Chapitre 18 : Les Nouvelles Racines
LE POINT DE VUE DE LÉO
Je quittai Matteo dans la cuisine en emportant mon café. Le goût était amer et parfait. La maison, elle, vibrait d’un calme trompeur — le genre de silence qui annonce les grandes manœuvres. J’avais dit l’essentiel : si Romano m’empêchait d’être avec Isabella, la guerre ne se terminerait pas par un traité. Maintenant, il fallait prouver que je n’étais pas qu’un héritier blessé. Il fallait CONSTRUIRE. Mon objectif principal maintenant est de ruiner Romano, lui couper toute l'oxygène.
À neuf heures, j’étais Via Merulana, devant un ancien théâtre fermé depuis trente ans. Façade écaillée, rideau de fer tagué rien qui donne envie d’entrer. C’était parfait.
Matteo fit jouer la serrure. Nous traversâmes le vestibule plongé dans le noir. L’odeur de poussière fut balayée par un souffle d’air : au sous-sol, la lumière s’alluma sur un espace entièrement refait. Béton ciré, panneaux acoustiques, tables hautes en noyer, murs couverts d’écrans. Mon siège d’opérations.
— Tu ne fais jamais les choses à moitié, souffla Matteo.
— Non, dis-je. Et aujourd’hui, je ne fais rien à découvert.
Une vingtaine de personnes déjà sur place. Jeunes. Regards nets. Une moitié d’italiens expatriés revenus de Londres, Zurich, Tel-Aviv. L’autre moitié : des profils venus par recommandation, triés à l’os. Pas de bravade, pas de chaînes en or. Des cerveaux.
Je montai sur l’estrade improvisée.
— Bonjour. Je suis Leonardo. Si vous êtes là, c’est que je vous dois une chose : de la clarté.
Silence. Les écrans derrière moi se mirent à dérouler un organigramme propre, sans fioritures.
— Nous lançons Sentinella Global Security. Sur le papier : cybersécurité, audit de conformité, investigation numérique, protection d’infrastructures critiques. Notre premier client : nous-mêmes. Notre mission réelle : verrouiller nos flux, ouvrir ceux des autres, et garder toujours un coup d’avance.
Je pointai trois zones sur la carte : Civitavecchia, Gênes, Gioia Tauro.
— Les ports sont des goulots. Qui tient le goulot tient la gorge. Romano et… d’autres… s’y croient chez eux. À partir d’aujourd’hui, ce n’est plus vrai. On va déplacer l’oxygène.
Une main se leva : Ilaria, veste sombre, queue-de-cheval, accent milanais.
— Vous voulez du hacking pur ou de la pression réglementaire ?
— Les deux, répondis-je. Honnête quand c’est utile. Sale quand il faut.
Rires discrets. Matteo hocha la tête : il aimait quand les choses étaient dites sans costume.
— Équipe Alpha : vous auditez nos propres réseaux, vous les rendez imprenables. Équipe Beta : veille légale, assurance, conformité. Je veux que chaque conteneur Romano ait subitement besoin de trois papiers de plus. Équipe Gamma : open source intelligence — suivez les hommes, pas les logos. Les habitudes. Les erreurs. On ne tire pas à vue : on coupe les veines.
Je descendis, posai les deux mains sur la table centrale.
— Dernier point. Ici, pas d’héroïsme inutile. On travaille propre. Pas d’ego. Si ça tourne mal, vous disparaissez vingt-quatre heures. Je récupère. C’est mon rôle.
Ils acquiescèrent. Je vis dans leurs regards autre chose que la peur : de la foi. Parfait.
(Nettoyage interne)
À midi, les vieux lieutenants occupaient encore un bout de mon monde. Il fallait les déraciner sans brûler la terre.
— Fais entrer Bianchi, dis-je.
Marco Bianchi, col ouvert, parfum trop lourd, s’assit face à moi. Je le laissai transpirer dix secondes.
— Tu gères le port de Civitavecchia jusqu’à ce soir, Marco. À partir de demain, c’est Ilaria qui prend les opérations.
Il écarquilla les yeux.
— Quoi ? Don… Leonardo, j’ai vingt ans de maison !
— Et vingt plaintes de dockers, trois contrôles fiscaux et deux demandes de rançon que j’ai dû payer pour tes oublis. Le temps de l’improvisation est terminé.
Il se redressa, hésita à hausser la voix, croisa Matteo du regard, renonça.
— Et… moi, alors ?
— Tu gardes ton salaire, pas ton territoire. Tu conseilles. Tu apprends à te taire. Si dans trois mois les chiffres remontent, on en reparle.
Il serra les dents, se leva, maugréa. Je ne l’arrêtai pas. La peur utile devait circuler.
Deuxième entretien : Carlo Mancini. Le serpent.
— Je te retire Naples, Carlo.
— C’est personnel ?
— C’est professionnel. Et tu devrais t’en réjouir : moins de tentations.
Je lui tendis un dossier : photos, relevés, une camionnette « perdue » qui apparaissait miraculeusement dans un entrepôt Romano.
— La prochaine fois, je ne discute pas. Tu perds tes doigts.
Il comprit. Il baissa les yeux. Pour la première fois depuis des années, il se tut.
À quatorze heures, ma nouvelle garde était en place : Ilaria aux ports, Yanis (polyglotte, Zurich) pour la conformité, Noah (Tel-Aviv) pour l’infra réseau, Giulia (Rome) pour les juges et les assurances. Je signai quatre contrats, dix-huit lettres de mission, eruptures délicates. Sans tirer une balle, je venais de changer l’ADN de la maison.
— On commenn comm Gênes, dis-je à Ilaria devant le mur d’écrans. La caméra satellitaire montrait les terminaux comme des circuits imprimés.
— Les conteneurs Romano à destination du Maghreb ? demanda-t-elle.
— Ceux-là. On déclenche zéro-day assurance.
Elle sourit. Un plan déroula :
— Combien de temps avant l’effet ? demanda Matteo, derrière moi.
— Vingt-quatre à quarante-huit heures pour le bruit. Une semaine pour la casse, répondis-je.
Yanis ajouta :
— Et nous avons un juge administratif à Savone qui adore les dossiers « trop propres ». Je peux lui en servir un. Suspendre temporairement une autorisation de transit, façon « prudence excessive ».
— Fais-le. Prudent, mais inévitable.
Je pris mon téléphone. Un message d’Isabella attendait :
« Tu travailles aujourd’hui ? Ou tu domines le monde ? » Un demi-sourire m’échappa. Je tapai : « Je déplace des pièces. Ce soir, 21h ? » Trois points apparurent. S’éteignirent. Revinrent. « D’accord. Tant que tu ne me demandes pas d’apporter une couronne. »
Je rangeai le téléphone. Mon monde passait à la vitesse supérieure.