III-1

2004 Mots
IIILes maharajahs de Bangore avaient compté parmi les plus puissants des souverains qui se partageaient l’Hindoustan. Ils se disaient d’une race divine, issue de Brahma, et l’un d’eux, dans des temps reculés, s’était fait offrir des sacrifices humains, et adorer comme un dieu. Ils possédaient des richesses immenses, enfouies dans des lieux secrets. Tous les trésors de Golconde n’étaient rien, assurait-on, près de ceux dont ils disposaient. Race orgueilleuse, ils ne voulurent pas plier devant le conquérant. Oumra-Sing, alors régnant, fut dépouillé de sa souveraineté, après une longue résistance. On ne lui laissa que son palais de Madapoura, et les trésors mystérieux que nul n’aurait su découvrir. Oumra-Sing continua de vivre là où il avait passé toute son existence. Mais il envoya en France son fils aîné afin qu’il s’y instruisît à l’européenne. Et il ne s’opposa pas à son mariage avec une Française, une jeune fille de noble famille qu’avaient séduit les beaux yeux du jeune prince. De cette union naquit Toweg-Sing. Celui-ci épousa une Hindoue, fille, elle aussi, d’un prince dépossédé, et qui mourut jeune encore, laissant au maharajah un fils, Maun-Sing. Toweg-Sing semblait avoir complètement oublié les griefs de ses ancêtres contre la puissance conquérante, et les efforts tentés à plusieurs reprises, par son aïeul, pour reconquérir sa souveraineté. Il vivait fastueusement à Paris et dans les lieux à la mode, et s’occupait beaucoup de son fils, dont il dirigeait lui-même l’éducation. On le disait très intelligent, très artiste. Il se montrait dans le monde, causait avec agrément, et, si l’on faisait allusion à la puissance passée de sa race, répondait avec un léger mouvement d’épaules : – Que voulez-vous, la vie est un jeu de bascule ! Un peuple monte, l’autre descend... Après tout, je trouve l’existence charmante, telle que je la mène. Il souffrait cependant d’une grave maladie de foie, et c’était elle qui l’avait emporté, deux ans auparavant. Maintenant le maharajah de Bangore, l’héritier de la vieille race était Maun-Sing. Au moment où Nestor Broquerel arrivait à la villa, le jeune prince se trouvait dans un salon du rez-de-chaussée, occupé à entendre la lecture des Védas, livres sacrés du brahmanisme, que lui faisait Dhaula, assis près de lui sur un petit siège bas. Maun-Sing, à demi enfoncé dans les coussins de soie d’un divan, caressait d’une main distraite une jeune panthère couchée près de lui. La blancheur de ses vêtements faisait ressortir la fine matité du beau visage, la teinte sombre de la chevelure, et surtout les magnifiques yeux noirs, ardents et profonds, qui rêvaient, tandis que le prince écoutait la voix nette du brahme. Un air doux et léger, des parfums délicats entraient par les fenêtres ouvertes sur des jardins harmonieusement dessinés, que terminait au loin un bois d’orangers. Une petite pendule ancienne, sur une console de marbre rosé, faisait entendre son lent tic-tac. En face, une table de porphyre supportait deux petites statues d’or massif, aux yeux faits d’émeraudes magnifiques, qui représentaient les dieux Brahma et Siva. Pendant une demi-heure encore, Dhaula continua de lire. La panthère s’était glissée sur les genoux du jeune prince, et là, pelotonnée comme un gros chat, elle dormait paisiblement. Maun-Sing, d’un geste, interrompit tout à coup le brahme. – C’est assez maintenant, Dhaula... Voici trois heures. Je vais m’habiller pour me rendre au golf. Le brahme ferma le livre et se leva. Incliné, presque agenouillé, il baisa la main du maharajah et sortit à reculons. Dans la pièce voisine, un serviteur, qui semblait l’attendre, s’approcha de lui. – Que veux-tu, Dikari ? – Un homme demande à te parler, seigneur. Et il lui présentait une carte. Le brahme y jeta un coup d’œil, et murmura : – Ah ! Broquerel ! Une lueur avait jailli de son regard. – Introduis-le, ordonna-t-il. Nestor attendait depuis une demi-heure, à l’entrée de la villa. Au bout d’un certain temps, ne voyant pas reparaître le messager, il s’était informé près de l’autre serviteur qui demeurait immobile sur les marches de marbre, telle une statue. L’Hindou, en le toisant avec mépris, répondit : – Le seigneur vient quand il veut. Attends. Rongeant son frein, Broquerel se mit à marcher de long en large devant la villa. Il était arrivé au bout de sa patience, quand le premier serviteur reparut et l’introduisit dans un salon élégant, qui communiquait par une baie avec la salle de billard. Mais là encore, il dut subir une longue attente, avant de voir apparaître Dhaula. Le brahme, répondant légèrement à son salut, demanda froidement : – Que désirez-vous ? – Voilà... Monsieur... Nestor n’avait pas coutume d’être embarrassé, en aucune circonstance, cependant, il se sentait tout gêné devant cet étranger aux yeux énigmatiques. – ... Ma femme m’a dit que vous étiez venu voir la petite fille endormie que j’ai ramenée chez moi il y a plus de deux mois. Il paraît que vous connaissez la cause du sommeil ? L’Hindou inclina affirmativement la tête. – En effet. – Et vous avez dit qu’elle pourrait ne pas se réveiller ? – Elle ne se réveillera pas, à moins que ne le veuille le tout-puissant Vichnou. Nestor demeura un moment interloqué. Qu’est-ce que Vichnou venait faire là-dedans ?... Et que fallait-il penser de cette réponse ? Il balbutia : – Ne pourriez-vous pas m’indiquer le moyen ?... Cette pauvre petite... ce serait terrible de la laisser mourir comme cela ! Le brahme dit de sa voix brève : – La mort n’est rien. C’est le passage après lequel on retrouve la vie. Laissez l’enfant dormir. Elle ne souffre pas. Un jour, la mort la prendra doucement, et vous coucherez son corps dans un de vos cimetières fleuris. Cette fois, Broquerel éclata. – Comment ?... Ah ! par exemple, laissez-moi vous dire que vous avez des idées... Non, mais !... ça serait trop facile de signer ainsi le billet mortuaire des gens ! Nous autres, monsieur, nous soignons tant qu’il y a un souffle de vie. L’Hindou, impassible, le regardait, avec un léger sourire de raillerie sur ses lèvres minces. – Nous aussi, en certains cas. Mais ici, réfléchissez... L’enfant est, sans doute possible, victime d’une machination. Elle a des ennemis qui, en admettant qu’elle revienne à la vie, la menaceront probablement toujours... Puis, sans cela même, quelle serait son existence ? Sans famille, recueillie par charité, portant le poids de ce mystère, elle souffrira toute sa vie. Laissez la destinée s’accomplir pour elle. Broquerel dit énergiquement : – Ça, non, non ! Ce qui adviendra d’elle est le secret de la Providence. Mais moi, je ne connais que mon devoir, qui est de la disputer à la mort... Et je ferai tout pour cela ! Le brahme répliqua tranquillement : – Soit, c’est votre affaire ! Et il ébaucha un geste pour congédier le visiteur. Mais Nestor avait retrouvé son aplomb. Il demanda : – Connaissez-vous les moyens à employer pour enlever l’enfant à ce sommeil ? Le brahme eut un étrange sourire. Pendant quelques secondes, il resta silencieux. Puis il dit froidement : – Je n’ai pas à répondre à cette question. – Comment ?... vous ne voulez pas répondre ?... Voilà, par exemple, qui est un peu fort ! L’excellent Broquerel sentait l’indignation lui monter au cerveau. – Cela veut dire que vous le connaissez, ce moyen... mais que vous ne voulez pas... Dédaigneusement, Dhaula laissa tomber ces mots : – Je n’ai pas d’explications à vous donner. – Il est certain que vous êtes libre ! Mais moi je le suis aussi de vous dire que c’est odieux, ce que vous faites là !... Et il se trouvera des gens pour penser que vous savez à quoi vous en tenir sur cette aventure mystérieuse ! Une sorte de rire sourd gonfla la gorge du brahme. – Vous voulez dire qu’on m’accusera d’avoir endormi cette enfant ? Je voudrais voir cela !... Ce serait, en vérité, fort intéressant ! Il raillait, avec une flamme mauvaise au fond des prunelles. Nestor, furieux, leva les épaules en marmottant : – C’est abominable ! Il n’y avait plus qu’à s’en aller. Cet homme, il le sentait, resterait complètement insensible à toutes les considérations. Avec un indistinct « Bonsoir », Broquerel gagna la porte et sortit du salon. Il s’arrêta brusquement. À l’extrémité du vestibule aux murs de marbre blanc apparaissait le jeune maharajah, vêtu à l’européenne, cette fois, et portant avec aisance son élégante tenue de joueur de golf. Sur son passage, cinq ou six Hindous qui se trouvaient là se prosternaient, le front contre terre. Maun-Sing effleura du regard Nestor Broquerel. Puis il échangea un coup d’œil avec le brahme, qui apparaissait derrière le visiteur, et adressait au prince un signe mystérieux, en écartant trois doigts de la main droite et en laissant retomber lentement les autres. Sur un signe du maharajah, Dhaula s’approcha. Ils échangèrent quelques mots, dans la langue rajpoute. Puis Maun-Sing s’éloigna. Et le brahme revint à Nestor, qui suivait des yeux le bel adolescent, mince et souple, à l’allure nonchalante. Avec son calme hautain, Dhaula annonça : – Sa Hautesse daigne avoir la fantaisie de voir cette enfant. Et elle la réveillera, si tel est son bon plaisir. La physionomie du bon Nestor exprima le plus complet ahurissement. – Ce petit jeune homme ?... Il saura ? En le foudroyant d’un regard méprisant, le brahme répondit : – Maun-Sing sait tout. Demain, il se rendra chez vous. Mais gardez le silence à ce sujet. Il déplairait fort à Sa Hautesse de se voir entouré de curieux, et en ce cas, elle ne ferait pas agir sa puissance en faveur de l’enfant. – Bien, je me tairai, soyez sans crainte ! Même chez moi, je ne dirai pas un mot, car il faut toujours se méfier de la langue des femmes. Donc, à demain, c’est convenu ? – À demain, dans l’après-midi. Nestor salua et sortit. Une automobile s’éloignait à ce moment, emmenant le jeune maharajah. Broquerel pensa : « J’ai de la chance d’être sorti juste comme il passait ! Sans cela, l’autre allait me faire la farce de ne rien dire, et de laisser mourir la petite !... Vilain type, va ! Mais il faut savoir encore s’ils ne se fichent pas de moi, tous les deux ! Ça me semble bien bizarre, cette histoire-là ! Ce petit maharajah, qui aura le pouvoir de réussir là où ont échoué de bons médecins... Non, je n’y crois guère ! Il est rudement joli garçon, par exemple ! Et quels yeux !... des yeux pas ordinaires, évidemment... Enfin, on verra. Il faut tout essayer, pour ne pas se faire de reproches. » Quels que fussent ses doutes, Nestor vécut jusqu’au lendemain dans une impatience fébrile. Ainsi qu’il l’avait dit au brahme, il ne soufflait mot de la visite annoncée. Aux questions de sa femme et de tante Manette, relativement à sa démarche, il avait répondu : – L’Hindou n’a dit ni oui ni non... C’est un original... On verra. Le docteur Briard, qu’il rencontra le lendemain matin, courant chez un malade atteint d’apoplexie, lui demanda au passage, avec un hâtif serrement de main : – Eh bien ! tu as vu ton charlatan ? – Oui... Et charlatan, il m’en a tout l’air ! – Ah ! ah !... Quand je te le disais ! Et le docteur s’éloigna, avec un petit signe d’ironie à l’adresse de son ami. Vers deux heures, Nestor commença de se promener comme un ours en cage, du salon à la salle à manger, où Antonine parcourait le journal, tandis que tante Manette reprisait des bas, près de la fenêtre. Il n’était pas sûr du tout que ces gens-là vinssent comme ils l’avaient dit ! De plus en plus, cela lui paraissait une vaste farce. Et il en ressentait un agacement qui se traduisait par ce va-et-vient, et par de fréquentes secousses données à la barbe rousse. Parfois, il s’arrêtait devant le divan où reposait l’enfant, et la contemplait longuement. Pauvre mignonne, si jolie, avec ses beaux cils soyeux, d’un brun doux, et ses cheveux blonds ! Dire qu’elle allait peut-être mourir comme cela, sans qu’on pût rien faire... rien faire ! Nestor serrait les poings, en mâchonnant des paroles de colère à l’adresse du brahme, qui avait dit avec tant de calme : – Laissez la destinée s’accomplir pour elle ! Eh ! parbleu oui, il faudrait bien, s’il n’y avait pas moyen de faire autrement ! Mais, en conscience, on devait tout essayer pour l’enlever à la mort, pour déjouer le plan de ses ennemis. Car enfin, elle avait peut-être des parents qui la pleuraient, cette petite !... Et, un jour ou l’autre, elle était susceptible de les retrouver. Ce n’était pas impossible du tout. On avait donné son portrait dans maints journaux et magazines, en racontant sa tragique aventure. Ceux à qui on l’avait enlevée pouvaient un jour la reconnaître. Et ils sauraient aussi à qui s’adresser pour la retrouver. Nestor venait pour la dixième fois vers la salle à manger, quand un bruit de moteur attira son attention. Il pensa avec un battement de cœur : « Serait-ce eux ? » Et, vivement, il alla ouvrir la porte. Oui, c’était l’automobile du maharajah, avec ses domestiques hindous. À l’intérieur étaient assis le jeune prince et Dhaula. La voiture s’arrêta devant la maison Broquerel. Le domestique sauta à terre et vint ouvrir la portière. Maun-Sing descendit, suivi du brahme, et s’avança vers Nestor qui faisait quelques pas en s’inclinant. Le maharajah dit, dans le meilleur français : – Je viens voir cette enfant, monsieur. Veuillez me conduire près d’elle. Il avait une voix au timbre pur, harmonieux, et à l’intonation impérative. Dans la blancheur mate de son visage, les yeux noirs étincelaient de volonté hautaine.
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