dans la pochette de cuir-3

1190 Mots
Et il reprit sa marche, se haussa sur la berge et examina les alentours… À ce moment, il étouffa un cri et il sentit un frisson lui passer sur le cœur… Dans les longues feuilles de l’aulne, une tête large se dressait, coiffée d’un casque à pointe camouflé de toile grise… au ras du sol… les petits yeux brillant dans une figure bouffie… et les lèvres ouvertes sur une forte bouche où il manquait plusieurs dents… Le frisson n’était pas celui de la peur, mais de la surprise… En outre, et depuis la guerre, jamais il ne s’était trouvé si près d’un Boche… Si près que leurs mains tendues pouvaient s’accrocher et leurs corps s’étreindre… La même surprise, chez le Boche ; pendant deux ou trois secondes, ils se regardèrent ainsi… sans faire usage de leurs armes… Norbert, le premier, leva son revolver et fit feu, à bout portant… Le coup rata… et avant d’appuyer de nouveau sur la détente, sa main était prise dans l’étau puissant de cinq doigts de fer… pendant que l’autre main l’étranglait… — Sale Français… au moins, comme ça, je te sentirai mourir ! ! Et un corps gigantesque pesa sur le jeune homme, les genoux sur la poitrine… Norbert était très robuste… Il se débattit… mais il avait lâché son revolver… Le Boche, du reste, ne paraissait pas vouloir se servir du sien… Ce qu’il voulait, ce n’était pas la mort prompte du Français, mais la palpitation lente de la vie qui s’éteindrait, sursaut par sursaut, convulsion par convulsion, sous sa griffe de fauve… Une balle tue trop vite… En l’étranglant, la brute avait le temps de jouir de cette mort… Et Norbert avait compris… Alors, au fond de ce fossé, ce fut une lutte silencieuse, affreuse. — Je t’aurai, mon petit… soufflait l’homme. Et Norbert, uniforme déchiré, yeux sanglants, râlait : — Tu ne m’auras pas, vermine… C’était un capitaine allemand, à moustache si blonde qu’elle paraissait blanche… aux épaules énormes, haut et large, un géant… Il n’employait pas toute sa force et riait, sûr de vaincre, faisant durer le plaisir… pendant que Norbert, lui, usait toute la sienne. La lutte était inégale… Norbert le sentit, entrevit la mort, une mort ignoble… · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Là-haut, dans les branches du chêne, pourtant, un peu de vie se manifesta fout à coup, parmi les feuilles. Le corps plié de Simon remua… les bras s’agitèrent dans le vide ; les jambes, dans le vide, se balancèrent. Projeté sur la fourche par la force de l’explosion, Simon n’était qu’évanoui… La commotion l’avait privé de tout mouvement, lui avait donné l’insensibilité d’un cadavre… la sensibilité lui revenait… il reprenait vie… Où, comment se réveillait-il ?… Ce fut, pendant de longs moments, un état bizarre où il ne démêlait rien, où il eut la sensation de quelque chose de surnaturel… il se sentait captif et brisé… enchaîné et libre avec le vide autour de lui. Ses tempes battaient avec violence… le sang affluait à son cerveau et rien de précis ne s’en dégageait… il ne se rendait même pas compte qu’il vivait… puis, à la fin, les lourds brouillards se dissipèrent… un souvenir surgit péniblement, qui en éveilla d’autres… Cet arbre où il avait grimpé… les observations qu’il avait faites… les masses ennemies en mouvement… les flammes brusques qui l’enveloppèrent dans un fracas de catastrophe… et plus rien… Alors il comprit ce qui était arrivé, remua. Il étouffait… Il réussit à se remettre en équilibre… fut pris d’un étourdissement… serra une branche de la fourche entre ses bras, désespérément, pour ne pas tomber… rouvrit les yeux… respira une large gorgée d’air… reconnut avec stupéfaction qu’il n’était pas blessé, mais meurtri seulement et courbaturé… et son regard, enfin, s’abaissa sur la terre… Là, sous ses pieds, une lutte horrible, entre deux hommes qui se roulaient dans un fossé parmi les hautes herbes et les branches d’aulne écrasées… Des halètements et des râles, et des cris de joie féroce… Un corps gigantesque d’officier boche qui pesait sur un corps plus frêle d’officier français… deux mains énormes accrochées à une gorge par-dessous le collet blanc d’un uniforme de dragon… les suprêmes et inutiles efforts d’une force qui défaillait… Et comme la face du vaincu était tournée vers le soleil, Simon reconnut avec épouvante. Norbert de Chambry… Norbert qui, déjà, ne se défendait plus… L’horreur de ce spectacle rendit à Simon la pleine possession de lui-même. Il se laissa pendre à la fourche et tomba sur le sol. Le Boche disait, en riant, l’écume à la bouche. — Crève ! Crève !… Et que je te voie mourir… Lorsqu’une main puissante s’abattit sur l’extrémité des doigts du forcené, les dégagea ; on entendit craquer les os… l’homme tourna la tête et rugit… Mais il n’eut même pas le temps de se dresser. Un canon de revolver s’appuyait sur sa tempe, et par deux fois le revolver tira… et la lourde cervelle avec le casque camouflé s’éparpilla dans le fossé en jets de sang et de matière blanche… Foudroyé, le corps du sauvage s’affaissa sur Norbert. Simon le prit par les épaules et le rejeta dans le ruisseau… Norbert, haletant, les yeux fous d’horreur, se souleva sur les genoux… reconnut Simon… — C’est toi… C’est toi !… murmura-t-il. Tout à coup ses yeux s’emplirent de larmes… — Une mort pareille… c’était infâme… Et c’est toi qui m’as sauvé ?… — Tu n’es pas blessé ? — Non… et toi ? — Brisé, seulement… Mais je peux marcher… Filons… il va faire chaud tout à l’heure… Et lentement, par le fossé, ils regagnèrent les ruines flambantes de la ferme de Saint-Léger. Deux avions ennemis apparurent dans le ciel redevenu bleu… au-dessus de l’incendie… Le détachement était repéré… Mais quand les obus vinrent fouiller le ravin, il était trop tard… Les dragons galopaient déjà loin, emportant leurs blessés… Une heure après, ils avaient rejoint la colonne… Côte à côte dans le trajet, Simon et Norbert gardèrent d’abord le silence… Simon, les membres rompus, se couchait sur la selle et paraissait souffrir… Ce fut lui qui parla le premier : — Tu n’avais pas voulu me laisser à l’ennemi ? — Ne m’y étais-je pas engagé ? — N’y avait-il en toi que l’obligation de tenir ta promesse ? — J’aurais agi pour tout autre officier comme pour toi… — Moi, je ne retiens que ceci… Que tu ne savais pas si j’étais mort, et qu’au péril de ta vie, tu as tenté de me sauver… — Et toi, tu as fait mieux que vouloir, car si je vis, c’est à toi que je le dois… — Eh bien ! dit gaiement Simon, nous sommes manche à manche… Et il ajoutait avec un sourire : — J’ai reçu de Rolande l’ordre, pour moi sacré, de faire ta conquête… Aujourd’hui, il me semble que je me suis un peu rapproché de toi car, sans t’en apercevoir, tu viens de me tutoyer, comme lorsque nous étions enfants… Norbert se tut. Il se défendait contre une violente émotion.
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER