Paloma prit un ton ironique :
— Romains, moines, rois de France… D’accord… Mais la pièce d’or de 1905, elle provient de quel trésor ?
Roland Bergton prit brusquement un ton solennel :
— D’aucun des trois ! Mais je suis convaincu que cette pièce d’or provient du quatrième trésor cauchois ! Et si les trois premiers ont été inventés par Maurice Leblanc, le quatrième, lui, est bien réel… Et…
Bergton hésita.
— Et ?
— Et j’ai fait l’hypothèse il y a vingt ans que les œuvres normandes de Maurice Leblanc contiennent un code permettant de localiser ce quatrième trésor.
— Pardon ?
— Vous avez bien entendu, Paloma : je pense que Maurice Leblanc a laissé dans ses romans et ses nouvelles, du moins tous ceux qui évoquent la Normandie, des indices, des signes, des double sens qui offrent la clé du seul véritable trésor cauchois.
— Et ce trésor, il proviendrait d’où ?
— Je pense en avoir une idée assez précise. Votre pièce d’or la confirme. Mais cela, je vous en parlerai plus tard. Disons que je pense savoir qui a constitué ce trésor et que je pense savoir pourquoi…
— Mais vous ignorez où ! coupa Paloma, amusée.
— Je l’ignore encore, mais dans dix heures, avec votre concours, je ne doute pas que…
— Comment Maurice Leblanc était-il au courant ? coupa une nouvelle fois Paloma.
Bergton semblait amusé lui aussi :
— Impossible d’en placer une avec vous, belle impatiente ! Impossible de développer le moindre raisonnement. Ne soyez pas si pressée Paloma. Maurice Leblanc était un très fin connaisseur du pays de Caux. Cycliste accompli, il a parcouru de fond en comble à vélo toutes les routes cauchoises. Il s’intéressa de très près à l’histoire normande, et en particulier à celle des manoirs cauchois. Il en collectionnait les cartes postales, et en possédait plusieurs centaines. Il était fasciné par ces riches et mystérieux manoirs qui cachent leurs mystères derrière d’épais talus plantés. Et puis, n’oublions pas que Leblanc s’inspira souvent dans ses œuvres de faits-divers réels. Il adorait mêler la réalité et la fiction : vrais lieux ou lieux inventés ou déplacés, vrais noms et noms inventés ou déformés, vrais faits-divers ou faits-divers inventés ou romancés… Maurice Leblanc lisait les chroniques judiciaires, discutait, possédait des relations dans la police et la justice…
— Que voulez-vous dire ?
— Pas si vite, Paloma. Je vous en dirai plus lorsque ce sera utile. Sachez simplement que ce quatrième trésor, en fait le seul bien réel, dont vous venez de m’apporter la preuve, ne fut pas accumulé par des Romains, des moines ou des rois…
— Par qui alors ?
— Je peux juste vous dire qu’il s’agit d’un trésor bien réel amassé par des hommes bien vivants du temps de Leblanc. Un vol ? Un crime ? C’est ce qu’il nous faut découvrir.
— Maurice Leblanc en connaissait l’existence ?
— Oui. Par peur des représailles, par jeu aussi sans doute, il préféra coder ses révélations. Détourner l’attention. C’est la règle d’or de Lupin !
Roland Bergton regarda sa montre.
— Ma petite Paloma, je ne voudrais pas vous presser, mais nous avons désormais moins de dix heures pour découvrir ce quatrième trésor…
— Comment comptez-vous vous y prendre ?
— Oh, c’est très simple… Il suffit de marcher dans les pas de Lupin.
Bergton attrapa son gros dossier orange. Ils sortirent du bureau. Paloma s’apprêtait à descendre les sept étages lorsque Bergton posa la main sur son épaule.
— Attendez avant de descendre. Je vous propose tout d’abord de monter un étage, jusque sur la terrasse.
— Pourquoi ? plaisanta Paloma. On décolle en hélicoptère ?
Bergton sourit. L’escalier les mena jusqu’à une porte de verre qui s’ouvrait sur une immense terrasse. L’esplanade offrait une vue panoramique sur l’ensemble du site de Rouen.
— C’est magnifique, reconnut Paloma. Mais je croyais que l’on était pressés.
— Ne vous trompez pas. Notre enquête commence ici. Dans les pas de Lupin…
— Lupin fréquentait Rouen ?
— Son père, Maurice Leblanc, est né à Rouen, en 1864, 2 rue de Fontenelle, à quelques pas de la place du Vieux-Marché. Vous pouvez l’apercevoir, une vaste demeure qui fait angle avec les quais de Seine. Puis il habita le haut de la rue Jeanne-d’Arc. Puis pas très loin, 4 rue du Bailliage, juste en face du musée des Beaux-Arts et du jardin Solferino.
— Le jardin Solferino ? demanda Paloma. Je n’en ai jamais entendu parlé. Il n’existe plus ?
— Si. Il a pris aujourd’hui le nom de square Verdrel. Si vous êtes attentive, vous découvrirez une discrète plaque de marbre en l’honneur de Maurice Leblanc rue du Bailliage. Le jeune Maurice Leblanc fera toutes ses études au lycée Corneille, le grand lycée rouennais. Vous pouvez le repérer, juste au-dessus de la place de l’Hôtel-de-Ville.
Paloma écarquillait les yeux. Le professeur continuait :
— Au début de sa carrière, bien entendu, Leblanc ne rêvait que de gloire parisienne. À vingt-six ans, il ira même jusqu’à prendre le train Rouen-Paris pour pouvoir parler avec Zola, Goncourt, Maupassant et Mirbeau, qui étaient venus à Rouen inaugurer une stèle à la gloire de Flaubert. Mais par la suite, lorsqu’il sera devenu un auteur reconnu, il écrira beaucoup, et avec émotion, avec mélancolie, à propos de Rouen et de sa jeunesse rouennaise.
— Mais Lupin ! C’est dans les pas de Lupin que nous devons marcher, pas dans ceux de Leblanc. Non ?
Bergton soupira :
— Vous êtes bien comme tous les lecteurs. Seulement intéressés par Lupin. Et laissant Maurice Leblanc dans l’ombre. Le pauvre ! Cela a été le drame de sa vie. Il rêvait de marcher sur les traces de Flaubert et Maupassant. Et paradoxalement, il sera victime du succès d’un héros inventé par hasard, qui lui volera la célébrité et la postérité. Savez-vous que la seule rue rouennaise qui porte le nom de Maurice Leblanc est reléguée loin du centre-ville, dans la cuvette boisée que l’on aperçoit au loin sous les tours de la Grand-Mare, le vallon suisse. Inaugurée seulement en 1989. La rue Maurice-Leblanc est entourée de rues qui portent toutes le nom de cantons suisses ! Quand on compare à la présence de Flaubert, Maupassant et Corneille dans le centre historique ! Même Mont-Saint-Aignan, Barentin, Tancarville possèdent des rues Maurice Leblanc !
— D’accord, d’accord, coupa Paloma. Et Lupin ? Il était rouennais ?
— Non pas du tout… Lupin serait né à Blois. Mais Lupin dans ses aventures passe plusieurs fois par Rouen pour se rendre dans le pays de Caux. Par exemple dans Arsène Lupin contre Herlock Sholmes, Lupin enlève Herlock Sholmes et le fait embarquer pour l’Angleterre face à Quillebeuf. Ils traversent Rouen en voiture.
Bergton jeta un coup d’œil vers les quais de Seine, regarda Paloma et récita d’une traite : « D’une colline à l’autre, de Bonsecours à Canteleu, Rouen, sa banlieue, son port, ses kilomètres de quais. Rouen ne sembla que la rue d’une bourgade. »
— Vous connaissez Lupin par cœur ? demanda Paloma, impressionnée.
Bergton haussa les épaules :
— Je n’aime pas me vanter. Mais je possède une excellente mémoire littéraire. Je n’oublie presque jamais un texte que j’ai lu. Du moins un bon texte…
Paloma n’arriva pas à trancher si c’était de la part du professeur de la prétention pure ou réellement un don extraordinaire.
— À part ces passages éclairs, continua Bergton, deux aventures d’Arsène Lupin se déroulent à Rouen.
— Allez-y ! fit Paloma, impatiente.
— La première, Le Mystérieux Voyageur, est la quatrième nouvelle d’Arsène Lupin, publiée dans Arsène Lupin gentleman cambrioleur. Une très étrange nouvelle. Une des plus belles nouvelles de Leblanc. Une des rares aventures où Lupin se retrouve en difficulté.
— Racontez !
— Lupin prend le train Paris-Rouen à la gare Saint-Lazare. Il apprend que la police l’attend à Rouen. Pas de panique, il voyage sous une fausse identité avec de faux papiers. Mais dans le compartiment, qu’il partage avec une jeune femme, alors qu’il s’assoupit, un mystérieux voyageur l’agresse, le ligote, lui vole son portefeuille, et s’installe tranquillement dans son compartiment. De son côté, la jeune femme feint d’être évanouie. Arsène Lupin décompte alors avec angoisse les différentes gares sur la ligne, espérant que le mystérieux voyageur descende, pour qu’il puisse essayer à son tour de se libérer. Mais les différentes gares défilent et l’homme ne descend pas ! Vernon, Saint-Pierre…
— Saint-Pierre ?
— Saint-Pierre-du-Vauvray… C’était une gare importante avant que l’on construise celle de la ville nouvelle de Val-de-Reuil… Puis Pont-de-l’Arche, Oissel, Saint-Etienne-du-Rouvray…Il n’y a plus de gare avant Rouen. Lupin est perdu !
Paloma s’était assise par terre en tailleur. Elle écoutait Roland Bergton avec passion.
— Le train traverse la Seine ! Vous voyez, le pont de chemin de fer que l’on distingue là-bas, le plus en aval de la Seine ? Au dernier moment, dans le tunnel sous la côte Sainte-Catherine, le train ralentit. L’homme saute enfin du train.
— Pourquoi ?
— Des travaux sur la ligne !
— Déjà à cette époque ?
Bergton sourit.
— Oui. Vous voyez. Rien n’a changé en un siècle ! En quelques instants, avant d’arriver à la gare de Rouen, Lupin demande à la jeune femme de le libérer, se fait passer pour son ami, signale à la police qui attend à la gare de Rouen la présence du fuyard, et part même à sa poursuite dans une voiture accompagné par deux policiers. Devinant que le voyageur va tenter de rejoindre à pied la gare de Darnétal pour prendre le train d’Amiens, il entame une course-poursuite avec le train. Vous voyez, toute l’action se situe dans la vallée du Robec, la vallée boisée que l’on devine au loin, plein est. Il rate son agresseur à Darnétal, mais il rattrape et double même le train avant la gare de Montérolier-Buchy.
— Et alors ?
— Course-poursuite dans un bois avant la gare. Lupin rattrape son agresseur, qui était en fait un assassin en fuite. Il récupère ses faux papiers et le livre à la police !
Paloma sortit du grand sac à dos qu’elle portait une carte de la Normandie.
— Que faites-vous ?
— Je note sur la carte tous les lieux dont vous me parlez.
— Pourquoi cela ?
— J’ai besoin de me repérer. Et je ne me rappelle que d’une chose de mes lectures de Lupin. La clé de l’énigme reposait sur la disposition des lieux entre eux.
Bergton la regarda avec admiration :
— Vous avez raison, la clé des énigmes de Lupin est presque toujours géographique. Je vous laisse tenir la carte !
— Alors continuez ! La deuxième aventure ?
— Elle est plus tardive. C’est l’une des douze nouvelles du recueil L’Agence Barnett et compagnie : La Partie de baccara. C’est également une nouvelle assez curieuse, qui se déroule dans le milieu des négociants et industriels de Maromme. Un milieu que Leblanc décrit sans complaisance. Son père Emile était lui-même négociant et destinait son fils à la même vocation… Mais le jeune Maurice n’apprécia jamais beaucoup ce milieu. Il s’y essaya sans succès. D’ailleurs, dans toutes les aventures de Lupin, les bourgeois, banquiers, industriels se font ridiculiser et détrousser par Lupin de toutes leurs économies.
— Et de leurs femmes aussi… Revenez à Lupin !
— Justement, dans cette aventure, Lupin prend les traits de Jim Barnett, un curieux détective privé. Leblanc précise qu’elle se déroule dans une vaste maison dont une fenêtre donne sur les quais de Rouen.
Bergton désigna devant lui l’immense site portuaire de Rouen.
— Aujourd’hui, l’activité portuaire a presque entièrement disparu de la rive droite de Rouen. Mais à l’époque…
Paloma regarda sans intérêt les friches portuaires. Bergton s’en aperçut.
— D’accord, je termine mon histoire. Cinq négociants jouent au baccara toute la nuit. Après la partie, le dernier joueur resté dans la salle de jeu y est retrouvé mort au petit matin. On accuse le voisin, le seul à avoir pu entrer. Sa veuve éperdue s’en remet à Jim Barnett, alias Arsène Lupin…
— Et alors ?
— Lupin-Barnett prouvera que le voisin n’y est pour rien !
— Qui avait fait le coup, alors ?
— L’un des joueurs… Mais l’astuce de cette nouvelle est que tous les autres joueurs, qui avaient beaucoup perdu d’argent ce soir-là, se couvrent mutuellement pour récupérer leur mise et éviter le scandale.
— Ingénieux… C’est une astuce que beaucoup d’autres auteurs policiers reprendront par la suite… Y a-t-il d’autres aventures rouennaises ?
— Non, juste quelques lieux cités. Leblanc signale des cambriolages de Lupin à Montigny et La Vaupalière, au nord-ouest de Rouen. Le brigadier dans L’Aiguille creuse s’appelle Quevillon. C’est le nom d’une petite commune en bord de Seine au sud de Rouen. Et enfin, Arsène Lupin finit ses jours dans la commune imaginaire de Saint-Maclou, le même nom que la plus belle église de Rouen !
Paloma nota avec minutie tous les noms de lieux cités.
— C’est tout pour Rouen, chère enfant, fit Bergton. Mais j’aurai beaucoup de choses à vous raconter, et bien plus mystérieuses, là où nous nous rendons.
— Étretat ? demande Paloma avec des yeux pétillants.
— On ne peut rien vous cacher.
Ils admirèrent une dernière fois le spectacle magnifique du méandre de Rouen. Puis ils redescendirent de la terrasse par l’ascenseur. Pendant la courte minute que dura la descente, un silence un peu troublant s’insinua entre le professeur et l’étudiante. Paloma ne savait strictement rien de la vie privée de l’illustre chercheur. D’ailleurs, elle ne se sentait aucunement amoureuse de lui. Simplement, sa culture la fascinait… Se retrouver à partager avec lui une telle aventure la gonflait de fierté. Ces mystères autour de Lupin commençaient à l’obséder. Cela dit, il ne lui aurait pas déplu que le docte professeur soit un peu troublé par sa féminité. L’ascenseur s’arrêta directement au sous-sol.
Il n’y avait qu’une seule voiture garée dans le parking souterrain, une Maserati 4200 Spider, grise, flambant neuve, décapotable bien entendu.
Paloma siffla :
— C’est la vôtre ?
En guise de réponse, Roland Bergton fit clignoter les phares de la voiture avec son porte-clés électronique.
— Ça doit bien rapporter, prof de fac…
Bergton sourit :
— Ce sont plutôt les droits d’auteur qui assurent mon train de vie… Et que voulez-vous, aujourd’hui, si vous voulez épater les étudiantes, une belle voiture est plus utile qu’une longue liste de publications.
— Allons, allons, fit Paloma moqueuse. Un intellectuel renommé comme vous possède d’autres préoccupations que d’épater les étudiantes. Cela dit, partir en mission avec vous en Maserati ne gâche rien !
Ils démarrèrent en trombe, descendirent de Mont-Saint-Aignan, longèrent les quais de Seine pour rejoindre ensuite l’autoroute A 29, au cœur du pays de Caux, en direction d’Étretat. Paloma fermait les yeux pour mieux jouir du bonheur de l’instant.
***
Roberto Martinez, en même temps que sa baguette de pain quotidienne, acheta Le Courrier cauchois. Dans la rue, il commença à lire distraitement le journal. Il marchait d’un pas décidé. À 75 ans, Roberto Martinez était encore en parfaite santé. Il s’arrêta soudain sur un petit entrefilet dans les pages locales. On signalait que quelques touristes prétendaient avoir trouvé sur l’estran de Saint-Valery-en-Caux des pièces d’or. Roberto Martinez sentit son cœur s’affoler. S’asseoir. Il lui fallait s’asseoir. Le banc de l’Abribus lui permit de reprendre son souffle. Il relut l’entrefilet. Il n’y avait pas de doute. Seul, pour lui-même, il prononça ces mots : « Il ne faut pas qu’ils sachent. Il ne faut pas qu’ils sachent. À aucun prix. » Il se replongea dans le journal et son regard s’arrêta sur le numéro de téléphone de l’office de tourisme de Saint-Valery-en-Caux.