IV-3

2069 Mots
Une fois, pour vexer un confrère qui inaugurait un autre journal de peinture par un grand festin, il pria Frédéric d’écrire sous ses yeux, un peu avant l’heure du rendez-vous, des billets où l’on désinvitait les convives. — Cela n’attaque pas l’honneur, vous comprenez ? Et le jeune homme n’osa lui refuser ce service. Le lendemain, en entrant avec Hussonnet dans son bureau, Frédéric vit par la porte (celle qui s’ouvrait sur l’escalier) le bas d’une robe disparaître. — Mille excuses ! dit Hussonnet. Si j’avais cru qu’il y eût des femmes… — Oh ! pour celle-là c’est la mienne, reprit Arnoux. Elle montait me faire une petite visite en passant. — Comment ? dit Frédéric. — Mais oui ! elle s’en retourne chez elle, à la maison. Le charme des choses ambiantes se retira tout à coup. Ce qu’il y sentait confusément épandu venait de s’évanouir, ou plutôt n’y avait jamais été. Il éprouvait une surprise infinie et comme la douleur d’une trahison. Arnoux, en fouillant dans son tiroir, souriait. Se moquait-il de lui ? Le commis déposa sur la table une liasse de papiers humides. — Ah ! les affiches ! s’écria le marchand. Je ne suis pas près de dîner ce soir ! Regimbart prenait son chapeau. — Comment, vous me quittez ? — Sept heures ! dit Regimbart. Frédéric le suivit. Au coin de la rue Montmartre, il se retourna ; il regarda les fenêtres du premier étage ; et il rit intérieurement de pitié sur lui-même, en se rappelant avec quel amour il les avait si souvent contemplées ! Où donc vivait-elle ? Comment la rencontrer maintenant ? La solitude se rouvrait autour de son désir plus immense que jamais ! — Venez-vous la prendre ? dit Regimbart. — Prendre qui ? — L’absinthe ! Et, cédant à ses obsessions, Frédéric se laissa conduire à l’estaminet Bordelais. Tandis que son compagnon, posé sur, le coude, considérait la carafe, il jetait les yeux de droite et de gauche. Mais il aperçut le profil de Pellerin sur le trottoir ; il cogna vivement contre le carreau, et le peintre n’était pas assis que Regimbart lui demanda pourquoi on ne le voyait plus à l’Art industriel. — Que je crève si j’y retourne ! C’est une brute, un bourgeois, un misérable, un drôle ! Ces injures flattaient la colère de Frédéric. Il en était blessé cependant, car il lui semblait qu’elles atteignaient un peu Mme Arnoux. — Qu’est-ce donc qu’il vous a fait ? dit Regimbart. Pellerin battit le sol avec son pied, et souffla fortement, au lieu de répondre. Il se livrait à des travaux clandestins, tels que portraits aux deux crayons ou pastiches de grands maîtres pour les amateurs peu éclairés ; et, comme ces travaux l’humiliaient, il préférait se taire, généralement. Mais « la crasse d’Arnoux » l’exaspérait trop. Il se soulagea. D’après une commande, dont Frédéric avait été le témoin, il lui avait apporté deux tableaux. Le marchand, alors, s’était permis des critiques ! Il avait blâmé la composition, la couleur et le dessin, le dessin surtout, bref, à aucun prix n’en avait voulu. Mais, forcé par l’échéance d’un billet, Pellerin les avait cédés au juif Isaac ; et, quinze jours plus tard, Arnoux, lui-même les vendait à un Espagnol, pour deux mille francs. — Pas un sou de moins ! Quelle gredinerie ! et il en fait bien d’autres, parbleu ! Nous le verrons, un de ces matins, en cour d’assises. — Comme vous exagérez ! dit Frédéric d’une voix timide. — Allons ! bon ! j’exagère ! s’écria l’artiste, en donnant sur la table un grand coup de poing. Cette violence rendit au jeune homme tout son aplomb. Sans doute, on pouvait se conduire plus gentiment ; cependant, si Arnoux trouvait ces deux toiles… — Mauvaises ! lâchez le mot ! Les connaissez-vous ? Est-ce votre métier ? Or, vous savez, mon petit, moi, je n’admets pas cela, les amateurs ! — Eh ! ce ne sont pas mes affaires ! dit Frédéric. — Quel intérêt avez-vous donc à le défendre ? reprit froidement Pellerin. Le jeune homme balbutia : — Mais… parce que je suis son ami. — Embrassez-le de ma part ! bonsoir ! Et le peintre sortit furieux, sans parler, bien entendu, de sa consommation. Frédéric s’était convaincu lui-même, en défendant Arnoux. Dans l’échauffement de son éloquence, il fut pris de tendresse pour cet homme intelligent et bon, que ses amis calomniaient et qui maintenant travaillait tout seul, abandonné. Il ne résista pas au singulier besoin de le revoir immédiatement. Dix minutes après, il poussait la porte du magasin. Arnoux élaborait, avec son commis, des affiches monstres pour une exposition de tableaux. — Tiens ! qui vous ramène ? Cette question bien simple embarrassa Frédéric ; et, ne sachant que répondre, il demanda si l’on n’avait point trouvé par hasard son calepin, un petit calepin en cuir bleu. — Celui où vous mettez vos lettres de femmes ? dit Arnoux. Frédéric, en rougissant comme une vierge, se défendit d’une telle supposition. — Vos poésies, alors ? répliqua le marchand. Il maniait les spécimens étalés, en discutait la forme, la couleur, la bordure ; et Frédéric se sentait de plus en plus irrité par son air de méditation, et surtout par ses mains qui se promenaient sur les affiches, de grosses mains, un peu molles, à ongles plats. Enfin Arnoux se leva, et, en disant : « C’est fait ! » il lui passa la main sous le menton, familièrement. Cette privauté déplut à Frédéric, il se recula ; puis il franchit le seuil du bureau, pour la dernière fois de son existence, croyait-il. Mme Arnoux, elle-même, se trouvait comme diminuée par la vulgarité de son mari. Il reçut, dans la même semaine, une lettre où Deslauriers annonçait qu’il arriverait à Paris, jeudi prochain. Alors, il se rejeta violemment sur cette affection plus solide et plus haute. Un pareil homme valait toutes les femmes. Il n’aurait plus besoin de Regimbart, de Pellerin, d’Hussonnet, de personne ! Afin de mieux loger son ami, il acheta une couchette de fer, un second fauteuil, dédoubla sa literie ; et, le jeudi matin, il s’habillait pour aller au-devant de Deslauriers quand un coup de sonnette retentit à sa porte. Arnoux entra. « Un mot, seulement ! Hier, on m’a envoyé de Genève une belle truite ; nous comptons sur vous, tantôt, à sept heures juste… C’est rue de Choiseul, 24 bis. N’oubliez pas ! Frédéric fut obligé de s’asseoir. Ses genoux chancelaient. Il se répétait : « Enfin ! enfin ! » Puis il écrivit à son tailleur, à son chapelier, à son bottier ; et il fit porter ces trois billets par trois commissionnaires différents. La clef tourna dans la serrure et le concierge parut, avec une malle sur l’épaule. Frédéric, en apercevant Deslauriers, se mit à trembler comme une femme adultère sous le regard de son époux. — Qu’est-ce donc qui te prend ? dit Deslauriers, tu dois cependant avoir reçu de moi une lettre ? Frédéric n’eut pas la force de mentir. Il ouvrit les bras et se jeta sur sa poitrine. Ensuite, le clerc conta son histoire. Son père n’avait pas voulu rendre ses comptes de tutelle, s’imaginant que ces comptes-là se prescrivaient par dix ans. Mais, fort en procédure, Deslauriers avait enfin arraché tout l’héritage de sa mère, sept mille francs nets, qu’il tenait là, sur lui, dans un vieux portefeuille. — C’est une réserve, en cas de malheur. Il faut que j’avise à les placer et à me caser moi-même, dès demain matin. Pour aujourd’hui, vacance complète, et tout à toi, mon vieux ! — Oh ! ne te gêne pas ! dit Frédéric. Si tu avais ce soir quelque chose d’important… — Allons donc ! Je serais un fier misérable… Cette épithète, lancée au hasard, toucha Frédéric en plein cœur, comme une allusion outrageante. Le concierge avait disposé sur la table, auprès du feu, des côtelettes, de la galantine, une langouste, un dessert, et deux bouteilles de vin de Bordeaux. Une réception si bonne émut Deslauriers. — Tu me traites comme un roi, ma parole ! Ils causèrent de leur passé, de l’avenir ; et, de temps à autre, ils se prenaient les mains par-dessus la table, en se regardant une minute avec attendrissement. Mais un commissionnaire apporta un chapeau neuf. Deslauriers remarqua, tout haut, combien la coiffe était brillante. Puis le tailleur, lui-même, vint remettre l’habit auquel il avait donné un coup de fer. — On croirait que tu vas te marier, dit Deslauriers. Une heure après, un troisième individu survint et retira d’un grand sac noir une paire de bottes vernies, splendides. Pendant que Frédéric les essayait, le bottier observait narquoisement la chaussure du provincial. — Monsieur n’a besoin de rien ? — Merci, répliqua le Clerc, en rentrant sous sa chaise ses vieux souliers à cordons. Cette humiliation gêna Frédéric. Il reculait à faire son aveu. Enfin, il s’écria, comme saisi par une idée : — Ah ! saprelotte, j’oubliais ! — Quoi donc ? — Ce soir, je dîne en ville ! — Chez les Dambreuse ? Pourquoi ne m’en parles-tu jamais dans tes lettres ? Ce n’était pas chez les Dambreuse, mais chez les Arnoux. — Tu aurais dû m’avertir ! dit Deslauriers. Je serais venu un jour plus tard. — Impossible ! répliqua brusquement Frédéric. On ne m’a invité que ce matin, tout à l’heure. Et, pour racheter sa faute et en distraire son ami, il dénoua les cordes emmêlées de sa malle, il arrangea dans la commode toutes ses affaires, il voulait lui donner son propre lit, coucher dans le cabinet au bois. Puis, dès quatre heures, il commença les préparatifs de sa toilette. — Tu as bien le temps ! dit l’autre. Enfin, il s’habilla, il partit. « Voilà les riches ! » pensa Deslauriers. Et il alla dîner rue Saint-Jacques, chez un petit restaurateur qu’il connaissait. Frédéric s’arrêta plusieurs fois dans l’escalier, tant son cœur battait fort. Un de ses gants trop juste éclata ; et, tandis qu’il enfonçait la déchirure sous la manchette de sa chemise, Arnoux, qui montait par derrière, le saisit au bras et le fit entrer. L’antichambre, décorée à la chinoise, avait une lanterne peinte, au plafond, et des bambous dans les coins. En traversant le salon, Frédéric trébucha contre une peau de tigre. On n’avait point allumé les flambeaux, mais deux lampes brûlaient dans le boudoir tout au fond. Mlle Marthe vint dire que sa maman s’habillait. Arnoux l’enleva jusqu’à la hauteur de sa bouche pour la b****r ; puis, voulant choisir lui-même dans la cave certaines bouteilles de vin, il laissa Frédéric avec l’enfant. Elle avait grandi beaucoup depuis le voyage de Montereau. Ses cheveux bruns descendaient en longs anneaux frisés sur ses bras nus. Sa robe, plus bouffante que le jupon d’une danseuse, laissait voir ses mollets roses, et toute sa gentille personne sentait frais comme un bouquet. Elle reçut les compliments du monsieur avec des airs de coquette, fixa sur lui ses yeux profonds, puis, se coulant parmi les meubles, disparut comme un chat. Il n’éprouvait plus aucun trouble. Les globes des lampes, recouverts d’une dentelle en papier, envoyaient un jour laiteux et qui attendrissait la couleur des murailles, tendues de satin mauve. À travers les lames du garde-feu, pareil à un gros éventail, on apercevait les charbons dans la cheminée ; il y avait, contre la pendule, un coffret à fermoirs d’argent. Çà et là, des choses intimes traînaient : une poupée au milieu de la causeuse, un fichu contre le dossier d’une chaise, et, sur la table à ouvrage, un tricot de laine d’où pendaient en dehors deux aiguilles d’ivoire, la pointe en bas. C’était un endroit paisible, honnête et familier tout ensemble. Arnoux rentra ; et, par l’autre portière, Mme Arnoux parut. Comme elle se trouvait enveloppée d’ombre, il ne distingua d’abord que sa tête. Elle avait une robe de velours noir et, dans les cheveux, une longue bourse algérienne en filet de soie rouge qui, s’entortillant à son peigne, lui tombait sur l’épaule gauche. Arnoux présenta Frédéric. — Oh ! je reconnais Monsieur parfaitement, répondit-elle. Puis les convives arrivèrent tous, presque en même temps : Dittmer, Lovarias, Burieu, le compositeur Rosenwald, le poète Théophile Lorris, deux critiques d’art collègues d’Hussonnet, un fabricant de papier, et enfin l’illustre Pierre-Paul Meinsius, le dernier représentant de la grande peinture, qui portait gaillardement avec sa gloire ses quatre-vingts années et son gros ventre. Lorsqu’on passa dans la salle à manger, Mme Arnoux prit son bras. Une chaise était restée vide pour Pellerin. Arnoux l’aimait, tout en l’exploitant. D’ailleurs, il redoutait sa terrible langue, si bien que, pour l’attendrir, il avait publié dans l’Art industriel son portrait accompagné d’éloges hyperboliques ; et Pellerin, plus sensible à la gloire qu’à l’argent, apparut vers huit heures, tout essoufflé. Frédéric s’imagina qu’ils étaient réconciliés depuis longtemps. La compagnie, les mets, tout lui plaisait. La salle, telle qu’un parloir moyen âge, était tendue de cuir battu ; une étagère hollandaise se dressait devant un râtelier de chibouques ; et, autour de la table, les verres de Bohême, diversement colorés, faisaient au milieu des fleurs et des fruits comme une illumination dans un jardin. Il eut à choisir entre dix espèces de moutarde. Il mangea du daspachio, du cari, du gingembre, des merles de Corse, des lasagnes romaines ; il but des vins extraordinaires, du lip-fraoli et du tokay. Arnoux se piquait effectivement de bien recevoir. Il courtisait en vue des comestibles tous les conducteurs de malle-poste, et il était lié avec des cuisiniers de grandes maisons qui lui communiquaient des sauces. Mais la causerie surtout amusait Frédéric. Son goût pour les voyages fut caressé par Dittmer, qui parla de l’Orient ; il assouvit sa curiosité des choses du théâtre en écoutant Rosenwald causer de l’Opéra ; et l’existence atroce de la bohème lui parut drôle, à travers la gaieté d’Hussonnet, lequel narra, d’une manière pittoresque, comment il avait passé tout un hiver, n’ayant pour nourriture que du fromage de Hollande. Puis, une discussion entre Lovarias et Burrieu, sur l’école florentine, lui révéla des chefs-d’œuvre, lui ouvrit des horizons, et il eut du mal à contenir son enthousiasme quand Pellerin s’écria :
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