Chapitre 3Bien qu’il se crût protégé par son âge contre une telle mésaventure, au bout de quelques jours passés en compagnie de Florence de Saint-Marc, Armand Demaisieux dut en convenir : un charme étrange l’avait saisi, Cupidon était passé, le comédien était amoureux, éperdument, irrémédiablement amoureux.
Et, comble de bonheur, l’intrépide cavalière répondait à ses sentiments.
Ils avaient galopé sur l’interminable grève qui s’étend de la Torche à Audierne, déjeuné dans les meilleurs restaurants d’alentour, visité des musées, des expositions, assisté à des concerts, toujours ensemble, la main dans la main comme des ados.
Le pire était qu’il ne se sentait même pas ridicule. Aurait-il vu un presque quinquagénaire se comporter de la sorte qu’il s’en serait moqué et aurait marmonné : « Le barbon et le tendron… on se croirait dans une comédie de Labiche… ».
Sarcasme d’ailleurs inapproprié pour ce qui le concernait, car à l’approche de la cinquantaine, Demaisieux, s’il n’était plus un jeune homme, restait un homme jeune et séduisant. Quant à Florence, qui avait coiffé Sainte-Catherine depuis dix ans, il émanait de sa silhouette sportive un charme subtil autant qu’irrésistible. Elle n’était pas à proprement parler « un tendron », ce qui pour Demaisieux ajoutait à sa séduction.
Depuis un mariage raté avec une starlette écervelée en ses vertes années, Demaisieux s’était juré de ne plus commettre la folie qui consistait à attacher une femme à sa vie.
Des femmes… Il en avait eu à satiété évidemment ! Et des belles ! C’est le métier qui voulait ça. Mais on ne lui avait jamais connu de liaisons qui eussent duré plus qu’un mois.
Et voilà que tout soudain, en moins de huit jours, il était prêt à envoyer tous ses beaux principes par-dessus les moulins.
Florence, quant à elle, ne lui avait pas caché ses précédents échecs sentimentaux. Des fiançailles rompues, de brèves liaisons avec des sportifs qui ne cherchaient que le plaisir d’un soir… autant de déceptions, de désillusions qui l’avaient laissée défiante et désabusée. Elle avait fini par s’accoutumer à la solitude jusqu’à ce jour où une cheville tordue l’avait précipitée dans les bras de celui qu’elle considérait peut-être hâtivement (mais n’est-ce pas le propre des coups de foudre ?) comme l’homme de sa vie.
Tout a une fin, hélas ! Le comédien devait impérativement regagner la capitale car le tournage d’un nouveau film était imminent. Le contrat qu’il avait signé l’engageait pour la mi-novembre et son billet d’avion était retenu de longue date.
C’était donc la dernière journée qu’il passait avec Florence et tous deux avaient le cœur lourd.
S’il avait pu, il aurait envoyé ce maudit contrat au diable, mais Armand Demaisieux était un homme de parole. On ne revient pas sur ce qui est signé et, au cinéma, le flash-back n’a cours que sur l’écran.
La jeune femme avait souhaité, pour cette première séparation, qu’ils refassent, comme un pèlerinage, le chemin qu’ils avaient parcouru lors de leur première rencontre.
Ils allaient donc, au long de la piste sableuse bordée d’oyats, silencieux, la main dans la main, appuyés l’un à l’autre pour lutter contre le vent frisquet qui soufflait d’ouest, chacun perdu dans ses pensées, échangeant parfois quelques brèves paroles.
L’air était limpide et frais. La dune exhalait son parfum de ravenelles et de mélisse qui se mariait heureusement avec l’âcre senteur de la marée basse.
Sur la grève, la masse incongrue d’un blockhaus de béton s’enfonçait lentement mais sûrement dans le sable. Cette pièce de défense construite par la Wehrmacht lors de la dernière guerre était censée s’opposer à toute tentative de débarquement venue de la mer.
La longue étendue sableuse qui s’étirait sur une trentaine de kilomètres entre Saint-Guénolé et Audierne paraissait en effet convenir particulièrement bien à une offensive maritime et les stratèges nazis n’avaient pas manqué de s’en apercevoir, édifiant dans les dunes, tout au long de la côte, des nids de mitrailleuses qui avaient disparu sous le sable.
On sait que finalement les Alliés préférèrent la Normandie pour leur débarquement. Ce monstrueux blockhaus qui avait été le cœur du système de défense avait en fait été construit en retrait de la côte, à une centaine de mètres de la dune de galets qui, à l’époque, protégeait l’arrière-pays des assauts de la mer.
Les ingénieurs de la Wehrmacht avaient immédiatement vu en ces milliers de tonnes de galets d’excellents matériaux pour construire leur célèbre mur de l’Atlantique et une usine de broyage avait fonctionné pendant les années d’occupation.
La guerre finie, les galets avaient disparu et les furieuses vagues venues du centre de l’Atlantique avaient fait reculer de plusieurs centaines de mètres l’ancienne limite de la dune à qui ces barbares avaient, à des fins guerrières, enlevé sa protection naturelle, laissant l’arrière-pays inondé d’eau de mer pendant les longs mois d’hiver.
Des canards, des sarcelles et parfois des oies bernaches peuplaient ce no man’s land déshérité, trouvant protection, provende et tranquillité dans les joncs et les typhas car les plus enragés chasseurs ne s’aventuraient guère dans ces prairies tremblantes où – et ce n’était pas une légende – nombre d’imprudents avaient perdu pied pour ne plus jamais reparaître.
L’usine de broyage maintenant ouverte à tous les vents subsistait toujours, lugubre bâtisse qui rappelait de sinistres souvenirs aux derniers survivants de cette terrible époque qui se gardaient bien de l’approcher, comme si elle eût encore, après trois quarts de siècle, dégagé des ondes maléfiques.
Le vent, qui hurlait aux encoignures de la gigantesque caisse de ciment, résonnait lugubrement dans cette grande conque vide.
Armand Demaisieux qui sentit son amie frissonner s’inquiéta :
— Vous avez froid ?
Curieusement, bien qu’ils ne se fussent pas quittés de toute la semaine, il continuait à la vouvoyer. Cette marque de respect très vieille France cadrait bien avec son personnage et Florence lui en savait gré.
Elle secoua négativement la tête.
— C’est la faute du vent…
Puis elle ajouta :
— Je n’aime pas cet endroit, partons.
— Il n’est pas particulièrement réjouissant, reconnut Armand, il y règne une bien curieuse atmosphère.
— C’est pour ça que je ne l’aime pas, dit Florence en frissonnant de nouveau. Il a dû s’en passer des horreurs là-dedans !
Armand considéra la masse sinistre de ciment gris que quelques tags multicolores n’arrivaient pas à égayer.
— Je le crains, dit-il gravement. Vous avez raison, faisons demi-tour.
Florence ne se fit pas prier et tourna le dos à l’édifice lorsqu’elle sentit son compagnon se figer.
— Que se passe-t-il, Armand ? demanda-t-elle d’une voix angoissée.
— J’ai vu quelque chose… Il y a quelqu’un là-bas…
Elle voulut l’entraîner :
— Mais non, il n’y a personne !
Et, voulant se persuader, elle ajouta :
— Quelque sac plastique qui s’est accroché aux joncs. Il n’y a jamais personne dans la journée. La nuit, parfois, il y a des b****s qui organisent des rave-parties, mais pas en cette saison.
Comme il était plus grand qu’elle, il voyait mieux le terrain. Il insista :
— Mais si, je vous l’assure… Il faut que j’en aie le cœur net : je vais aller voir.
Florence serra fort la main de son compagnon.
— Je vous en prie, ne me laissez pas seule !
Il la morigéna gentiment :
— Voyons Florence, nous ne craignons rien ! Ce n’est même pas à cinquante mètres !
— Pff ! fit-elle dépitée. Quelque ivrogne ou quelque drogué qui cuve… Il n’y a que ça par ici. Et si vous alliez y perdre pied ? Ces marais ont la réputation d’être très dangereux !
— Qui que ce soit, dit-il fermement, si c’est un être humain, il a peut-être besoin d’assistance. Je vous en prie…
À regret, elle lâcha sa main et souffla d’une voix étranglée :
— Eh bien, allez-y ! Mais j’ai un mauvais pressentiment.
Armand marcha à grands pas jusqu’à la lugubre bâtisse et aperçut, couchée dans les oyats, une silhouette qui semblait dormir, le visage dans le sable.
Perplexe, le comédien s’approcha et il s’aperçut alors qu’il était en présence d’une femme.
Après un instant d’hésitation, il la prit aux épaules et tenta de la retourner. Mais la rigidité cadavérique avait déjà fait son œuvre. Visiblement, la pauvre créature était morte depuis quelques heures déjà. Il put tout de même deviner derrière les traces de sang séché qui le souillait le visage d’une jeune et jolie femme aux longs cheveux auburn. Vêtue d’un jeans et d’un vieux pull-over, les pieds nus, la jeune morte n’avait plus besoin de rien.
Les jambes trémulantes, il revint vers son amie qui, les bras croisés, frissonnait autant de peur que de froid.
— C’est une jeune femme, dit-il d’une voix blanche. Elle est morte… Je crois bien qu’on l’a tuée…
Il sortit son téléphone portable et appela les secours.