Les Rivalités-3

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En 1822, malgré les bénéfices que la Restauration apportait aux émigrés, la fortune du marquis d’Esgrignon n’avait pas augmenté. De tous les nobles atteints par les lois révolutionnaires, aucun ne fut plus maltraité. La majeure portion de ses revenus consistait, avant 1789, en droits domaniaux résultant, comme chez quelques grandes familles, de la mouvance de ses fiefs, que les seigneurs s’efforçaient de détailler afin de grossir le produit de leurs lods et ventes. Les familles qui se trouvèrent dans ce cas furent ruinées sans aucun espoir de retour, l’ordonnance par laquelle Louis XVIII restitua les biens non vendus aux Émigrés ne pouvait leur rien rendre ; et, plus tard, la loi sur l’indemnité ne devait pas les indemniser. Chacun sait que leurs droits supprimés furent rétablis, au profit de l’État, sous le nom même de Domaines. Le marquis appartenait nécessairement à cette fraction du parti royaliste qui ne voulut aucune transaction avec ceux qu’il nommait, non pas les révolutionnaires, mais les révoltés, plus parlementairement appelés Libéraux ou Constitutionnels. Ces royalistes, surnommés Ultras par l’Opposition, eurent pour chefs et pour héros les courageux orateurs de la Droite, qui, dès la première séance royale, tentèrent, comme monsieur de Polignac, de protester contre la charte de Louis XVIII, en la regardant comme un mauvais édit arraché par la nécessité du moment, et sur lequel la Royauté devait revenir. Ainsi, loin de s’associer à la rénovation de mœurs que voulut opérer Louis XVIII, le marquis restait tranquille, au port d’armes des purs de la Droite, attendant la restitution de son immense fortune, et n’admettant même pas la pensée de cette indemnité qui préoccupa le ministère de M. de Villèle, et qui devait consolider le trône en éteignant la fatale distinction, maintenue alors malgré les lois, entre les propriétés. Les miracles de la Restauration de 1814, ceux plus grands du retour de Napoléon en 1815, les prodiges de la nouvelle fuite de la Maison de Bourbon et de son second retour, cette phase quasi-fabuleuse de l’histoire contemporaine surprit le marquis à soixante-sept ans. À cet âge, les plus fiers caractères de notre temps, moins abattus qu’usés par les évènements de la Révolution et de l’Empire, avaient au fond des provinces converti leur activité en idées passionnées, inébranlables ; ils étaient presque tous retranchés dans l’énervante et douce habitude de la vie qu’on y mène. N’est-ce pas le plus grand malheur qui puisse affliger un parti, que d’être représenté par des vieillards, quand déjà ses idées sont taxées de vieillesse ? D’ailleurs, lorsqu’en 1818 le Trône légitime parut solidement assis, le marquis se demanda ce qu’un septuagénaire irait faire à la cour, quelle charge, quel emploi pouvait-il y exercer ? Le noble et fier d’Esgrignon se contenta donc, et dut se contenter du triomphe de la Monarchie et de la Religion, en attendant les résultats de cette victoire inespérée, disputée, qui fut simplement un armistice. Il continuait donc alors à trôner dans son salon, si bien nommé le Cabinet des Antiques. Sous la Restauration, ce surnom de douce moquerie s’envenima lorsque les vaincus de 1793 se trouvèrent les vainqueurs. Cette ville ne fut pas plus préservée que la plupart des autres villes de province des haines et des rivalités engendrées par l’esprit de parti. Contre l’attente générale, du Croisier avait épousé la vieille fille riche qui l’avait refusé d’abord, et quoiqu’il eût pour rival auprès d’elle l’enfant gâté de l’aristocratie de la ville, un certain chevalier dont le nom illustre sera suffisamment caché en ne le désignant, suivant un vieil usage d’autrefois suivi par la ville, que par son titre ; car il était là le CHEVALIER comme à la cour le comte d’Artois était MONSIEUR. Non seulement ce mariage avait engendré l’une de ces guerres à toutes armes comme il s’en fait en province, mais il avait encore accéléré cette séparation entre la haute et la petite aristocratie, entre les éléments bourgeois et les ciments nobles réunis un moment sous la pression de la grande autorité napoléonienne ; division subite qui fit tant de mal à notre pays. En France, ce qu’il y a de plus national, est la vanité. La masse des vanités blessées y a donné soif d’égalité ; tandis que, plus tard, les plus ardents novateurs trouveront l’égalité impossible. Les Royalistes piquèrent au cœur les Libéraux dans les endroits les plus sensibles. En province surtout, les deux partis se prêtèrent réciproquement des horreurs, et se calomnièrent honteusement. On commit alors en politique les actions les plus noires pour attirer à soi l’opinion publique, pour capter les voix de ce parterre imbécile qui jette ses bras aux gens assez habiles pour les armer. Ces luttes s’y formulèrent en quelques individus. Ces individus, qui se haïssaient comme ennemis politiques, devinrent aussitôt ennemis particuliers. En province, il est difficile de ne pas se prendre corps à corps, à propos des questions ou des intérêts qui, dans la capitale, apparaissent sous leurs formes générales, théoriques, et qui dès lors grandissent assez les champions pour que monsieur Laffitte, par exemple, ou Casimir Périer respectent l’homme dans monsieur de Villèle ou dans monsieur de Peyronnet. Monsieur Laffitte, qui fit tirer sur les ministres, les aurait cachés dans son hôtel, s’ils y étaient venus le 29 juillet 1830. Benjamin Constant envoya son livre sur la religion au vicomte de Chateaubriand, en l’accompagnant d’une lettre flatteuse où il avoue avoir reçu quelque bien du ministre de Louis XVIII.À Paris, les hommes sont des systèmes, en Province les systèmes deviennent des hommes, et des hommes à passions incessantes, toujours en présence, s’épiant dans leur intérieur, épiloguent leurs discours, s’observant comme deux duellistes prêts à s’enfoncer six pouces de lame au côté, à la moindre distraction, et tachant de se donner des distractions, enfin occupés à leur haine comme des joueurs sans pitié. Les épigrammes, les calomnies y atteignent l’homme sous prétexte d’atteindre le parti. Dans cette guerre faite courtoisement et sans fiel au Cabinet des Antiques, mais poussée à l’hôtel du Croisier jusqu’à l’emploi des armes empoisonnées des Sauvages ; la fine raillerie, les avantages de l’esprit étaient du côté des nobles. Sachez-le bien : de toutes les blessures, celles que font la langue et l’œil, la moquerie et le dédain sont incurables. Le Chevalier, du moment où il se retrancha sur le Mont-Sacré de l’aristocratie, en abandonnant les salons mixtes, dirigea ses bons mots sur le salon de du Croisier ; il attisa le feu de la guerre sans savoir jusqu’où l’esprit de vengeance pouvait mener le salon de du Croisier contre le Cabinet des Antiques. Il n’entrait que des purs à l’hôtel d’Esgrignon, de loyaux gentilshommes et des femmes sûres les unes des autres ; il ne s’y commettait aucune indiscrétion. Les discours, les idées bonnes ou mauvaises, justes ou fausses, belles ou ridicules, ne donnaient point prise à la plaisanterie. Les Libéraux devaient s’attaquer aux actions politiques pour ridiculiser les nobles ; tandis que les intermédiaires, les gens administratifs, tous ceux qui courtisaient ces hautes puissances, leur rapportaient sur le camp libéral des faits et des propos qui prêtaient beaucoup à rire. Cette infériorité vivement sentie redoublait encore chez les adhérents de du Croisier leur soif de vengeance. En 1822, du Croisier se mit à la tête de l’industrie du Département, comme le marquis d’Esgrignon fut à la tête de la noblesse. Chacun d’eux représenta donc un parti. Au lieu de se dire sans feintise homme de la Gauche pur, du Croisier avait ostensiblement adopté les opinions que formulèrent un jour les 221. Il pouvait ainsi réunir chez lui les magistrats, l’administration et la finance du Département. Le salon de du Croisier, puissance au moins égale à celle du cabinet des Antiques, plus nombreux, plus jeune, plus actif, remuait le Département ; tandis que l’autre demeurait tranquille et comme annexé au pouvoir que ce parti gêna souvent, car il en favorisa les fautes, il en exigea même quelques-unes qui furent fatales à la Monarchie. Les Libéraux, qui n’avaient jamais pu faire élire un de leurs candidats dans ce département rebelle a leurs commandements, savaient qu’après sa nomination du Croisier siégerait au centre gauche, le plus près possible de la Gauche pure. Les correspondants de du Croisier étaient les frères Keller, trois banquiers, dont l’aîné brillait parmi les dix-neuf de la Gauche, phalange illustrée par tous les journaux libéraux, et qui tenaient par alliance au comte de Gondreville, un pair constitutionnel qui restait dans la faveur de Louis XVIII. Ainsi l’Opposition constitutionnelle était toujours prête à reporter au dernier moment ses voix visiblement accordées à un candidat postiche, sur du Croisier, s’il gagnait assez de voix royalistes pour obtenir la majorité. Chaque élection, où les royalistes repoussaient du Croisier, candidat dont la conduite était admirablement devinée, analysée, jugée par les sommités royalistes qui relevaient du marquis d’Esgrignon, augmentait encore la haine de l’homme et de son parti. Ce qui anime le plus les factions les unes contre les autres, est l’inutilité d’un piège péniblement tendu. En 1822, les hostilités, fort vives durant les quatre premières années de la Restauration, semblaient assoupies. Le salon de du Croisier et le Cabinet des Antiques, après avoir reconnu l’un et l’autre leur fort et leur faible, attendaient sans doute les effets du hasard, cette Providence des partis. Les esprits ordinaires se contentaient de ce calme apparent qui trompait le trône ; mais ceux qui vivaient plus intimement avec du Croisier savaient que chez lui comme chez tous les hommes en qui la vie ne réside plus qu’à la tête, la passion de la vengeance est implacable quand surtout elle s’appuie sur l’ambition politique. En ce moment, du Croisier, qui jadis blanchissait et rougissait au nom des d’Esgrignon ou du Chevalier, qui tressaillait en prononçant ou entendant prononcer le mot de Cabinet des Antiques, affectait la gravité d’un sauvage. Il souriait à ses ennemis, haïs, observés d’heure en heure plus profondément. Il paraissait avoir pris le parti de vivre tranquillement, comme s’il eût désespéré de la victoire. Un de ceux qui secondaient les calculs de cette rage froidie, était le Président du Tribunal, monsieur du Ronceret, un hobereau qui avait prétendu aux honneurs du Cabinet des Antiques sans avoir pu les obtenir. La petite fortune des d’Esgrignon, soigneusement administrée par le notaire Chesnel, suffisait difficilement à l’entretien de ce digne gentilhomme qui vivait noblement, mais sans le moindre faste. Quoique le précepteur du comte Victurnien d’Esgrignon, l’espoir de la maison, fut un ancien Oratorien donné par Monseigneur l’Évêque, et qu’il habitât l’hôtel ; encore lui fallait-il quelques appointements. Les gages d’une cuisinière, ceux d’une femme de chambre pour mademoiselle Armande, du vieux valet de chambre de monsieur le marquis et de deux autres domestiques, la nourriture de quatre maîtres, les frais d’une éducation pour laquelle on ne négligea rien, absorbaient entièrement les revenus, malgré l’économie de mademoiselle Armande, malgré la sage administration de Chesnel, malgré l’affection des domestiques. Le vieux notaire ne pouvait encore faire aucune réparation dans le château dévasté, il attendait la fin des baux pour trouver une augmentation de revenus due soit aux nouvelles méthodes d’agriculture, soit à l’abaissement des valeurs monétaires, et qui allait porter ses fruits à l’expiration de contrats passés en 1809. Le marquis n’était point initié aux détails du ménage ni à l’administration de ses biens. La révélation des excessives précautions employées pour joindre les deux bouts de l’année, suivant l’expression des ménagères, eût été pour lui comme un coup de foudre. Chacun le voyant arrivé bientôt au terme de sa carrière, hésitait à dissiper ses erreurs. La grandeur de la maison d’Esgrignon, à laquelle personne ne pensait ni à la Cour, ni dans l’État ; qui, passé les portes de la ville et quelques localités du département, était tout à fait inconnue, revivait aux yeux du marquis et de ses adhérents dans tout son éclat. La maison d’Esgrignon allait reprendre un nouveau degré de splendeur en la personne de Victurnien, au moment où les nobles spoliés rentreraient dans leurs biens, et même quand ce bel héritier pourrait apparaître à la Cour pour entrer au service du Roi, par suite épouser, comme jadis faisaient les d’Esgrignon, une Montmorency, une Rohan, une Grillon, une Fesenzac, une Bouillon, enfin une fille réunissant toutes les distinctions de la noblesse, de la richesse, de la beauté, de l’esprit et du caractère. Les personnes qui venaient faire leur partie le soir, le Chevalier, les Troisville (prononcez Tréville), les La Roche-Guyon, les Castéran (prononcez Catéran), le duc de Gordon habitués depuis longtemps à considérer le grand marquis comme un immense personnage, l’entretenaient dans ses idées. Il n’y avait rien de mensonger dans cette croyance, elle eût été juste si l’on avait pu effacer les quarante dernières années de l’histoire de France. Mais les consécrations les plus respectables, les plus vraies du Droit, comme Louis XVIII avait essayé de les inscrire en datant la Charte de la vingt-et-unième année de son règne, n’existent que ratifiées par un consentement universel : il manquait aux d’Esgrignon le fond de la langue politique actuelle, l’argent, ce grand relief de l’aristocratie moderne ; il leur manquait aussi la continuation de l’historique, cette renommée qui se prend à la cour aussi bien que sur les champs de bataille, dans les salons de la diplomatie comme à la Tribune, à l’aide d’un livre comme à propos d’une aventure, et qui est comme une Sainte-Ampoule versée sur la tête de chaque génération nouvelle. Une famille noble, inactive, oubliée est une fille sotte, laide, pauvre et sage, les quatre points cardinaux du malheur. Le mariage d’une demoiselle de Troisville avec le général Montcornet, loin d’éclairer le Cabinet des Antiques, faillit causer une rupture entre les Troisville et le salon d’Esgrignon qui déclara que les Troisville se galvaudaient.
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