Chapitre 2

2476 Mots
Chapitre 2Le cochon offre de nombreux points de comparaison avec un autre mammifère sans poils passé expert dans l’art de semer la merde et de se vautrer dedans. Pierre DESPROGES J’engage le 4×4 de Jadar dans l’allée engazonnée qui conduit à la petite maison. Nous traversons un verger dont les fruits pourrissent au sol. Ça sent la gnôle… Puis une prairie d’herbes folles. Ça sent les fleurs… Nous passons devant trois carcasses de voitures qui tiennent lieu de sculptures d’agrément. Ça sent l’huile de vidange… Comme nous roulons au pas, j’ai le temps de songer à ces « œuvres d’art » rouillées de nos centres-villes, ressemblant à des bouts de fer oubliés. Et qui ont coûté aux contribuables certainement plus cher qu’une automobile en état de marche… Lorsque je sors de ma rêverie, je n’ai que le temps de piler net, car nous sommes cernés par trois chiens, trente-trois chats, une armée de poules, quatre générations de lapins et un porcelet souriant. Ils sont sortis par tous les orifices d’une petite maison grise posée au bout du sentier pour nous accueillir avec les marques de la curiosité la plus vive. Dame, ce ne doit pas être tous les jours qu’on voit des gens de la ville par ici ! Ça sent les plumes et les poils… Par la fenêtre ouverte du véhicule, je m’adresse au cochon qui semble jouer le rôle de concierge puisqu’il s’est dressé sur les pattes arrière, en appui sur la portière qu’il est en train de souiller de boue : — Ta patronne est là ? Jadar, qui sommeillait près de moi, exprime son étonnement avec distinction : — T’es con ou quoi ? Oui parce que nous avons décidé de nous tutoyer. Ce que je regrette, finalement. Les insultes sont atténuées par le vouvoiement. « Très cher, vous déconnez », c’est autrement plus classe. Il va falloir qu’il comprenne que la fantaisie est aussi vitale pour moi que l’air que je respire. D’ailleurs, pour lui prouver que le porc est un homme comme les autres et qu’il comprend notre langue aussi bien qu’un sauvageon de banlieue, Justin Bridou part en courant vers la maison pour prévenir qu’y a du monde. Je le vois disparaître avec difficulté à travers la porte d’entrée par une chatière un peu étroite pour son embonpoint… donc une cochonnière… mot naturellement inconnu du logiciel de correction d’orthographe de Word Office qui n’est jamais venu passer ses vacances dans le Loir-et-Cher. Peu après, l’huis grince sinistrement et un troll apparaît, plus large que l’embrasure. Hirsute, voûté comme un g*****e, il a dû dévorer la propriétaire des lieux et ça va être notre tour. Je m’adresse à mon passager : — Tu veux bien descendre et te laisser massacrer par le monstre pendant que je tente de m’échapper. Vu que tu vas mourir bientôt, c’est normal que tu te sacrifies. Et merci beaucoup, hein, c’était un beau voyage… — Oui, t’es vraiment con ! C’est la mère de Lila. Ah bon… ? Une voix flûtée s’échappe de ce corps massif, venant infirmer ma première impression : — Jadar, fils de p**e, que viens-tu faire dans les parages ? Si c’est ma fille que tu cherches, elle n’est pas là ! Voix flûtée peut-être, mais propos d’ogresse. Nous n’avons pas encore osé descendre de voiture, vu l’accueil… Je prends un ton désolé : — C’est pas très gentil pour ta maman… Jadar me regarde d’un œil morne et lâche un commentaire d’une voix murmurée : — Ma mère se prostituait. Là oui, je me sens con. Je bredouille : — Aaaaah bon… ? Ben, respect. Ce n’est pas un métier facile. Mon voisin ne prête aucune attention à ma remarque, mais il répond à la dame : — Je sais que ta fille n’est pas là, mais toi, tu sais où elle est. Et je suis venu pour l’apprendre. Les poings sur les hanches, elle le toise avec défi : — Elle ne veut plus te voir. T’as pas compris ça depuis le temps ? — Si ! Mais maintenant, je veux lui demander pardon. Je vais mourir. Sans se démonter, elle hausse les épaules : — Tu crois que tu m’apprends quelque chose ? Y’a qu’à te regarder pour le deviner. Je lui dirai que tu es un mort en sursis. Elle sera enchantée de l’apprendre. Jadar garde son flegme. Avec nonchalance, il lâche son arme fatale : — Je veux en faire mon héritière. Silence… puis : — Entre ! Moi, je veux bien descendre du véhicule, mais je risque d’écraser quelques boules de poils et de plumes, tant nous sommes cernés… Ah non ! Ils s’écartent, maintenant que nous sommes les bienvenus. Quelques longs os (mammouths, antilopes ou humains ?) jonchent l’espace qui nous sépare de la bicoque. Je persiste dans l’idée que nous nous rendons certainement chez quelque descendante de Gilles de Rais. Pour gravir les cinq marches qui conduisent à la maison, il existe un étroit chenal qui serpente entre les gamelles emplies de maïs ou de pâtée pour chat. La patronne a déjà posé trois verres sur la toile cirée de la table. Elle est en train de les remplir d’une eau limpide. Enfin, ça ressemble à de l’eau… Elle nous invite à boire d’un mouvement du menton : — Eau-de-vie de mirabelle. À 10 heures du matin, ça va me mettre en forme… J’ai le sentiment que refuser risquerait de nuire à la difficile négociation qui s’annonce. Jadar, lui, ne fait pas de manières et tend déjà son godet pour une seconde tournée. Pourtant, le breuvage est brûlant ! Entre deux lampées incendiaires, je fais l’état des lieux : à partir d’un mur d’étagères ployant sous des livres, une coulée de volumes en vrac descend comme un glacier jusqu’à la table centrale, engloutissant presque totalement au passage un canapé qui a perdu de facto toute utilité. Je lis les titres : La vie des martyrs (je corrige mentalement : c’est surtout leur mort qui fait d’eux des martyrs), les biographies des papes, les actes et paroles du Christ jusqu’à son envol… Toutes les devantures de meubles (télévision, vaisselier, cheminée) sont encombrées de figurines de saints, de Jésus et de sa mère en plâtre coloré. Oh, comme moi quand j’organisais des batailles de soldats en plastique dans ma chambre ! Bon, j’avais cinq ans… Quel âge peut bien avoir la patronne ? Difficile à évaluer : entre soixante et soixante-dix ans ? Les gros tirent sur leurs rides et par conséquent ils atténuent leur aspect fripé malgré le vieillissement. Sur la volumineuse poitrine de notre hôtesse, une large croix de fer tintant comme un battant de cloche paraît en parfaite harmonie avec l’ensemble du décor religieux de la pièce. Je regarde avec fascination ce capharnaüm qui témoigne, forcément, d’une douce folie de la propriétaire. Ça a un nom, cette tendance à l’accumulation des objets jusqu’à l’engorgement total de l’espace vital. Je l’ai lu dans un manuel de psychiatrie : la syllogomanie. Ma grand-mère était comme ça aussi : elle gardait les tubes d’aspirine vides, les boîtes de conserve vides, les bouteilles d’huile vides… « au cas où on en aurait besoin un jour ». Lors de son inhumation, mon père et moi avions difficilement résisté à l’envie de remplir le trou de sa tombe avec tous ces bidules inutiles, histoire de faire un peu de place à la maison. J’en viens à penser que ces sépultures anciennes qu’on découvre régulièrement, en Égypte ou ailleurs, remplies d’objets de la vie quotidienne, devaient appartenir à des syllogomanes. Leurs familles, soulagées de se débarrasser des bricoles encombrantes des défunts, ont fait le bonheur des archéologues… Oups ! Emporté par ma rêverie, j’ai raté le démarrage de la conversation. Je regarde la mère de Lila : elle a des traits réguliers qui témoignent d’une splendeur passée. De longs cheveux blancs tombent sur ses épaules voûtées. Elle est vêtue d’informes vêtements de laine noire. Ses yeux noisette, très mobiles, semblent tout observer au sein d’un visage impassible mimant l’indifférence. Néanmoins, le sourcil gauche est froncé, car Jadar est en train de se prendre une soufflante : — Ma collègue Marie, qui m’a appris le métier et qui a accouché ta mère, m’a dit qu’elle a beaucoup hésité à te réanimer quand tu es sorti tout bleu. Elle n’aurait pas dû. Si elle t’avait jeté à la poubelle, tu n’aurais pas fait tout ce mal à mon propre bébé. Tiens, quelqu’un de la profession ! — Ah parce que vous êtes sage-femme ? Je suis médecin ! Elle me regarde comme on observe avec dégoût une diarrhée de pigeon. « Ta gueule, Marcel ! Elle n’en a rien à foutre de toi, la dame ». Jadar enchaîne après m’avoir jeté un regard courroucé : — Mais je l’aimais, ta Lila, moi ! Je ne voulais que son bien ! Bon je sais que j’ai déconné grave pendant les deux ans que nous avons vécu ensemble, mais tu vois Jocelyne, je n’ai toujours pas compris ce qui a déclenché son départ. Encore la veille au soir nous avons fait l’amour. Tout s’était bien passé. Nous n’avions pas eu de dispute. La maîtresse des lieux opine du chef longuement avant de répondre : — Elle me disait depuis longtemps qu’elle voulait te quitter. Mais il y a eu une goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Tu n’as pas été v*****t au moins ? — Non… pas vraiment. — Ça veut dire quoi « pas vraiment » ? Il a l’air gêné tout d’un coup. Son regard erre sur le sol comme s’il avait perdu une pièce de monnaie entre les dalles. Il murmure dans un souffle : — J’ai tenté de l’attacher. Je voulais l’initier au bondage. Ma collègue écarquille les yeux dans un signe d’ignorance. J’explique : — C’est une pratique érotique qui est centrée sur une personne ligotée par des cordes. Les Japonais… Là, elle a compris et ça ne lui plaît pas du tout : — Tu as essayé d’attacher Lila pour lui faire l’amour, c’est ça ? Mais t’es un grand malade ! Cherche pas, c’est là que tu as eu faux ! Elle roule des yeux exorbités comme si elle voyait le diable. Alors, le diable prend un visage d’ange pour répondre : — Mais c’était juste pour rire ! J’aurais pas serré fort… Elle marmonne, la mâchoire crispée : — Ils disent tous ça ! Je remarque des larmes au bord de ses yeux. Pour un troll, elle est bourrée de sentiments humains… Jadar, qui n’a pas entendu sa dernière remarque, continue de défendre l’idée de l’innocence de ses jeux sexuels déviants. Je m’étonne de l’entendre parler de pureté, alors qu’il incarne à lui seul l’encyclopédie complète des vices et perversions… Cochonou, entre mes cuisses, grogne de plaisir parce que je viens de lui proposer mon verre de liqueur à finir. Les chats sont entrés un à un et ont chacun investi un bouquin de l’amas syllogomaniaque pour poser leur séant. Leurs regards sont tournés vers mon compagnon de route empêtré dans ses explications. Ils sont comme les employés calmes et attentifs d’un tribunal de justice. Un prétoire dont les greffiers auraient des oreilles pointues et de longues moustaches. Bon, il était grand temps que j’arrête de boire : mes idées deviennent confuses… Le futur jambon a entrepris de me téter les doigts. Je lui ressers une rasade d’eau-de-vie pour qu’il me foute la paix. Après avoir réfléchi aux précédents propos de la mère de Lila, je demande : — Excusez-moi de revenir en arrière, mais vous vouliez dire quoi par « Cherche pas, c’est là que tu as eu faux » ? Elle me regarde avec surprise, comme si je venais de descendre du conduit de la cheminée. Elle hésite, mais se reprend : — Sans importance. J’insiste : — Jadar est venu ici afin de retrouver votre fille. Il faut l’aider à formuler les mots pour se faire pardonner. Et il ne parviendra à le faire que s’il a compris pourquoi il a provoqué la fuite de Lila autrefois. Il a fait quelque chose qu’il ne fallait pas, c’est ça ? — Non, pas lui… un autre… oh je ne peux pas ! Elle est au comble de l’émotion. Le fruit est mûr. Il n’y a qu’à le cueillir. Je désigne l’ancien amant qui fait peine à voir. Il est l’image de la déchéance, tenant son verre à deux mains pour contrôler ses tremblements : — Regardez cet homme qui sait qu’il va mourir. Vous ne pouvez pas lui refuser sa chance de partir en paix. Nom de Dieu, je parle comme un curé ! C’est dingue l’effet de l’eau-de-vie de mirabelle sur moi ! C’est décidé : je n’y tremperai plus jamais mes lèvres. Et pour bien me convaincre que je ne suis pas de la race des ivrognes, j’en sers une nouvelle lichette à Porcinet qui lui, est sur la mauvaise pente. La dame semble toujours en lutte avec elle-même, ses lèvres frémissent, ses yeux expriment une profonde souffrance, mais ses épaules s’abaissent pour montrer qu’elle a déjà abdiqué. Je laisse passer quelques secondes puis : — Parlez, vous vous sentirez mieux quand ce sera sorti. Maintenant, je suis en train d’accoucher une sage-femme ! Je me présente : Marcel Socrate, expert en maïeutique ! — Lila a été violée à l’âge de huit ans. Ah merde ! Je renonce à toute pensée comique pendant au moins… cinq minutes. Le regard de Jadar s’est fait dur comme une lame d’acier. Il ne bégaie plus et ne tremble plus. Sa voix est claire : — C’était qui ? — Le fils de sa nourrice. Il avait dix ans de plus. Je n’ai ni le temps ni l’envie d’en placer une, il poursuit son interrogatoire : — Il y a eu un procès ? — Non, ma fille a perdu connaissance dès qu’il l’a attachée avec des cordes et elle ne se souvenait de rien. — Alors comment tu sais ? — C’est lui qui l’a ramenée évanouie à la maison. J’ai vu les traces des liens. C’est là qu’il m’a dit « C’était juste pour rire ! J’ai pas serré fort ». Alors je me suis occupée de ma fille. — Mais… il n’a jamais avoué l’avoir violée ? — Seulement à sa mère. Et c’est elle qui me l’a rapporté en me demandant de lui pardonner. — Tu lui as pardonné ? — J’ai suivi l’enseignement de Jésus. — Et ton mari ? — Pfff, il y a longtemps qu’il était parti avec une autre… — Et Lila, elle ne se souvient toujours de rien ? Elle hoche la tête avec tristesse, comme s’il eût mieux valu oublier : — Hélas si ! Sa mémoire est revenue… Lorsqu’elle a fait une psychothérapie, à l’adolescence. Oui, parce que c’était une jeune fille très rebelle. Un silence lourd s’installe, pendant lequel on entend les chats se taire. Puis elle ajoute, la voix tremblante : — Je crois qu’elle m’en veut toujours de n’avoir pas su la protéger. Jadar aboie et les minous effrayés se débinent : — Il est où maintenant, ce mec ? — À la ferme que tu vois là-bas. Les volets verts. Il est marié et a deux enfants. La voix du peintre est vibrante de rage quand il demande : — Et c’est un père modèle, je suppose ? — Ses gamins sont mignons… Vous mangez là ce midi ? J’ai du saumon. Envie d’aller respirer un air plus sain ailleurs, moi. Je fais non de la tête. Mais Sa Majesté l’Artiste accepte l’invitation en me lançant un regard noir. Hé ho, j’ai pas fait de mal à ta copine, moi ! Alors, pour résumer la fin de cette pénible journée, j’ai fini de bourrer le cochon à la gnôle. Il a tout vomi dans la cuisine. Jadar n’a bu que de l’eau, à mon grand étonnement. Moi, j’ai apprécié un chinon bien frais avec mon poisson. Au bout du compte, notre hôtesse, que j’avais prise initialement pour un troll puis pour une ogresse, s’est révélée être une gentille dame un peu originale qui peuple sa solitude et ses remords avec des bondieuseries et des animaux. Dégoûtée des humains certainement. Elle nous a montré la dernière carte postale de sa fille envoyée de São Paulo, au Brésil, où elle réside depuis plusieurs mois. Comme l’après-midi avançait, et que je ressemblais de plus en plus à mon copain à la queue en tire-bouchon, Jadar a retenu deux suites dans un Relais & Châteaux à Onzain, près de Blois, où j’ai complété ma connaissance des vins de Loire. Lui est resté sobre et sombre pendant tout le repas. J’ai juste eu le temps de souhaiter par texto un bon anniversaire à mon ami Yves Marcheur, commandant au SRPJ de Versailles (« Bise de Monthou-sur-Cher où il ne se passe strictement rien de palpitant »), avant qu’un lourd sommeil d’oubli me foudroie en pleine dégustation d’un armagnac hors d’âge. Les réveils furent fréquents. Je me redressais, couvert de sueur, au bord de la nausée. C’est pour cela que je me souviens de mes rêves : tous furent peuplés de salauds qui abusaient de gamines. Ce n’est pas bien beau d’écrire ça, mais j’ai émergé de cette nuit d’angoisse avec la conviction que si un de ces types s’en était pris à ma fille, je l’aurais tué.
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