandeur nature, cloués en haut d’immenses croix de bois, dominaient une pâture relativement pentue qui glissait vers le fond de la vallée et la maison qui avait vu naître Benoît. Trois autres statues de la même taille et de la même couleur, à la pose et au visage miséricordieux, complétaient un Golgotha qui faisait froid dans le dos tant il semblait à la fois réel et fantasmagorique. Une image pétrifiée par les siècles. Un sentier permettait de gagner directement la fermette, cependant il était possible de contourner la pâture par une voie en dur qui longeait un chemin de croix composé de chapelles blanches et immaculées que la fraîcheur matinale couvrait d’un voile humide et mystérieux. Ils visitèrent la fermette, presque vide à l’exception de quelques anciens meubles et objets soi-disant d’époque, qui respiraient la nostalgie d’un univers révolu, disparu à tout jamais. On avait cherché à reproduire un lieu de vie, vieux de plus de deux siècles sans y inclure la moindre étincelle d’existence, laissant le temps se dessécher, se perdre dans les méandres inconsistants de la matière morte. Mylène frissonna. Non pas que l’atmosphère qui émanait des lieux l’angoissait comme cela peut être le cas dans certains endroits que l’on dit maudits, mais l’émotion surannée qui suintait des murs, l’absence de vie, presque palpable, la touchait indéniablement, la prenait à la gorge, l’étouffait. Elle ne s’attarda pas, jeta un œil rapide à l’étage, redescendit par le second escalier et sortit. Elle respira longuement, s’enivrant de l’air frais. Quelques mots lui revinrent à l’esprit, lus il y a longtemps sur la pochette d’un disque qu’elle écoutait à l’adolescence : « À quoi bon l’immortelle, cette fleur tout à fait morte dont les pétales fanés se dessèchent sous un globe, je préfère l’éphémère dont le vol argenté me rappelle un éternel été… » L’auteur de cette phrase devait être le groupe de rock français Marc Seberg, à moins que ce ne fût Charles Baudelaire… Elle patienta un bon quart d’heure avant de voir réapparaître le père Alexis. – Tout va bien ? lança-t-il. Mylène se contenta de répondre par un hochement de tête. Ils remontèrent lentement jusqu’à la route, longèrent le cimetière et gagnèrent l’entrée de l’église. La jeune femme trouva l’atmosphère beaucoup moins oppressante, plus sereine. Elle prit tout son temps pour lire les multiples informations qui relataient en détails la vie de saint Benoît Labre. Elle jeta un œil à sa montre lorsqu’ils quittèrent l’édifice religieux. Il était presque midi, le temps de rejoindre leur hôte.
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