Lettre IV
PAULINE D’AMERCOUR À CÉCILE DE CLÉNORD.
Au couvent de Laguiche, 1786
Grande joie au couvent ! (parmi les religieuses, entends-tu bien ; car pour nous autres pensionnaires, nous sommes au désespoir.) Adine, cette aimable novice que tu aimais tant, vient de prendre le voile. Cela m’afflige bien plus que les autres, à présent que je connais les motifs qui l’ont déterminée à cet horrible sacrifice. Oui, mademoiselle, horrible ! Et ma Cécile aura beau prêcher, c’est un triste, un détestable, un hideux spectacle, que des grilles et toujours des grilles. Pour moi, je sens que j’escaladerais les murs de tous les couvents du monde, si j’étais condamnée à passer ma vie dans un pareil séjour, à moins pourtant que tu ne partageasses mon supplice. Je m’occupe en cachette à mettre par écrit l’histoire de sœur Euphémie (c’est le nom religieux d’Adine). Je te l’enverrai lorsque j’aurai pu la finir.
Quand tu devrais me battre, ma Cécile, il faut que je te dise encore un mot du comte. Il a des vues sur toi, rien n’est plus vrai, ma chère ; et dimanche dernier, il s’en est à peu près expliqué chez mon père. Voici ses propres expressions :
« J’ai toujours eu pour le mariage la plus profonde aversion, et je ne vois guère la nécessité d’en venir, avant cinquante ans, à cette extrémité. Cependant je me sens capable de déroger à mes principes en faveur de la nymphe de Clénord… »
En faveur ! c’est un maître fat que ce beau monsieur de Montford ; et je ne serais pas du tout fâchée de la réponse crue tu lui réserves, si mon père en était un peu moins entiché : ce qui me fait craindre, à moi, fille modeste et prévoyante, qu’il ne s’avise de me présenter un jour la main que tu auras dédaignée. Je refuserais à mon tour : cela désobligerait mon père, et j’en aurais un véritable chagrin.
Je suis curieuse de savoir ce que tu penses de ton oncle ; mon père en raconte des merveilles. À l’entendre, c’est un véritable héros de roman. Il a parcouru le monde et l’a rempli de ses aventures. On ajoute qu’il a de grandes erreurs de jeunesse à expier. Pour moi, je suis indulgente ; et, tout bien considéré, j’aime encore mieux Werther avec ses passions, que je viens de lire à la dérobée, que Grandisson avec ses perfections fatigantes.
De crainte que tu ne m’accuses de réticence volontaire, je t’avouerai que j’ai eu ce matin une visite au parloir : celle de ton frère, par exemple. Ne le gronde pas, s’il ne t’a pas prévenue. Il n’avait pas l’intention d’aller jusqu’à Blois et c’est par hasard… Tu ris, car tu ris toujours quand je parle de lui. Depuis six semaines que je ne l’avais vu, je l’ai trouvé grandi. Sais-tu que nous sommes nés le même mois… À propos… où l’imbécile d’auteur du conte moral que tu m’as envoyé a-t-il pris qu’il fallait que le mari eût au moins quinze ans de plus pour être toujours du même âge que sa femme ? c’est à coup sûr l’ouvrage de quelque oncle ou de quelque tuteur qui voulait épouser sa pupille.
Voilà Albert qui vient prendre ma lettre. Mais, avant de finir, que veux-tu dire, Cécile, lorsque tu me recommandes de ne plus faire endêver ces dames ? Quelqu’un t’aurait-il raconté l’aventure du dortoir ? Voyez le grand mal, quand on ne dort pas, d’éveiller un peu les autres ! Bientôt, en vérité, il ne sera plus permis de s’amuser aux dépens de qui que ce soit ! Eh, mon Dieu ! mon Dieu ! quelle tristesse ! Tu sais si je t’aime… et si quelque autre… fût-ce même… peut espérer de balancer Cécile dans le cœur de Pauline !