1880-4

2006 Mots
Delia fixa des yeux le dessin ocre qui représentait son grand-père avec sa tache blafarde sur le nez, puis la photographie de son oncle Horace en uniforme et, à droite, la maigre silhouette tordue du crucifix. Mais tu n’y crois pas, se dit-elle farouche, contemplant sa mère plongée dans le sommeil – tu ne veux pas mourir. Elle désirait ardemment cette mort. La malade restait là, molle, diminuée mais éternelle, reposant dans le creux des oreillers, entrave, empêchement, obstacle à toute vie. Delia chercha à raviver quelque sentiment d’affection, de pitié. L’été, par exemple, où nous étions à Sidmouth, se dit-elle, quand elle m’a appelée du haut des marches du jardin… mais la scène s’évanouissait à mesure que Delia essayait de l’évoquer. Il y avait aussi, bien entendu, cette autre scène, celle de l’homme en habit, à la boutonnière fleurie, mais elle s’était promis de ne pas y songer avant l’heure du coucher. À quoi fallait-il penser alors, à grand-père avec son blanc sur le nez ? Au livre de prières ? Au muguet ? Ou bien à la glace ? Le soleil s’était retiré, le miroir terni ne reflétait plus qu’un carré de ciel sombre. Delia cessa de résister. Il porte une fleur blanche à la boutonnière, songea-t-elle tout d’abord. Cela demandait quelques minutes de préparation. Il fallait un hall, des banquettes de palmiers, un parquet en contrebas, avec une multitude de têtes. Le charme commençait d’agir. De délicieux sursauts d’émotion flatteuse et excitante la pénétrèrent. Elle se trouvait sur une estrade, devant des spectateurs. Tout le monde criait, agitait des mouchoirs, s’exclamait et applaudissait. Elle se levait alors, en blanc, au milieu de l’estrade. Mr. Parnell était près d’elle. Elle débutait ainsi : « Je parle au nom de la Liberté », elle lançait ses mains en avant, « au nom de la Justice… » Ils étaient côte à côte. Lui, très pâle, ses yeux sombres et brillants tournés vers elle, murmurait… Il y eut une subite interruption. Mrs. Pargiter se soulevait sur ses oreillers. « Où suis-je ? » s’écria-t-elle, effrayée et ahurie comme souvent au réveil. Elle leva la main ; elle semblait implorer du secours. Elle répéta : « Où suis-je ? » Un instant Delia, elle aussi, fut désorientée. Où était-elle ? « Ici, dans ta chambre, maman ! Ici ! s’écria-t-elle l’air égaré. Ici, dans ta chambre ! » Delia posa sur le couvre-pieds une main que sa mère serra convulsivement. Mrs. Pargiter parcourait la pièce du regard, comme si elle cherchait quelqu’un ; elle ne semblait pas reconnaître sa fille. « Que se passe-t-il ? demandait-elle, où suis-je ? » Puis elle vit Delia et la mémoire lui revint. « Oh ! Delia ! je rêvais », murmura-t-elle presque d’un ton d’excuse. Elle reposa un moment, les yeux fixés sur la fenêtre. On allumait les réverbères et un soudain jet de lumière, très doux, parvint de la rue. « Une belle journée… », Mrs. Pargiter hésita, « pour… » Elle ne semblait pas se rappeler pour quoi. « Une belle journée, oui, maman, répéta Delia, avec un entrain machinal. – Pour… », tenta encore de dire Mrs. Pargiter. De quoi s’agissait-il ? Delia n’arrivait pas à s’en souvenir. « … pour l’anniversaire de ton oncle Digby, put enfin articuler Mrs. Pargiter. Dis-lui de la part – dis-lui combien j’en suis heureuse. – Je le dirai. » Delia avait oublié la date, cependant sa mère était très pointilleuse pour ces choses-là. « Tante Eugenie… », reprit Delia. Mais Mrs. Pargiter fixait les yeux sur la coiffeuse ; le napperon, éclairé par un reflet de réverbère, au-dehors, prenait une blancheur toute spéciale. « Une autre nappe propre ! murmura la malade d’un ton chagrin. La dépense, Delia, la dépense, c’est ce qui me tourmente. – Ça ne fait rien, maman », répondit Delia d’une voix terne. Elle examinait le portrait de son grand-père ; pourquoi, se demandait-elle, l’artiste lui a-t-il plaqué de la craie blanche sur le bout du nez ? « Tante Eugenie t’a envoyé des fleurs », ajouta-t-elle. Pour une raison quelconque, Mrs. Pargiter parut satisfaite, ses yeux se posaient, contemplatifs, sur le napperon propre qui, un instant auparavant, lui rappelait la note de la blanchisseuse. « Tante Eugenie…, fit-elle. Comme je me souviens », sa voix prit un timbre plus plein, plus rond, « du jour où on annonça ses fiançailles. Nous étions tous réunis au jardin ; on apporta une lettre. » Elle fit une pause puis répéta : « On apporta une lettre… » Ensuite la malade se tut. Elle paraissait plongée dans quelque souvenir. « Le cher petit garçon mourut, mais à part cela… » Elle s’arrêta de nouveau. Elle semble plus faible ce soir, se disait Delia, et un sursaut de joie la fit frémir. Les phrases étaient plus entrecoupées qu’à l’habitude. Quel petit garçon était mort ? Delia se mit à compter les cordonnets du couvre-pieds, en attendant que sa mère recommençât à parler. « Tu sais que tous les cousins se réunissaient l’été, reprit brusquement Mrs. Pargiter. Il y avait ton oncle Horace… – Celui qui avait l’œil de verre. – Oui, il s’était blessé sur son cheval à bascule. Les tantes faisaient grand cas d’Horace. Elles disaient… » Il y eut une longue pause. Mrs. Pargiter semblait tâtonner pour trouver les mots justes. « Quand Horace viendra… songez à le questionner à propos d’une porte de la salle à manger. » Mrs. Pargiter fut prise d’une joie étrange. Elle riait positivement. Elle doit songer à quelque plaisanterie de famille, qui n’a plus cours depuis longtemps, pensa Delia en regardant le sourire trembler et disparaître. Il y eut un silence complet. Sa mère reposait, les yeux fermés ; la main avec l’alliance pour toute bague, la main blanche, usée, étalée sur le couvre-pieds. Dans ce silence, on entendit craquer un morceau de charbon dans la grille, et résonner la voix monotone du vendeur ambulant, le long de son chemin. Mrs. Pargiter ne parlait plus. Elle restait tout à fait immobile. Puis elle soupira, profondément. La porte s’ouvrit et l’infirmière entra. Delia se leva et sortit. Où suis-je ? se demanda-t-elle, les yeux fixés sur un pot blanc que le soleil couchant teignait en rose. Il lui sembla, un instant, se trouver dans quelque terrain intermédiaire entre la vie et la mort. Où suis-je ? répéta-t-elle regardant le pot rose, car tout cela semblait étrange. Puis elle entendit l’eau couler et un bruit de pas sur le plancher, à l’étage supérieur. La nurse leva les yeux au-dessus de la roue de sa machine à coudre : « Vous voilà, Rosie », dit-elle en voyant entrer la petite fille. La nursery était brillamment éclairée ; il y avait une lampe sans abat-jour sur la table. Mrs. C…, qui venait chaque semaine apporter le linge, était assise dans un fauteuil et tenait une tasse à la main. « Allez chercher votre ouvrage, vous serez bien, gentille », dit Nurse, pendant que Rosie serrait la main de Mrs. C…, « sans quoi vous ne l’aurez jamais fini pour la fête de votre papa », ajouta-t-elle en déblayant un coin de la table. Rose ouvrit le tiroir et en sortit la poche à souliers qu’elle brodait d’un dessin de fleurs bleues et rouges pour l’anniversaire de son père. Il lui restait encore à terminer plusieurs bouquets de petites roses dessinés au crayon. Elle étendit l’ouvrage sur la table et l’examina tandis que Nurse continuait sa conversation avec Mrs. C… à propos de la fille de Mrs. Kirby. Mais Rose n’écoutait pas. J’irai donc toute seule, se dit-elle, en étalant le sac à souliers, bien droit. Si Martin ne veut pas m’accompagner, j’irai seule. « J’ai laissé ma boîte à ouvrage dans le salon, dit-elle à haute voix. – Eh bien, allez la chercher », répondit Nurse, l’esprit ailleurs ; elle voulait continuer à parler à Mrs. C… de la fille de l’épicier. À présent, l’aventure commence, songea Rose, et elle se faufila sur la pointe des pieds dans sa chambre. À présent il s’agit de prendre des munitions et des provisions ; il faut s’emparer de la clef de Nurse. Mais où se trouve-t-elle ? Chaque soir elle la cache dans un endroit différent, par crainte des voleurs. Elle doit être soit sous le coffret des mouchoirs, soit dans la boîte où Nurse garde la chaîne d’or de sa mère. La voici. Rose prit sa bourse dans son tiroir particulier ; voilà mon pistolet et sa charge, se dit-elle, puis elle mit son chapeau et son manteau sur son bras ; et voilà des provisions pour quinze jours, songea-t-elle encore. À pas de loup, elle longea la nursery, au bas de l’escalier, et tendit anxieusement l’oreille à la porte de la salle d’étude. Il lui fallait éviter de marcher sur une branche sèche ou de faire craquer une brindille, pensait-elle en avançant sur la pointe des pieds. Elle s’arrêta de nouveau pour écouter à la chambre de sa mère. Tout y était silencieux. Elle se pencha un instant sur le palier, examina le hall. Le chien dormait sur le paillasson ; la voie était libre, le hall vide. Des murmures venaient du salon. Elle tourna très doucement la clef dans la serrure de la porte d’entrée et la ferma derrière elle, presque sans bruit. Jusqu’au coin, elle se glissa le long du mur, si près que personne n’aurait pu la voir. À l’angle, sous le cytise, elle se redressa. Je suis Pargiter, du régiment de cavalerie Pargiter, se dit-elle avec un geste triomphal, et je m’élance à la rescousse. Elle partait à cheval, la nuit, chargée d’une mission héroïque ; elle allait dans une garnison assiégée remettre un message secret – ses doigts se crispèrent sur sa bourse – au général en personne. Des vies en dépendaient. Le drapeau britannique flottait encore sur la tour centrale – la boutique de Lamley. Le général debout sur le toit regardait à travers son télescope. Des vies dépendaient de sa chevauchée à travers le pays ennemi. Elle galopait à présent dans le désert ; elle prit le pas de course. La nuit tombait. On allumait les réverbères. L’allumeur enfonçait son bâton dans la petite porte à ressort ; les arbres des jardins en façade balançaient leur réseau d’ombres mouvantes sur le trottoir qui s’étendait devant Rose, large et sombre. Puis venait le croisement ; la boutique de Lamley se trouvait dans l’îlot de magasins, en face. Il ne lui restait plus qu’à traverser le désert, passer le fleuve au gué, et elle se trouverait en sécurité. Elle brandit le bras armé du pistolet, éperonna son cheval, et partit au galop le long de Melrose Avenue. Elle courait devant la boîte aux lettres, lorsqu’un homme surgit tout à coup sous le bec de gaz. L’ennemi, s’écria Rose en elle-même. L’ennemi ! Bang ! Elle pressa la gâchette de son pistolet et, en passant, regarda l’homme en pleine figure. C’était un visage horrible : pâle, pelé, marqué de variole ; l’homme la lorgna d’un air mauvais et tendit le bras comme pour l’arrêter. Il faillit l’attraper. Elle s’élança, le dépassa en courant. Le jeu était fini. Elle redevenait elle-même, la fillette qui avait désobéi à sa sœur et qui fuyait en pantoufles se réfugier dans la boutique de Lamley. Mrs. Lamley, fraîche d’aspect, pliait des journaux derrière le comptoir. Elle réfléchissait sans doute à quelque chose d’agréable, car elle souriait au milieu de ses montres à cinq sous, ses cartons d’outils, ses bateaux pour enfants et ses boîtes de papier à lettres bon marché. Rose fit irruption dans la boutique et Mrs. Lamley leva la tête d’un air interrogateur. « Tiens, c’est Rosie ! s’écria-t-elle. Que voulez-vous, chère enfant ? » Elle gardait la main posée sur une pile de journaux. Rose restait devant elle, essoufflée, ne sachant plus ce qu’elle était venue chercher. « Je voudrais la boîte de canards qui est dans la devanture », finit-elle par dire, la mémoire lui revenant. Mrs. Lamley s’en approcha en se dandinant.
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