Chapitre 8

1616 Mots
Chapitre 8 LE POINT DE VUE D'ISABELLA Je descendis les dernières marches, les talons claquant doucement sur le marbre, et c’est là que je le vis. Enzo De Luca, impeccable comme toujours, costume noir parfaitement ajusté, sourire mesuré mais chaleureux. — Isabella, dit-il en s’avançant. Vous êtes radieuse aujourd’hui. Je lui tendis la main, et il la serra avec cette fermeté qui inspire le respect, ni trop, ni trop peu. Je levai un sourcil, amusée par l’attention. — Merci, répondis-je avec un petit sourire hautain, habituée aux compliments mais toujours contente de sentir qu’ils ont un effet. — Où allez-vous, aussi radieuse ? demanda-t-il, les yeux pétillants d’un intérêt presque paternel. — M’amuser, Enzo, lançai-je en haussant les épaules. Après tout, il faut bien profiter un peu de la vie. Il secoua la tête, sourire amusé, les rides de son visage se creusant légèrement. — Oh, les jeunes d’aujourd’hui… Dans notre temps, ce n’était pas aussi beau, ni aussi simple. Je ne pus m’empêcher de répondre avec un petit rire moqueur : — Ah, vous voulez dire quand vous deviez vous battre pour chaque sourire, chaque plaisir… Je suppose que c’était amusant à votre manière. Je levai un doigt, un peu pressée par le temps, et ajoutai en vitesse : — Mais je n’ai pas vraiment le temps pour de longs discours, Enzo. Il fronça légèrement les sourcils, curieux, et demanda : — Romano est là ? Je me tournai vers lui, un sourire espiègle sur les lèvres : — Entrez, il saura… Et sans plus attendre, je repris ma route, talons frappant le sol, sac sur l’épaule, laissant derrière moi le sourire indulgent d’Enzo et sa légère résignation face à la jeunesse d’aujourd’hui. LE POINT DE VUE D'ENZO DE LUCA Je restai à l’entrée, observant la villa avec ce mélange de respect et de calcul que la famille De Luca m’inspire depuis des décennies. Je saluai Don Romano d’un hochement de tête mesuré et inclinai légèrement la tête devant sa femme, comme le veut la politesse dans ce genre de rencontres. — Laisse-nous un moment, dit Romano à sa femme d’un ton sec, presque cérémonial. Elle acquiesça, comprenant sans mot que cette discussion n’était pas pour elle, et quitta la pièce avec toute la grâce que son rôle exigeait. Nous nous installâmes dans les fauteuils massifs du salon. Une servante passa avec un plateau d’argent, portant une bouteille de vin rouge et deux verres parfaitement alignés. Nous trinquâmes, gestes précis, le verre entre les doigts comme un symbole de puissance et de contrôle. — Le fils est revenu, lâchai-je, la voix basse mais ferme. Romano hocha la tête. — Oui. Léonardo est là. Je fronçai les sourcils. — Ce n’était pas prévu. Je ne l’aurais jamais imaginé revenir si vite. Romano, imperturbable, répondit avec cette assurance qui colle à ceux qui connaissent leur force : — C’est normal. De Luca est mort. Je pris une gorgée de vin, le goût riche et sombre se répandant sur ma langue, me donnant un moment pour mesurer mes mots. — J'étais à deux doigts de reprendre l’empire de mon frère, Romano. Deux doigts seulement. Mais sa présence, maintenant… elle complique beaucoup de choses. Romano me fixa, patient, attendant que je continue. — Et il y a un autre point… dis-je en posant le verre sur la table. J’ai dit à Léonardo que j’étais à la tête de l’empire De Luca. Et tu ne devineras jamais… il a osé me répondre que je n’étais à la tête de rien. Il croit vraiment ce qu’il dit. Romano écarquilla légèrement les yeux, un léger sourire à peine perceptible sur les lèvres. — Ah bon ? Il a dit ça ? — Oui, répondis-je, sec. Et crois-moi, ce n’est pas qu’un simple manque de respect. C’est un défi, un signal que les choses ne vont pas se passer comme prévu. Je posai mes coudes sur les accoudoirs, me penchant légèrement vers lui, pesant mes mots. Dans ce silence, le vin et les regards parlaient plus que les phrases : le monde que nous connaissons vacille sous nos mains, et l’arrivée du fils De Luca ne faisait qu’ajouter un jeu de tensions que nous savions dangereux. — Nous allons devoir réfléchir sérieusement à nos prochains mouvements, conclurai-je, la voix basse mais chargée d’intention. Romano hocha la tête, silencieux, les yeux fixés sur le verre vide que je tenais encore entre mes doigts. Le fils est revenu, et avec lui, tout le jeu change. Il posa son verre, regarda la table, puis releva les yeux vers moi. « Ce n’a pas été simple de se débarrasser de De Luca, » dit-il, sans hâte. Je sentis mes doigts se crisper autour du verre. Le passé remonta : réunions, compromis, promesses avalées, mains sales qu’on lave dans l’argent. Ça, je ne le disais pas. C’était un poids qu’on portait sans le raconter. « Et maintenant, le fils se pointe, » continua-t-il. « Si ce gamin devient un obstacle, on n’aura pas le choix : on l’élimine. » Il prononça le mot comme on prononce une évidence, comme si le monde pouvait se réarranger sur commande. J’entendais dans sa voix l’odeur du calcul. Je baissai les yeux un instant, mes pensées allées ailleurs à la villa, aux funérailles, au frisson que j’avais vu dans les regards quand il avait parlé. Je répondis, sans détour parce que les mensonges demandent de l’énergie : « Il est déjà un obstacle. » Romano hocha la tête, satisfait d’entendre ce que je pensais. « Sa présence complique tout, » dit-il. « Tu sais combien ça a été compliqué d’avoir la tête de De Luca. On a payé de la patience, des arrangements, des coups de fil qui ferment des bouches. » Je connaissais la route qu’il décrivait : chemins détournés, promesses qu’on tient quand ça rapporte, trahisons qu’on scelle par des signatures. Je la reconnais, cette carte déjà jouée. Et je sentais, sous la phrase, la demande qui suivrait. Il se pencha légèrement, comme pour me confier un secret d’alcôve, et parla plus bas. « Occupe-toi de ton neveu, Enzo. » Le ton faisait moins autorité qu’une supplique calculée la supplique d’un homme qui veut convaincre en donnant l’illusion d’un choix. Je pris un souffle long. Mon sang, celui des De Luca, parlait encore en moi. Il y avait de la loyauté mêlée à du froid calcul ; je n’étais pas un homme d’un bloc. Je ne pouvais pas prétendre que j’étais le type capable d’abattre un homme comme on abat un arbre. « Moi, seul ? » dis-je. « Je ne peux pas faire ça sans aide. » Romano me fixa, et son regard était d’acier poli. « Si tu veux que je t’aide, » dit-il, « tu lègues une part des biens De Luca. » La proposition tomba dans la pièce comme une pierre lancée dans un puits. Argent contre service. Pouvoir contre trahison. Tout avait un prix. Je sentis la bile me monter à la gorge. Je lui avais donné sa part après la mort de mon frère une reconnaissance, un pactole pour le silence, pour l’entretien des dettes à régler. Pour moi, c’était suffisant. C’était ce que je savais demander, ce que je pouvais accepter sans renier qui j’étais. « La part que t'as reçue à la mort de De Luca était largement suffisante, » répliquai-je. Mais je savais déjà que mes mots n’étaient que des écailles sur un poisson plus gros. Romano prit une autre gorgée, le liquide rouge coulant comme un rappel. Il posa sa main sur le verre, réfléchit, puis acheva d’un ton tranchant : « C’était pour m’occuper de De Luca. Maintenant il y a son fils. C’est un nouveau partenariat qui s’impose. » Il ne disait pas « on », il sous-entendait « nous ». Un nouveau contrat de silence, une redistribution des parts sous forme de loyers sur un territoire qui bouge. Je vis, derrière la phrase, les alliances se recomposer, les noms qui changent de case sur l’échiquier. Je mesurai le poids de la décision. Protéger mon sang ou protéger ce que j’avais bâti en acceptant le compromis. J’avais porté la famille comme on porte un lest : parfois ça sauve, parfois ça enchaîne. Je pouvais sentir la maison De Luca vaciller sous la tension d’un fils qui revint plus vite que prévu. Et je savais que, si j’acceptais le nouveau marché, ce ne serait pas seulement une affaire d’argent ce serait un renversement, une reddition déguisée. Je laissai un silence. Un de ces silences qui en disent long. Les mots non prononcés racontaient déjà des scènes que l’on n’évoque jamais à voix haute. Je n’allais pas dévoiler ici les détails des propositions, ni comment les choses se feraient. Certains passages, on les tait pour s’en défendre. J’écrasai le fond de verre et, sans le regarder, murmurai : « Je vais y réfléchir. » Romano sourit un sourire qui sait que la réflexion est souvent le prélude à la reddition. Nous trinquâmes de nouveau, mais le bruit du verre sonna creux dans ma poitrine : on venait de négocier l’avenir d’un enfant, la mémoire d’un frère, le prix d’une loyauté. Et, en me levant, je compris que j’étais pris dans un filet où je n’étais plus seulement oncle, ni simple gardien. J’étais un homme partagé entre la tendresse qui me rattachait à un neveu et la logique froide qui réclamait que l’on remette les choses à leur place à la manière de ceux qui veulent gouverner. Je quittai la pièce avec un poids au cœur et des mots que je gardai pour moi : certains choix se font au nom de la survie, et d’autres, au nom de la trahison.
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