II

3055 Mots
IIAnne Fauveclare était une sœur de Melchior, plus jeune que lui d’une quinzaine d’années. Orpheline de bonne heure, élevée par une tante du côté maternel, elle avait peu connu son frère jusqu’à l’époque où celui-ci, devenu veuf, l’avait appelée près de lui pour qu’elle s’occupât de ses deux enfants. Anne venait alors d’avoir seize ans. Elle s’était donnée à cette tâche avec un tendre dévouement, avec un tact et une patience bien nécessaires près d’une nature vive, ardente, volontaire, comme celle d’Isabelle et plus encore près de l’enfant, de l’adolescent douloureux, fantastique, concentré, que Melchior méprisait pour sa faiblesse et sa disgrâce physique. Anne Fauveclare avait aujourd’hui vingt-cinq ans. Sa petite dot n’attirait point les épouseurs et l’on connaissait d’ailleurs sa résolution de ne pas se marier. Pour élever ses neveux, elle n’était pas entrée au couvent, comme l’y portait son désir ; mais elle vivait dans la pratique d’une solide, fervente et discrète piété, d’une simplicité, d’une bonté évangélique. Un peu avant l’heure du souper aux Belles Colonnes, Mlle Fauveclare achevait de revêtir la robe de faille noire tout unie qui représentait sa toilette de cérémonie, quand Isabelle entra, toute bondissante selon sa coutume. – Tante Anne, ma robe est bien vieille ! Entre deux doigts, de chaque main, elle prenait un pli de la jupe en popeline gris pâle très fanée pour la tendre vers Anne. – Je le sais bien, enfant. Mais je doute que ton père soit disposé à t’en acheter une autre. Si je puis économiser quelque chose sur mon petit revenu, cette année... Isabelle lâcha la jupe et saisit la main de Mlle Fauveclare sur laquelle ses lèvres mirent un chaud b****r. – Non, non, petite tante ! Vous vous privez déjà tant pour Aubert et pour moi ! Cette robe peut très bien aller encore... et tant pis si Mme la comtesse de Villaferda ne la trouve pas à son goût ! Isabelle, sur ces mots, fit une pirouette. Anne, avec un sourire mélancolique, ouvrit un carton posé sur une table, près d’elle, et y prit une collerette de mousseline finement brodée. – Ta mère me la donna quelques années après son mariage, pour ma fête. Mets-la ce soir, ma petite fille. Elle la posa elle-même sur le corsage de popeline, en égalisa les plis d’un doigt léger. Son regard tendre considérait la vivante physionomie d’Isabelle, en ce moment un peu pensive. – Tante, papa n’a point paru fâché qu’Aubert refuse de venir ? La fillette levait sur Anne des yeux sérieux et assombris. – En effet, ma chérie. Après un court silence, Isabelle dit avec effort : – Je pense qu’il a honte de lui... parce qu’il n’est pas fort, qu’il est un petit peu contrefait... Oh ! tante, comme ce serait... comme ce serait mal ! Une douloureuse et ardente protestation vibrait dans la voix d’Isabelle, allumait une flamme dans le vert doré de ses yeux. – Tais-toi, enfant ! Ne juge pas ton père ! dit Anne avec un frémissement dans la voix. Sa main se posa un instant sur les cheveux soyeux enfermés ce soir dans une résille de soie noire. Isabelle, en étouffant un soupir, dit à mi-voix : – Non, non, tante, je ne peux pas juger ! D’en bas, une voix d’homme appela : – Es-tu prête, Anne ? Isabelle alla ouvrir la porte sur un signe d’Anne Fauveclare qui répondit : – Me voici, Melchior. En quelques gestes légers, Anne paracheva son austère toilette. Puis elle descendit avec sa nièce. Dans la salle voûtée, un homme de haute taille et de large carrure se promenait de long en large. Il s’arrêta pour jeter un coup d’œil sur les arrivantes et dit brièvement : – Allons. Lui portait une redingote démodée, qui eût peut-être donné à un autre l’apparence légèrement ridicule. Mais, comme la plupart des Fauveclare, il avait grand air, en quelque tenue que ce fût. Ses cheveux châtains un peu grisonnants étaient soignés, ainsi que la barbe en pointe terminant le visage maigre et brun, aux méplats saillants. Melchior Fauveclare avait une mine froide et concentrée qui s’harmonisait avec son caractère tenace, ou plutôt obstiné, inaccessible à tout motif d’affection ou de bonté, aussitôt que quelque intérêt matériel se trouvait en jeu. Ses compagnes et lui sortirent du logis pour aller frapper à la massive porte de chêne qui donnait accès dans la cour de la maison voisine. Un serviteur espagnol en culotte courte les introduisit, en passant sous les arcades, dans un salon où presque aussitôt apparut une grande et mince jeune personne d’une vingtaine d’années, vêtue de soie noire, qui salua gracieusement et dit en un français teinté d’accent étranger : – Dona Encarnacion vous attend. Elle souleva une portière et les invités de la comtesse la suivirent dans la pièce voisine, qui était un grand salon peint à fresques, ouvrant par deux larges portes sur le patio. Anne et Isabelle connaissaient la maison des Belles Colonnes, que leur avait fait visiter le vieil homme préposé à la garde de cette demeure. Aubert, avec sa sœur, était venu l’année précédente essayer de dessiner quelque motif des fresques où, trois siècles auparavant, un artiste inconnu avait représenté les jardins d’Armide. Ils s’étaient arrêtés longuement devant l’enchanteresse qui, étendue sur un lit de fleurs, considérait avec une énigmatique ironie Renaud agenouillé à ses pieds. Mais aujourd’hui, la première chose que vit la fillette en entrant dans le salon, ce fut un panneau flottant de tapisserie qui cachait Armide et son amoureux chevalier. Près d’une table d’ébène incrustée d’ivoire et d’argent, dona Encarnacion était assise dans un grand fauteuil sculpté dont les bras représentaient deux chimères. En réponse au salut de Melchior, d’Anne et d’Isabelle, elle inclina lentement sa tête coiffée d’une mantille de dentelle blanche qui laissait voir des cheveux d’un blond chaud et doré. Puis elle dit, sur un ton poli et froid : – Je suis heureuse de vous revoir, mes cousins. Bien qu’elle parlât correctement le français, elle employait toujours la langue espagnole quand elle se savait comprise de ses interlocuteurs, comme c’était le cas ici, tous les Fauveclare de Franche-Comté, depuis Denys, ayant pour tradition de la faire apprendre à leurs enfants. Près de Mme de Villaferda, une petite forme claire se leva, dans un bruissement de soie. Un étroit visage ambré, de très grands yeux noirs, une petite bouche farouchement serrée, apparurent dans les plis de la mantille blanche disposée avec grâce sur de lourdes boucles noires comme l’ébène. – Dona Enriqueta, ma belle-fille, dit Mme de Villaferda. Et, avec un petit signe de tête amicalement protecteur vers la jeune personne vêtue de noir, elle ajouta : – Mlle Claudia de Winfeld, une jeune parente qui me tient aimablement compagnie. Mlle de Winfeld s’inclina gracieusement, avec un sourire qui montra de jolies dents. Mais le salut de la petite comtesse fut par contre froid, contraint, et aucune parole de bienvenue ne sortit de cette petite bouche serrée, aucune lueur d’intérêt n’apparut dans les prunelles sombres qui enveloppaient d’un rapide coup d’œil les arrivants. – N’aurons-nous pas le plaisir de voir bientôt don Rainaldo ? demanda poliment Melchior Fauveclare, tout en prenant place sur un des sièges que lui désignait Mme de Villaferda. – Il sera ici dans quelques jours, probablement. Lui est passé par Paris, où il avait affaire, tandis que nous venions directement ici. Après une courte pause, dona Encarnacion ajouta, et sa voix prit à cet instant une intonation de mépris presque haineux : – Je déteste Paris. Le regard d’Enriqueta s’anima, lança une flamme en s’attachant, l’espace de quelques secondes, sur le mince visage clair et dur où les yeux couleurs d’olive ne répandaient que froideur et contentement altier de soi-même. Puis la physionomie de la jeune femme reprit son impassibilité presque farouche. Isabelle, obéissant machinalement à un geste aimable de Mlle de Winfeld, s’était assise sur une chaise à dossier sculpté par un habile artiste du XVIe siècle. Bien qu’elle ne fût pas très timide, ce premier contact avec dona Encarnacion l’impressionnait un peu. Car elle ne l’avait jamais vue auparavant, pas plus qu’Anne d’ailleurs, qui ne se trouvait pas encore à Favigny quand la noble dame y avait fait précédemment un court séjour. Or, dès le premier coup d’œil, toutes deux pensaient que la vieille Donatienne, leur servante, n’avait peut-être pas tort dans le jugement sévère qu’elle portait sur Mme de Villaferda : « C’est une orgueilleuse, la pire orgueilleuse, qui croit qu’elle seule a toutes les vertus et qui voudrait mettre tout le monde à ses pieds. » Mais l’attention d’Isabelle se retirait bientôt de dona Encarnacion pour se porter sur la jeune comtesse, près de qui elle se trouvait assise. Dona Enriqueta demeurait silencieuse, les mains croisées sur sa jupe d’épais taffetas gris perle. Elle semblait froide, tranquille comme une statue. À peine, de temps à autre, entre les paupières ambrées, un éclair du regard annonçait-il que cette étrange petite personne était bien vivante. Elle fut ainsi pendant tout le repas, servi dans la grande salle à manger tendue d’ancien cuir cordouan. Assise en face de dona Encarnacion, elle paraissait complètement indifférente à ce qui l’entourait. La politesse froide de sa belle-mère ne semblait d’ailleurs guère plus accueillante. Mais Mlle de Winfeld sauvait la situation. Placée en face d’elle, près de dona Enriqueta, Isabelle pouvait l’examiner tout à loisir. Elle avait un charmant visage, dont la chevelure d’un noir bleuté faisait ressortir la parfaite blancheur. On n’eût pu rêver plus angélique douceur que celle de son sourire, de son regard, de sa voix un peu lente. Ses manières étaient d’une femme du monde ; un observateur y eût peut-être découvert un peu d’affectation et, dans l’apparente simplicité de sa toilette sombre, une élégance très étudiée. Mais elle avait des gestes fort gracieux, des expressions de physionomie séduisantes. Elle témoignait aux hôtes de la comtesse une amabilité discrète et parlait avec agrément, en femme intelligente dont l’esprit est bien cultivé. Dona Encarnacion, à une question que lui fit Melchior Fauveclare sur la durée de son séjour, répondit que, très probablement, elle passerait l’été à Favigny avec son fils et sa belle-fille. Don Rainaldo avait eu, l’hiver précédent, la fièvre typhoïde ; il n’en était pas complètement remis et comptait beaucoup sur ce changement d’air, sur l’atmosphère pure et vivifiante du pays, pour retrouver la parfaite santé dont il avait joui jusqu’alors. – Afin de mieux atteindre ce but, ajouta la comtesse, il a l’intention d’habiter surtout la maison des Eaux Vertes où il se trouvera en pleine forêt. – Pour un jeune homme de vingt ans, le lieu est bien mélancolique et solitaire ! fit observer Melchior. – Rainaldo a des goûts très sérieux ; il aime les livres, le dessin, il est un cavalier intrépide et un marcheur infatigable. Bien certainement, il ne s’ennuiera pas aux Eaux Vertes. Du reste, il descendra probablement assez souvent ici. – Et vous, dona Enriqueta, ne trouvez-vous pas trop austère ce logis dans la forêt ? demanda Anne Fauveclare. Le souper se terminait sans que la jeune comtesse eût ouvert la bouche. Les hôtes des Belles Colonnes ignoraient encore le son de sa voix. À la question d’Anne, faite sur un ton de doux intérêt, la bouche serrée parut hésiter à se détendre pour une réponse. Mais avant qu’elle pût s’ouvrir, dona Encarnacion dit brièvement : – Enriqueta n’ira pas aux Eaux Vertes... Son mari a décidé qu’elle demeurerait ici. Les cils noirs très longs qui bordaient les paupières de la jeune femme battirent légèrement. Mais dona Enriqueta continua de garder le silence, en ne témoignant d’aucune façon les sentiments que pouvait lui inspirer cette décision. – Cette petite comtesse serait-elle muette ? dit un peu plus tard Melchior Fauveclare, quand, ayant quitté les Belles Colonnes, il franchit avec ses compagnes le seuil de son logis. Anne répliqua sans hésitation : – Bien plus certainement, je la crois dominée despotiquement par sa belle-mère. – Hum ! oui, sans doute. Despote, elle doit l’être sans conteste, dona Encarnacion. Mais la jeune femme a un air... comment dirais-je ?... un air assez farouche et désagréable. – Je l’aurais encore bien davantage à sa place ! s’écria Isabelle. Dans la salle voûtée, elle s’arrêtait près de son père en secouant sa petite tête avec vivacité. – ... S’il fallait que je vive avec cette Mme de Villaferda... Oh ! ce serait abominable ! Elle doit être si dure, si autoritaire... – La paix, Isabelle, interrompit sèchement M. Fauveclare, en abaissant une main lourde sur l’épaule de sa fille. Tu n’as pas à juger une parente de cet âge et de cette situation. Elle peut avoir des raisons pour tenir sévèrement cette toute jeune belle-fille qui, je le répète, ne m’a point produit une impression agréable. Le contraste était frappant entre elle et cette demoiselle de Winfeld, vraiment charmante, et que dona Encarnacion paraît traiter assez affectueusement. – Elle te plaît, Melchior ? dit Anne. Elle enlevait lentement la petite pointe de dentelle jetée sur ses cheveux en quittant les Belles Colonnes. Pensivement, elle ajouta : – Je n’aime guère cette physionomie. Elle est jolie, oh ! très jolie ! Gracieuse, intelligente aussi... Mais je ne sais pourquoi... – Non, tu ne sais pourquoi... Des idées de femme, sans aucun fondement. Attends au moins de l’avoir vue plus d’une fois pour nous donner ton avis. Cette observation, faite sur le ton sec et tranchant trop habituel à Melchior Fauveclare, n’amena aucun signe extérieur de contrariété ou de tristesse sur le visage d’Anne. Mais le teint blanc d’Isabelle se colora fugitivement, un éclair passa dans les beaux yeux sur lesquels battaient des cils soyeux et foncés. D’un air contraint, la fillette présenta son front au froid b****r paternel, après que M. Fauveclare eut serré mollement la main tendue par Anne, qui disait avec calme : « Bonsoir, Melchior. » Puis la tante et la nièce gagnèrent l’escalier, tandis que Melchior, éteignant le lumignon qui éclairait avec parcimonie la salle d’entrée déjà complètement obscure en cette soirée de l’été commençant, se dirigeait ensuite vers la salle des Chasses où il avait sans doute quelque compte à finir. À moitié de l’escalier, Isabelle mit son bras sous celui d’Anne et appuya tendrement sa tête contre la jeune fille. – Tante Anne, elle ne me plaît pas non plus, cette demoiselle de Winfeld, dit-elle à mi-voix. – Fais ton profit de l’observation que vient de m’adresser ton père, mon enfant, répliqua Mlle Fauveclare avec une douce fermeté. Il n’est pas bon, en effet, de se montrer si prompte à l’antipathie, dès une première entrevue. Mais Isabelle secoua vivement la tête : – Tout ce que dira papa ne pourra jamais me changer à ce sujet ! Il y a des gens que j’aime dès le premier coup d’œil et d’autres... Je ne me suis pas encore trompée sur les bons et les méchants, avouez-le, chère tante ? Anne eut un sourire léger : – Il est certain que tu as assez de coup d’œil. Mais il ne faut rien exagérer. Nous allons dire bonsoir à Aubert ? – Bien sûr ! Il n’est certainement pas encore couché. En baissant davantage la voix, Isabelle ajouta : – Il sera bien fâché quand il saura que don Rainaldo doit habiter aux Eaux Vertes ! Peut-être refusera-t-il de nous y suivre cet été, à cause de cela ? Un pli soucieux parut un instant sur le beau front d’Anne Fauveclare. – Il en est capable, hélas ! Pourvu que cela n’amène pas un conflit entre son père et lui ! Avec un petit pli amer aux lèvres, Isabelle murmura : – Papa lui laissera faire ce qu’il veut, parce que cela lui est égal... Elles montaient toutes deux à tâtons. Melchior Fauveclare avait des principes d’économie qui n’autorisaient pas Donatienne à éclairer l’escalier, fût-ce à l’aide du moindre lumignon. Guidée par l’habitude, Isabelle alla frapper à une porte. – Tante Anne et moi venons te dire bonsoir, Aubert. – Entrez, entrez ! répondit le jeune homme. Il était assis devant une table sur laquelle tombaient les derniers reflets du crépuscule. Une fenêtre étroite et longue, semblable à une grande meurtrière, laissait entrer par son vitrail ouvert un air pur, légèrement rafraîchi par l’haleine venue de la haute montagne. Aubert un coude à la table, tenait les yeux fixés sur un livre ouvert devant lui. À l’entrée d’Anne et d’Isabelle, il leva la tête en disant, avec une pointe de sarcasme : – Cette intéressante soirée ne s’est guère prolongée, ce me semble ? – Que trop encore, pour l’agrément que nous y trouvions ! Isabelle venait à son frère, glissait un bras autour du cou mince et mettait un b****r sur le front trop chaud. – As-tu la fièvre, ce soir, cher Aubert ?... demanda la fillette avec sollicitude. – Non... mais la chaleur a été forte aujourd’hui. J’ai besoin d’aller respirer là-haut. Voyez-vous quelque inconvénient à nous y installer un peu plus tôt cette année, tante Anne ? Isabelle appuya sa joue contre la chevelure brune, comme pour chercher à atténuer par ce geste de tendresse la contrariété qu’allait éprouver son frère. Anne fit deux pas, qui la rapprochèrent d’Aubert. – Aucun, cher ami, si ton père le permet, ce dont je ne doute point. Il faudra seulement, cette année, nous arranger d’un voisinage... – Un voisinage ? Aubert levait la tête, en attachant sur sa tante un regard de surprise où déjà se montrait l’irritation. – Les Villaferda auraient-ils l’idée d’y loger quelqu’un ? – Don Rainaldo lui-même, qui a été malade et recherche un air vivifiant... – Don Rainaldo ?... Ah ! ah !... Bon ! Ces diverses exclamations suivirent un crescendo de colère. Sans rudesse, mais avec un peu d’impatience, Aubert écarta Isabelle et repoussa nerveusement le livre ouvert sur la table. Anne Fauveclare dit, avec un calme apparent : – Ce sera un peu gênant, naturellement, mais en prenant soin, dès le premier moment, de montrer que nous tenons à sauvegarder toute notre indépendance, je ne crois pas que... Un vif mouvement d’Aubert l’interrompit. Le jeune homme se leva, montrant dans le jour crépusculaire un visage durci, aux lèvres frémissantes. – Non point !... Ce que j’aime aux Eaux Vertes, ce qui en rend le séjour si favorable à ma santé, c’est précisément l’absence de tout voisinage, la grande paix sévère du lac et de la forêt. Puisque nous n’y serons pas seuls cette année, je n’irai pas, voilà tout. – Mais, Aubert, tu sais bien que ce changement d’air et de séjour t’est nécessaire ? dit anxieusement Isabelle. – Peu importe ! Je ne saurais en éprouver aucun bien, du moment où il faudrait partager cet air et ce séjour avec don Rainaldo de Villaferda. L’accent d’Aubert, la lueur échappée à son regard, révélaient une si âpre rancune qu’Anne et Isabelle tressaillirent d’une même émotion pénible. – Mais, mon enfant, c’est donc une véritable haine que tu as pour ton cousin ? s’écria Mlle Fauveclare avec une angoisse dans la voix. Il ne répondit pas et détourna légèrement la tête. Anne mit sur son épaule une main douce et ferme. – Aubert, comment conserves-tu en ton âme un pareil sentiment ? Ne te rends-tu pas compte de la faute que tu commets ainsi, mon pauvre enfant ? – Je ne suis pas obligé d’avoir de la sympathie pour lui ! dit-il entre ses dents serrées. – Non, certes ! Mais on sent chez toi quelque chose de plus que l’antipathie ordinaire... un ressentiment v*****t, dont je ne puis comprendre le motif... – Laissons cela, voulez-vous, petite tante ? interrompit brusquement Aubert. Parlez-moi plutôt de votre soirée, de dona Encarnacion, qui est certainement demeurée la plus grande orgueilleuse de toutes les Espagnes, de dona Enriqueta, qui doit être bien heureuse près d’une pareille belle-mère... Il parlait avec une ironie où il essayait de mettre quelque gaieté. Mais ni sa sœur ni Anne ne s’y trompèrent. La sensibilité à vif, l’orgueil frémissant de cette âme malade, vibraient en cet instant avec une intensité qui pâlissait le maigre visage et donnait aux yeux noirs un éclat de souffrance. Anne retint un soupir d’inquiétude, tandis qu’Isabelle, essayant de retrouver sa verve habituelle, retraçait pour son frère la monotonie solennelle de la soirée, en faisant des deux comtesses et de la jolie Claudia de Winfeld un portrait précis, avec cette conclusion : – Nous nous sommes bien ennuyées, tante et moi !... Papa aussi, je crois, bien qu’il ne veuille pas en convenir ! Enfin, heureusement, nous n’aurons pas souvent l’occasion d’aller aux Belles Colonnes !
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