Imprudent ! well, et le gardien ! s’il avait entendu les chiens !… – Ah ! il y a un gardien !… » Et je m’aplatis. Elle s’aplatit près de moi. Son doigt me désigne, à travers les arbres, sur la gauche, éclairé par la lune, un toit. C’est la loge du gardien, au coin de la grande grille qui ouvre sur le boulevard. Enfin, elle se redresse, en me frappant sur l’épaule : « Le gardien n’a rien entendu, nous sommes O.K. !… » Trousseau de clefs, petit outil, porte ouverte. Dans le jardin, nous faisons le tour, sur la droite, d’un tertre gazonné en pente, au sommet duquel se dresse un kiosque au toit de branches, d’une rusticité classique. Nous glissons comme des ombres. Je regarde la matraque d’Helena et je souhaite pour le gardien, autant que pour nous, qu’il ne se réveille pas. Il me semble bien que j’ai fini de faire le trembleur. Je suis assez content de moi, pour une première fois, pour une vraie première fois. Sous nos semelles de corde, nos pas ne s’entendent point, même sur le gravier des allées. Il embaume, ce jardin. Est-ce que M. Jacob aimerait les fleurs ? Ça me gênerait. Nous longeons des serres. Nous arrivons sur les derrières de l’hôtel. Nous n’avons plus rien à craindre du gardien. Une porte de véranda. J’admire Helena. Quelle dextérité ! quel sang-froid ! quelle sûreté de main ! Deux pesées et nous n’avons plus qu’à nous présenter. Nous sommes dans l’hôtel. Mon Dieu ! comme c’est simple ! Jamais je ne me serais imaginé que c’était aussi simple que cela ! Heureusement que ça ne se sait pas ! Ceux de la partie ne s’en vantent pas, évidemment, pour ne pas augmenter la concurrence ! Je ne dis pas que c’est un métier de tout repos, mais enfin il y en a de plus dangereux, quoique honnêtes. Déjà, je suis en train de « plastronner ». C’est que je m’épate moi-même. En vérité, là-bas, aux Charmilles, quand j’opérais pour rire : eh bien ! je ne riais pas du tout. J’étais profondément ému. J’ai fait du chemin ! Soudain, un geste d’Helena rabat ma superbe. Elle écoute, tout simplement. Aurait-elle entendu quelque chose ?… Elle a sorti sa petite lanterne sourde. La dernière chose que j’ai vue c’est sa matraque… On doit donner des coups terribles avec ce petit serpent noir de caoutchouc. J’ai entendu dire qu’un coup solide, bien placé, assomme un homme ! On peut tuer avec ça !… Horreur ! je sens qu’elle me glisse sa matraque dans la main… Je soupire : « Helena !… – Stupid boy ! ça n’est pas pour s’en servir, elle me gêne !… – Il n’y a personne, dans l’hôtel ?… – Si ! Au second… Une gouvernante et une petite fille ! » Je m’affole : « Mon Dieu !… – Oh ! ne pleurez pas, « bébé à panades ». Pleurez pas !… J’ai apporté ce qu’il faut… du chloroforme pour la gouvernante… – Et, pour… la petite fille ? – Une barre de chocolat ! Montons, la galerie est au premier… » Derrière la lanterne sourde, nous gravissons le large escalier encombré d’antiquailles. Et nous voici dans la galerie. Des meubles, des vases, des bijoux anciens, des toiles sur les murs et, sous des vitrines, de merveilleuses dentelles des Flandres. La flèche de lumière glisse sur toutes ces richesses vraies ou fausses. Seules, les dentelles intéressent Helena qui, après avoir détaché la vitre de la pointe aiguë d’un diamant de travail, jette tout le paquet à nos pieds. Nous traversons ensuite une grande pièce dont les murs sont recouverts des fameuses tapisseries de Bayeux. Helena regrette de ne pouvoir les emporter sans courir trop de risques. Elle hésite cependant une seconde. Je me vois déjà ployant sous les tentures comme un portefaix, car, enfin, il faut bien que je serve à quelque chose. Nous sommes enfin devant la porte qui ferme le petit salon aux Rubens, mais ils sont sous clef et double verrou de sûreté. Dix minutes de travail. Au moment où la porte cède, un craquement qui me déchire l’âme. Nous voici changés en statues. Cinq minutes de silence, mais rien ne vient nous troubler. Est-ce bête d’avoir des peurs pareilles pour un petit bruit comme ça dans la nuit ! Helena, j’en suis sûr, n’a pas peur, elle ! Elle reste cinq minutes immobile parce que c’est certainement recommandé après un bruit insolite par le parfait manuel des cambrioleurs. Allons ! je vois que cela va mieux !… Et puis une femme et une petite fille ! Hein ? Même si elles ont entendu quelque chose… Je les vois d’ici ; tremblant d’épouvante sous leurs couvertures. C’est moi Croquemitaine ! Nous ne perdons pas de temps en appréciations plus ou moins artistiques sur les Rubens. Moi je n’aime pas les Rubens. Ses femmes, ça n’est pas mon genre. Helena m’avoue qu’elle ne les aime pas non plus. Mais nous faisons comme si nous les aimions. Helena a vite fait de les détacher de leurs cadres et de les rouler. Elle me les passe. Elle me charge aussi des dentelles des Flandres. Mais elle m’a repris la matraque et elle marche devant. J’ai l’air d’un déménageur. J’ai soif. Je prendrais bien un coup de pinard. Helena connaît les usages. Nous pénétrons dans la cuisine où nous dénichons un litre de vin rouge, un siphon, un litre d’eau-de-vie et, dans le garde-manger, un morceau de fromage de gruyère. Avec un quignon de pain, voilà notre affaire. Et nous faisons le casse-croûte sur le coin de la table de bois blanc, soigneusement raclé. Ça n’est pas un repas de théâtre, un souper de cambrioleurs à la manque comme aux Charmilles. On a fait du vrai travail et on se restaure, comme des ouvriers. Helena coupe sa croûte et mange son fromage sur le pouce, en me regardant avec un sourire silencieux qui en dit long sur l’estime que je commence à lui inspirer. Un coup de gniole… Nous choquons nos verres. Elle m’embrasse et nous mêlons nos haleines ouvrières. Et j’ai trouvé que cette petite scène avait bien son charme, elle aussi ! Maintenant, nous roulons sur la route avec notre butin. À Évreux, nous nous sommes arrêtés devant une auto qui stationnait au coin d’une rue. Helena m’a repoussé dans le fond, s’est chargée des paquets, du rouleau, a tout jeté dans l’autre auto dont la portière s’était ouverte à notre arrivée : conciliabule dans l’auto fantôme. La portière se rouvre et Helena me rejoint. J’ai pu craindre un moment qu’elle me plantât là. Imagination stupide ! Helena m’aime… Elle est revenue avec deux cents billets et un chèque de cent mille. Démétrius ne fait peut-être pas une aussi belle affaire que ça ! Les dentelles ne sont pas si étonnantes qu’on le dit et les Rubens l’embarrasseront bien s’il ne parvient pas à les faire passer en Amérique ! D’abord, sont-ce des Rubens ? On dit l’avis des experts assez partagé. Qui peut se vanter, aujourd’hui, de démêler le vrai et le faux ? « Les billets sont-ils faux ? » demandai-je. Elle m’embrassa : « Ah ! Rudy, voilà comme je vous aime !… Eh bien, comment trouvez-vous notre petite expédition ? – Vous disiez vrai, Helena, c’est très rigolo ! – Et pas de remords ? » Je pensais à la bonne figure que ferait, le lendemain, « Monsieur Jacob ». « Aucun, Helena, aucun !… »
Le lendemain, Spad passait le premier le poteau d’une courte tête. En vérité, si je fais la somme de toutes les émotions par lesquelles je suis passé depuis ma seconde visite à Durin, je dois avouer qu’elle n’atteint pas, de loin, l’émoi indescriptible où me jeta cette fin de course. J’avais perdu toute direction de moi-même. Je n’avais plus rien d’un homme, c’est-à-dire d’un être héritier de plusieurs civilisations. J’étais devenu un animal, exactement un chien. Je mordais les jarrets d’une autre bête au galop et je jappais, j’aboyais. J’aboyais : « Spad !… Spad !… Spad !… » Autour de moi, d’autres animaux, mes semblables, étaient pris du même délire et Lady Helena aussi aboyait : « Spad ! Spad ! » avec une voix de cuisinière. J’avais assisté plusieurs fois à ce genre de convulsions et cela m’avait incité à une grande pitié. Mais je sais aujourd’hui que, dans cette crise, il ne faut pas plaindre tout le monde. Pour notre part, Helena et moi, nous ramassions cent cinquante mille francs chacun. Nous avions bien travaillé pour les books ; malheureusement, notre gain eût été autrement considérable si Helena n’avait oublié qu’elle devait 10 000 louis à Jack, qui les lui retint. J’aurais consenti assez facilement à mettre, en ce qui me concerne, la petite somme qui me revenait de côté, mais Helena me regardait d’un tel air que je mis tout dans son sac. « Je veux, me dit-elle, vous apprendre à mépriser l’argent ! » Et, comme il faisait très chaud, nous nous dirigeâmes vers le buffet. À ce moment, nous nous trouvâmes pris dans une forte bousculade, autour d’un gros homme qui venait de s’affaisser. Et nous reconnûmes dans le corps que l’on emportait « Monsieur Jacob » lui-même. Près de lui, Abraham Moritz expliquait que l’on venait d’apporter à M. Jacob un télégramme lui annonçant le cambriolage de son hôtel et la disparition de ses Rubens : « Vous gombrenez, ça lui a bordé un goup, au pauv’ vieux, avec une chaleur bareille ! » Nous invitâmes Abraham Moritz à se désaltérer avec nous, ce qu’il ne refusa point, et nous nous attendrîmes de compagnie sur les malheurs de M. Jacob : « Moi, expliqua-t-il, je ne serais jamais tranquille si j’avais des tableaux !… des tableaux, ça ne peut pas se mettre dans un coffre-fort ! » Il nous quitta pour aller chercher des nouvelles de M. Jacob. Quand il revint, il était tout pâle : « Il est mort, nous dit-il. Il n’avait pas le cœur bien solide !… C’est malheureux, un homme si riche !… Les gambrioleurs l’ont assassiné !… » La cloche du Grand Prix se faisait entendre. Nous quittâmes le buffet, et Abraham nous laissa « pour chouer au mutuel le tuyau que ce bauvre Jacob lui avait donné avant de mourir ». C’était un tuyau crevé. Quand nous revîmes Abraham, il injuriait le mort. Quant à moi l’événement ne m’avait pas autrement bouleversé. Ce Jacob était si antipathique ! Tout de même quand je pensais la veille à la figure qu’il ferait, je ne pensais pas, certes, à celle d’un macchabée. Honnêtement, j’aurais renoncé à la partie où Helena me conviait, j’en étais sûr, et ma conscience s’en trouvait bien consolée. Helena me dit : « Vous supportez bien l’accident, Rudy ! Il faut ! Le Bon Dieu l’a puni ! C’était un malhonnête homme ! » Quand je pense encore à la facilité avec laquelle j’acceptaisalors la mort de M. Jacob, je suis tout étourdi de cette rapidité avec laquelle je descendais l’escalier obscur conduisant à l’abîme où se confondent le bien et le mal. Mais il n’est point rare que les plus vertueux, après la première faute, étonnent les vieux chevaux de retour par la hâte qu’ils mettent à rattraper le temps perdu. Ils ne connaissent point de mesure dans le mal. Non ! non ! je ne pleurai point la mort de M. Jacob, ni Mme Jacob non plus, du reste, ni les petits Jacob, ni personne. Il me semblait que nous avions rendu service à tout le monde ! Excellent état d’esprit pour jouir des bienfaits de la fortune. Nous étions bourrés de billets de banque, Helena et moi. Et, le soir, nous jouâmes un jeu d’enfer. La toilette d’Helena, aux Ambassadeurs, avait causé un scandale. Elle inaugurait « les seins nus ». Certes, une gaze légère. Tout compte fait, on ne pouvait rien lui reprocher, mais la double fleur, trop soulignée par un fard insolent, perçait sous le voile avec la plus outrageante provocation. Tous ses amis étaient là et les murmures cessèrent. Toutefois, une ardente curiosité n’avait cessé de rôder autour de la table, ce dont Helena s’amusait, en buvant son extra-dry avec un geste qui conviait les dieux. Cette fois, ce n’était plus son soulier d’argent que je touchais timidement sous la table, mais sa jambe de bacchante que je ramenai prisonnière et brûlante… « Écoutez, Rudy, ce soir, ce sera encore tout ou rien avec nos pauvres petits bank-notes en attendant que nous trouvions un autre « truc » pour reprendre mes bijoux à Fathi. Amusez-vous, chéri !… Prenez tout cela, vous irez au « Privé » ! Il restera toujours le chèque de Démétrius pour nos petits pique-n****s !… » Et j’entrai au « Privé » avec le produit du vol et le gain des courses. Elle n’avait gardé que cent billets pour elle. Moi, j’avais presque un demimillion !… À ce moment, l’idée que j’avais eue, un instant, de mettre cent cinquante mille francs de côté, me paraissait d’un « louis-philippard » extravagant ! Et comme je comprenais le regard d’Helena ! Ah ! ce n’est pas avec un bas de laine qu’elles viennent à Deauville, ces déesses !… Étaient-ce la chaleur de l’après-midi, l’émotion des courses, le champagne du soir, la jambe d’Helena, ses seins nus, le scandale, la mort de Jacob, la sensation que j’étais devenu depuis vingt-huit heures un vrai cambrioleur, mieux que cela : Mister Flow lui-même ! (Car pendant que mon client était toujours en prison, moi, j’exécutais les coups préparés par lui !…), tant est qu’aucun geste ne me paraissait impossible. Et ce fut le plus naturellement du monde que je mis mes quatre cents billets en banque. Et ce sang-froid ! Ah ! que j’étais beau ! Je sentais que j’étais beau ! J’aurais voulu que Lady Skarlett me vît en ce moment-là. Elle aurait été fière de Mr. Prim ! fière de son Lawrence, et elle l’eût aimé, en dépit de sa haute figure de beefsteack trop cuit, au moins autant que son Rudy !… – « Cigares !… » Je jouis pleinement de cette trop rare minute. « Bigre ! la partie est chaude. Tout est fait au premier coup ! » Je distribue, je tourne cinq. On me demande des cartes aux deux tableaux : si je leur flanque des bûches, leur compte est bon !… Je regarde le joueur qui a la main. Jamais je n’ai vu une figure aussi antipathique. C’est le gros Zell, Thomas Zell, de l’affaire des renards du Canada, une belle fripouille qui devrait être en cour d’assises. Où a-t-il volé les quatre plaques de dix mille francs qu’il vient de pousser devant lui ? Encore un pour qui je devrai plaider un jour peut-être ! En attendant, je lui donne un cinq ! « s****d, va !… »
bien, et celui de gauche, dont le plastron fait ballon sur son ventre flasque de vautour de la Sierra ? Connu aussi, celui-là, c’est Ramon, Ramon, du guano péruvien ! Quelque chose de propre ! qui a ramassé sa fortune dans la fiente des oiseaux, en faisant crever à la tâche ses coolies chinois. Ils auraient dû l’assassiner ! Toi aussi, il te faut une carte ! Une bûche pour le vautour de la Sierra !… Ouais !… Je lui lance un sept… Le guano, ça porte bonheur !… Et qu’est-ce que je vais tirer, moi ? Car me voilà bien mal en point… Un six !… Maintenant, je n’ai plus que un !… Envolé, le demi-million ! Hein ? Quoi ?.. baccara partout ? Ils ont fait baccara ! Ils ont fait baccara !… Je gagne avec un !… J’ai un million devant moi !… Eh ! eh ! Maître Antonin Rose, comment vous trouvez-vous, mon cher maître ? Vous ne le regrettez pas, votre petit voyage à Deauville ? Il est de votre goût ? Vous voilà millionnaire, maintenant !… Au coup suivant, le million est tenu !… Ah ! non, par exemple, je ne vais pas risquer « mon million » d’un coup ! Et je lève la banque, ce qui fait sourire la petite Valentino et quelquesuns de ces messieurs qui savaient bien que ça « ne durerait pas ! ». Celui qu’ils attendent, c’est l’inépuisable Z…, le Grec milliardaire, ou Benito Sandrez, le concessionnaire de tous les jeux en Argentine et au Chili et qui vient perdre pendant six mois en Europe, de Monte Carlo à Ostende, en passant par Nice, Cannes, Biarritz, Deauville et Paris-Plage, tout l’or ramassé dans la poche des joueurs pendant les six autres mois en Amérique latine ! Je dois dire que, dans le moment, ce chiffre d’un million – le million que j’avais dans les mains – agissait sur moi avec avidité. On fait quelque chose avec un million. On peut aller courir sa chance ailleurs et autrement qu’au jeu ! À mon âge, on peut recommencer une belle vie, on peut rompre avec les fils qui vous retiennent à une aventure dont l’issue menace d’être assez redoutable, on peut oublier Durin, et même Lady Helena et filer loin, bien loin, vers d’autres cieux ! Seulement il fallait partir tout de suite, ne pas avoir la curiosité de savoir ce qu’il y avait encore dans le paquet de cartes que je laissais derrière moi, ne pas attendre que Z…, qui prenait ma suite, eût abattu trois fois. Alors mon million ne compta plus au regard de ce que j’aurais pu emporter si je n’avais pas lâchement fini après le premier coup de cartes. Encore une fois, j’avais manqué d’estomac ! Helena avait raison ! Je n’étais pas digne de ma chance ! Ne m’avait-elle pas dit : « Tout ou rien ? » Ce Z…, je l’eusse volontiers étranglé ! Il me volait ! Les monceaux de plaques de dix mille qu’il entassait devant lui, elles m’appartenaient !… Et ce fut plus fort que tout, que tout ce que j’aurais pu me dire et que je ne me disais pas. Je n’étais plus qu’une bête brute acharnée à reprendre le morceau qu’on lui avait arraché de la bouche. Je jetai dix plaques sur le tapis. La banque avait passé quatre fois. C’était bien le tour des pontes ! Z… gagna encore et mes cent mille francs allèrent grossir son tas. Je ne me connaissais plus. Je plongeai ma main dans la sébile où l’on avait jeté tout ce qui m’appartenait quand je m’étais levé de table et je mis vingt plaques sur le tableau de gauche. Je me trouvais devant le tableau de droite, mais j’avais eu l’occasion de remarquer que Soulak – des Mines de Transylvanie – avait généralement la main heureuse. Le tableau de droite gagna, celui de gauche perdit ! Alors, tout tourna. Mes plaques allaient d’un tableau à l’autre sans qu’il semblât que j’y fusse pour rien. Et toujours je pontais sur le tableau perdant avec une régularité stupéfiante. Vingt minutes après, mon million avait disparu et ma sébile était vide. J’étais devenu la risée de la galerie qui regardait la partie, debout, autour de la table. Quelqu’un murmura : « Ça lui apprendra à jouer contre sa banque. » Je faisais un effort surhumain pour ne pas m’écrouler sur un fauteuil, pour faire encore bonne figure. Mais, c’est légèrement titubant et avec des jambes de laine que je sortis de cet antre. J’allai m’achever au buffet. Mon barman accourut aussitôt ne dissimulant pas le plaisir qu’il prenait à me revoir. « Monsieur désire ? – Champagne !… » Mon malheur était écrit sur mon visage, enfin sur celui de Mr. Prim ! Mon homme n’eut point de peine à le lire, aussi me servit-il sa petite note, qui était toute prête. Je la considérai d’un œil tout à fait indifférent. Elle n’avait pas augmenté depuis l’autre jour. C’était un miracle et c’était toujours quatre-vingts louis. Je la fourrai dans ma poche : « Ça va, Teddy !… j’avais complètement oublié !… » Et je fis celui qui pensait à autre chose, mais je ne pensais à rien ! Ah ! je vous jure qu’ils ne me préoccupaient pas les quatre-vingts louis de Teddy ! Je vidai ma bouteille sans être dérangé par Harry ou quelque autre petite mouche bleue. C’était appréciable, car j’étais dans des dispositions à me faire une bonne querelle ; or ces gaillards-là ont appris dans la fréquentation du ring des coups que j’ignore absolument… Ce fut Helena qui me rejoignit. Elle était radieuse. Elle gagnait trois cent mille et je n’eus pas besoin de rien lui expliquer. « Baby, m’écouterez-vous, une autre fois?...