II-1

2003 Mots
IIAu rez-de-chaussée de la maison Handen, entourés d’une profusion de lumières, cachés sous les tentures lamées d’argent, deux cercueils reposaient... Les deux cousins n’avaient pas été séparés dans la mort. Peut-être à l’heure même où Bernhard rendait le dernier soupir, la fin subite suspendue sur la tête du professeur le saisissait, la plume à la main. Anita avait été trouvée endormie entre deux cadavres. Le parfum v*****t des fleurs amoncelées sur l’un des cercueils emplissait le vestibule. L’autre ne montrait qu’un drap nu... À Conrad Handen, le savant professeur, l’homme universellement honoré, entouré de considération et d’amitié, allaient toutes les sympathies, tous les honneurs. L’appareil pompeux des funérailles était dû au nom porté par Bernhard, mais les fleurs de l’affection ou de la considération personnelle étaient refusées à l’aventurier, au parent renié et méprisé. Près de celui-ci, cependant, était agenouillée une petite créature aux longues boucles brunes, dont le visage disparaissait dans les plis de la lugubre tenture. Aucun de ceux, parents ou amis, qui s’étaient succédé devant le cercueil du professeur, n’avait aperçu cette petite figure pâle. Un moment vint où le vestibule se trouva désert. Alors, deux grands yeux douloureusement cerclés de noir se levèrent, empreints d’un navrant désespoir. Ils se fixèrent sur la floraison brillante et parfumée couvrant la dernière demeure de Conrad Handen et se reportèrent avec désolation sur le drap tristement dénudé sous lequel dormait Bernhard. – Pourquoi les a-t-il toutes ? murmura-t-elle avec une sorte de colère. Attends, mon père chéri, je vais te donner des fleurs. Elle se leva et se dirigea vers le monceau de gerbes et de couronnes. Ses petites mains adroites détachèrent quelques grappes de lilas et deux roses pourpres, et, les ayant réunies, elle vint les déposer pieusement sur le cercueil délaissé. – Voleuse ! murmura près d’elle une voix méprisante. Toute saisie, elle tourna la tête, et son regard rencontra deux yeux bleus étincelants de colère. – Oui, vous n’êtes qu’une voleuse, une misérable créature, répéta la même voix dure qui appartenait à Ary Handen, fils aîné du défunt professeur. Remettez ces fleurs ! Elle recula d’un pas en le regardant avec un peu d’effroi. – Remettez-les, répéta Ary d’un ton frémissant de colère. Anita baissa un instant la tête, puis ses beaux yeux se levèrent, pleins d’une supplication pathétique, sur ce jeune cousin qui l’enveloppait d’un regard dédaigneux et hostile. – Il n’a rien... vous voyez bien qu’il n’a rien ! murmura-t-elle d’un ton navrant. J’en ai pris si peu... et il en reste tant ! – Vous allez les reprocher à mon père, peut-être ? fit-il, les dents serrées. Et pourtant, s’il est là, c’est à cause de celui-ci, ajouta-t-il d’un ton âpre, en désignant le cercueil de Bernhard Handen. Oui, c’est votre père qui l’a tué, et vous lui prenez ses fleurs pour... Non, non, il n’a pas besoin de fleurs, celui qui nous a séparés de notre père bien-aimé, murmura-t-il avec un accent d’implacable ressentiment. Brusquement, il s’empara des fleurs et les jeta au loin... Le regard navré d’Anita suivit la petite gerbe composée par elle pour son père abandonné et méprisé, et ses mains se tordirent douloureusement. – Maintenant, sortez d’ici, dit durement Ary, et faites qu’on ne vous voie pas. Elle obéit et se glissa le long du couloir sombre jusqu’à la lingerie où Charlotte travaillait... La femme de chambre cousait activement de lugubres étoffes noires, en s’interrompant parfois pour essuyer une larme. Ce fut à un de ces instants qu’Anita entra, et Charlotte eut un cri en voyant ce petit visage altéré par la douleur. – Mademoiselle Anita, qu’avez-vous ? Où êtes-vous allée ? Seigneur ! je parie que vous venez de... là-bas ? L’enfant eut un geste affirmatif, et Charlotte leva les mains au ciel : – Miséricorde !... Ma pauvre petite, pourquoi êtes-vous restée là ? Et... il n’y avait personne ? Un éclair de ressentiment traversa le beau regard de la petite fille. – Si, dit-elle d’une voix frémissante, il y avait celui que vous appelez Ary. Il m’a dit que... que mon père avait tué le sien, acheva-t-elle d’une voix pleine de sanglots. – Oh ! le malheureux ! s’exclama douloureusement Charlotte. Dire cela à une pauvre mignonne comme vous !... Voyez-vous !... Voyez-vous, il est tellement désolé, ce pauvre M. Ary, il aimait tant son père ! – Moi aussi, j’aimais le mien ! dit doucement Anita. – Il est très vif, il ne pense pas toujours ce qu’il dit dans ces moments-là. – Alors, ce qu’il m’a dit n’était pas vrai ? demanda anxieusement l’enfant. – Non, vraiment ! M. le professeur était malade depuis longtemps et la première émotion très forte pouvait lui être funeste. Il s’est trouvé que c’était l’arrivée de son cousin, mais, réellement, on ne peut en rendre responsable votre cher père... Allons, ne vous tourmentez pas de cela, ma mignonne... Eh bien ! entrez donc, mademoiselle Frédérique ? Anita se retourna, et son regard croisa deux yeux gris durs et haineux... Ces yeux se détournèrent d’elle et la voix brève de Frédérique s’éleva : – Nos robes sont-elles prêtes, Charlotte ? – Oui, Mademoiselle, les voilà... Mais venez donc dire bonjour à votre cousine ? De nouveau, les yeux gris se fixèrent sur Anita, si hostiles et si méprisants que le cœur de l’enfant se serra... Puis Frédérique s’éloigna en refermant brusquement la porte. – Quelle nature ! murmura Charlotte. Seigneur ! ne pleurez pas ainsi, ma pauvre petite ! Mais la douleur d’Anita, comprimée jusqu’ici, débordait en larmes amères. Ce cœur délicat, avide d’affection, se heurtait de toutes parts, depuis ces quelques jours, à l’indifférence et à l’animosité, et le rude dédain de Frédérique, de cette cousine de son âge, venait de lui porter un coup cruel. – Pourquoi... pourquoi me déteste-t-on ? répétait-elle entre ses sanglots. Je veux partir... Père, emmène-moi ! – Là, calmez-vous, pauvre petite ! disait la bonne Charlotte consternée. Tout s’arrangera, et vous verrez qu’on vous aimera bientôt. D’ailleurs je suis là... – Oh ! sans vous, je m’en irais tout de suite... tout de suite ! cria désespérément l’enfant. Il fallut quelque temps avant que Charlotte parvînt à la calmer. La petite créature aimante et douce avait été préservée des coups trop rudes de la douleur par la vigilante tendresse paternelle, mais maintenant elle s’y trouvait livrée sans appui, et cette âme d’enfant fléchissait. Les funérailles s’étaient déroulées avec tout l’apparat désirable... Après le repas, les plus proches parents se réunirent afin de traiter différentes questions d’affaires, les occupations de plusieurs d’entre eux nécessitant un prompt départ. Calme et froide comme toujours, Mme Handen écoutait sans beaucoup parler. On pouvait discerner une légère altération sur ce visage demeuré d’une grande fraîcheur, mais elle n’enlevait rien à l’habituelle placidité de la veuve du professeur. L’oncle du défunt, le conseiller Handen, semblait présider cette réunion de famille. Ce gros homme à la carrure athlétique, au visage autoritaire et dur, se mettait en toutes circonstances au premier rang, et il avait ici trop belle occasion pour n’en pas profiter. – Voyons, Messieurs, maintenant que tout est réglé relativement aux enfants de mon neveu, passons à cette petite fille que la tête sans cervelle qui s’appelait Bernhard Handen a eu la prétention d’imposer à notre honorable famille. Je pense, Emma, que vous ne songez qu’à vous en débarrasser au plus tôt ? Une contraction passa sur le visage de Mme Handen... Elle sortit un papier de sa poche et le tendit au conseiller. – Ceci a été trouvé sur le bureau où écrivait mon mari quand... quand il a été frappé, dit-elle d’une voix brève. Lisez, mon oncle. – Ah ! un testament !... ou quelque chose d’approchant. Ma chère, je ne puis parvenir à trouver mes lunettes... Tenez, Heffer, vous seriez bien aimable de nous donner lecture de ceci. Il tendait la feuille à un homme maigre et blond, au visage sérieux et sympathique. C’était le pasteur Heffer, frère aîné de Mme Handen. Il prit le papier et le parcourut rapidement, puis sa voix grave s’éleva au milieu du silence : « Ma chère Emma, mon fils Ary, je sens que je n’ai plus longtemps à vivre. Qui sait ?... je pourrais mourir cette nuit même !... J’espère pourtant vous rester encore, mes bien-aimés, mais quelque chose me presse d’écrire ces lignes, mon testament moral... Et d’abord, Ary, je te confie particulièrement ta sœur Frédérique. Tu l’aimes, tu as un peu compris cette inexplicable nature, si riche pourtant, si avide d’affection. Oh ! que je la voudrais heureuse, ma fille chérie ! Mais je prévois qu’en fait de bonheur elle sera difficile à contenter... elle exigera trop. Fais de ton mieux, mon fils. « Ensuite, voici ce que j’ai promis à mon cousin Bernhard. Sa fille restera catholique, elle sera notre fille, Emma, et la sœur de nos enfants. Ceci est ma volonté expresse... Si je viens à disparaître, vous l’accomplirez, toi d’abord, et plus tard Ary, comme chef de famille. « Anita a une nature douce et aimante, il lui faut les soins et l’affection d’une mère, et tu sauras les lui donner, Emma, toi qui es si bonne mère !... L’enfant sera élevée dans notre vieille maison, qui est bien un peu la sienne aussi, et vous ferez votre possible afin qu’elle y soit heureuse, pauvre petite orpheline ! « J’ai confiance que vous accomplirez ces volontés et que vous ne violerez pas la promesse faite par moi à un mourant. Oh ! que n’ai-je une foi telle que celle de Bernhard pour m’encourager à ce passage qui me semble si sombre, si effrayant ce soir ! Qu’y a-t-il au-delà de la tombe ?... Rien ou... tout ?... Ary, cherche la vérité, car on souffre trop de ne pas savoir. Je crois... La mort avait interrompu là le testament du professeur. Pendant cette lecture, le conseiller avait donné de fréquentes marques d’impatience, et, aux derniers mots, un sourire sarcastique se dessina sur ses lèvres. – Vraiment, j’aurais cru mon neveu plus sensé ! dit-il d’une voix mordante. Ne pensez-vous pas qu’un jour il aurait été capable d’imiter ce cerveau fêlé de Bernhard et de se faire catholique ?... Et cette promesse d’élever l’enfant... en vous sommant de lui servir de mère, Emma !... C’est vraiment parfait, ma parole ! – Monsieur le conseiller, pouvez-vous parler aussi légèrement des désirs sacrés de notre cher Conrad ! s’écria le pasteur avec sévérité. D’ailleurs, ils sont vraiment fort naturels et dignes de ce grand cœur. Cette pauvre orpheline... Le conseiller frappa un rude coup de poing sur le bras de son fauteuil. – Vous aussi, Heffer, tombez dans ces idées de sentimentalité ridicule ! N’oubliez pas que cette petite mendiante, qui nous arrive je ne sais d’où, est la fille d’une petite chanteuse et d’un aventurier, car tel est devenu celui que j’ai appelé autrefois mon neveu... Elle n’est rien pour nous qui avons renié son père. – Vous ne l’empêcherez pas d’être une Handen et votre petite-nièce, dit tranquillement le pasteur. Le conseiller sursauta. – Ma petite-nièce !... Vous osez dire !... elle ! fit-il avec colère. Ne répétez pas cela, Heffer, je ne puis supporter cette ridicule plaisanterie. – Vous devriez pourtant penser, monsieur le conseiller, que j’ai assez le souci des convenances pour ne pas hasarder une plaisanterie en un tel jour, répliqua gravement le pasteur. – Je pense... je pense, Heffer, que vous êtes en proie à une étrange aberration, ou alors... Mais songez donc, ce serait une injure, oui, une véritable injure pour moi ! s’écria violemment le conseiller en redressant avec orgueil sa tête puissante. Moi, le conseiller Handen, être l’oncle de cette créature !... – Que vous le vouliez ou non... Le pasteur s’interrompit sur un geste de sa sœur. La voix calme de Mme Handen s’éleva : – Il est inutile de discuter là-dessus, mon oncle et toi, Hermann. Je n’ai jamais songé à éluder la volonté de mon mari. Ce testament est sacré pour moi, pour mes enfants... – Eh quoi ! voulez-vous dire que vous allez garder cette petite, l’élever, la traiter comme votre fille ! s’écria le conseiller avec une indicible stupéfaction. – N’exagérez pas, mon oncle, dit-elle froidement. Je verrai toujours en elle la fille d’une femme qui gagnait sa vie sur les planches, l’enfant de ce Bernhard qui s’est ravalé, par son mariage, au rang d’infimes ouvriers, et surtout qui a été cause de la mort de Conrad. Cela, je ne l’oublierai jamais... Mais le désir de mon mari est que cette enfant soit élevée ici, qu’elle conserve sa religion, et je considère de mon devoir d’y obéir. Elle a d’ailleurs quelque fortune, suffisamment pour son entretien. – Et alors, vous vous chargez d’élever cette catholique parmi vos enfants ? interrogea ironiquement le conseiller. Une légère expression d’impatience passa sur le visage de Mme Handen. – Je n’ai nullement d’intention de m’occuper personnellement de cette étrangère. Ceci serait au-dessus de mes forces... Je trouverai une combinaison... – Eh ! mettez-la dans un couvent, Emma, mais ne vous embarrassez pas de ce fardeau ! – Conrad dit expressément de l’élever ici, dans la vieille maison, répliqua vivement le pasteur. – Folie ! grommela le conseiller en haussant les épaules. Savez-vous seulement quels défauts, quels vices peut avoir cette petite !... Mais, après tout, arrangez-vous à votre guise, je m’en lave les mains. Seulement, ne venez pas vous plaindre à moi... Je vous prédis que vos scrupules pourront vous mener loin. Il se leva et sortit du salon. Le pasteur le suivit tandis que les autres parents prenaient congé de Mme Handen. Ils entrèrent tous deux dans la salle d’étude où se trouvaient réunis les enfants. Ils étaient là sept, car les deux derniers, trop jeunes, demeuraient confiés aux soins de Charlotte. Quelques-uns travaillaient, d’autres s’occupaient à des jeux silencieux, mais sur tous ces visages régnait la tristesse.
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